Article body

Lorsque Ulrick Beck lance en 1986 sa théorie sociale qui institue le risque comme une nouvelle forme de modernité, plaçant du même élan la peur du danger et la volonté impérieuse de s’en prémunir comme des aspects centraux de l’existence, il a offert à ses contemporains des pistes de réflexion qui s’avéreront extrêmement fécondes[2]. Et pour cause. Les champs du risque se sont spectaculairement étendus durant le xxe siècle, s’immisçant dans tous les domaines de la vie. Le risque, conçu comme mode de contrôle d’un futur anticipé au sein de sociétés radicalement orientées vers l’avenir, constitue la trame culturelle des sociétés modernes qui comptent sur le savoir des experts pour identifier et « probabiliser » les menaces que les individus auront à éviter durant leur vie[3].

En santé, les progrès de la statistique médicale et de l’épidémiologie depuis le milieu du xxe siècle ont institué le risque comme un instrument de réduction des incertitudes relativement aux dangers. La montée des États-providence et le développement des systèmes de santé publique ont soutenu l’intention préventive, notamment en mettant les « facteurs de risques », les « populations à risque » et les « conduites à risque » au coeur de leurs préoccupations[4]. Les nouvelles convictions médicales basées sur la raison des chiffres et sur une gestion des risques ont servi à rassurer les individus, à qui l’on fait miroiter qu’ils peuvent vivre à l’abri des dangers. Mais, en ce domaine, le risque zéro n’est pas qu’une affaire de chiffres. L’utopie d’un risque zéro combinée au culte de la santé a contribué à faire du risque une idéologie qui transcende toute évaluation statistique[5]. Ainsi, dans notre société, la maladie et l’anticipation d’incapacités sont devenues un profond sujet d’angoisse. Comme l’a souligné Georges Canguilhem dans son oeuvre phare Le normal et le pathologique (1966), « [l]a maladie de l’homme normal, c’est l’apparition d’une faille dans sa confiance biologique en lui-même[6] ». Cette condition psychologique toute moderne constitue un terrain des plus fertiles à l’épanouissement de nouvelles fictions relatives à la santé.

S’il est un domaine où le sentiment de l’omniprésence du danger a prospéré, c’est bien celui de la mise au monde d’un enfant, un champ que la biomédecine a accaparé dès la fin du xixe siècle au Québec et qui s’est médicalisé à la vitesse grand V au siècle suivant[7]. Cet envahissement a engendré bien des contradictions. Au premier chef, il y a tout lieu de se surprendre du fait que la peur des femmes ne s’est pas amoindrie avec la médicalisation de l’accouchement et les promesses d’une médecine scientiste qui laisse entendre qu’une « naissance sans risque » est possible. C’est sur ce paradoxe que je me pencherai dans cet article, qui consiste en une exploration des conditions ayant permis l’éclosion et le développement de la croyance dans le « risque zéro » en ce domaine et certaines de ses conséquences durant le xxe siècle[8]. La montée de l’idéologie préventive en périnatalité a joué un rôle central dans la médicalisation de l’accouchement en plaçant l’enfant au coeur des enjeux sociaux. Cette médicalisation a atteint son paroxysme dès le milieu du siècle avec l’adoption de l’accouchement dirigé comme modèle unique de la naissance. Dès lors, l’hôpital, auquel il est intimement lié, devient le symbole de la sécurité garantie par l’obstétrique moderne. Dans ce processus, le discours ambivalent diffusé par les médecins et par les gouvernements et destiné à convaincre les femmes d’accepter leur vision de la naissance a eu des effets contradictoires, soit de les rassurer et de les inquiéter. Dès les années 1960, une certaine prise de conscience concernant les conséquences délétères de certaines pratiques amène quelques ajustements, sans toutefois remettre en cause l’application de l’accouchement dirigé à l’ensemble des femmes[9]. En favorisant la propagation d’une peur injustifiée (dans la plupart des cas), le nouveau modèle axé sur la prévention des dangers inhérents à toutes les mises au monde (hypothétiques) a engendré de nouveaux risques, ceux-là bien réels. Des sources secondaires et une sélection de sources primaires ont été utilisées pour préparer cet article, spécialement des guides de préparation à la naissance, des textes médicaux destinés au grand public, aux médecins et aux infirmières, ainsi que des documents officiels gouvernementaux, écrits depuis les années 1940 jusqu’à la fin du siècle.

Un corps maternel au service de l’enfant

Il est impossible d’envisager l’éclosion de la nouvelle idéologie de prévention en matière d’accouchement sans considérer le contexte politique qui l’a favorisée. Si pour nos lointaines aïeules l’accouchement comportait des dangers bien réels et qu’elles subissaient malgré tout avec résignation leur destin de mère avec ses maux et ses deuils[10], l’acceptation d’une définition rationalisée de l’enfantement et l’avènement d’une idéologie qui place les enfants (nombreux et vigoureux) au coeur du développement des nations sont venus changer la donne.

Dès la fin du xixe siècle, les États ont mis en branle des programmes de protection maternelle et infantile dans l’intention de sauver un maximum de vies et de permettre aux enfants de naître en bonne santé. Cette vision a pris une couleur particulière au Québec durant les premières décennies du xxe siècle, alors que les élites craignent pour l’avenir du peuple canadien-français isolé dans un continent dominé par la culture anglo-protestante. La participation aux guerres de l’Empire britannique, les migrations défavorables au plan ethnique et un bilan sanitaire globalement peu reluisant leur font craindre le pire. La situation est d’autant plus alarmante que le renouvellement de la population est ralenti par un taux de mortalité infantile (proportion des enfants décédés avant l’âge d’un an) parmi les plus élevés au pays et en Occident. Entre 1921 et 1968, la mortalité infantile, en constant déclin, demeure malgré tout plus élevée au Québec que dans l’ensemble du Canada[11]. Quant au problème de la mortalité maternelle, qu’on souhaite idéalement réduire, celui-ci paraît bien secondaire si on compare ses chiffres à ceux de la mortalité infantile. En diminution constante depuis la fin des années 1930, les taux québécois ne s’éloignent pas tellement de la moyenne canadienne[12].

La mortalité maternelle et infantile est attribuable à une variété de causes qui convergent vers un facteur déterminant plus fondamental, celui des conditions sociales difficiles dans lesquelles les Québécois vivent, en particulier ceux des classes laborieuses. L’insalubrité environnementale, le manque d’installations sanitaires adéquates, la pauvreté, l’épuisement des mères, leur mauvais état de santé, les grossesses rapprochées et à répétition pèsent lourdement dans la balance. Néanmoins, jusqu’au milieu du xxe siècle, les médecins sont convaincus que les mères, à cause de leur indifférence, leur négligence et leur manque de connaissances, sont les principales responsables du décès de leurs nourrissons. Dès lors, ils entreprennent de moraliser les femmes pour qu’elles accomplissent avec diligence, en suivant les conseils médicaux, leur devoir patriotique de reproductrices de la nation[13]. Et ils y réussissent plutôt bien. Dans Un Québec en mal d’enfants : la médicalisation de la maternité, 1910-1970, Denyse Baillargeon[14] a montré la mise en place dans les milieux urbains québécois d’une multitude d’initiatives privées et publiques dans le domaine du bien-être maternel et infantile formant un véritable réseau d’encadrement de la maternité. Associations philanthropiques, médecins généralistes, médecins hygiénistes, États et assureurs se sont appuyés les uns sur les autres pour protéger l’enfance. Suivant des intérêts variés, leurs actions respectives ont concouru à la diffusion des préceptes médicaux et à mettre directement en contact les femmes avec les médecins et avec les infirmières qui ont porté leurs messages. Le discours médical a été si bien martelé que les femmes l’ont intériorisé, d’autant plus que les rapports de genre et de classe donnaient un avantage aux médecins. Le transfert hospitalier de l’accouchement qui se concrétise véritablement après la Seconde Guerre mondiale serait, selon Baillargeon, une illustration éclatante du succès du consensus social et politique obtenu par les divers acteurs en ce qui concerne la redéfinition de la maternité en termes médicaux.

Durant l’entre-deux-guerres, les médecins se sont surtout attaqués au problème des soins prénataux, dont trop peu de femmes bénéficient, une mesure qui devrait juguler, estiment-ils, la prématurité et la débilité congénitale qu’ils considèrent comme les grandes responsables de la mortinatalité (décès de foetus in utero) et de la mortalité néonatale (celle qui survient durant le premier mois de vie du bébé). Aux maux diarrhéiques et entériques qui prennent également de nombreuses vies avant l’âge d’un an, ils opposent une surveillance accrue de l’alimentation des nourrissons. Après la Seconde Guerre mondiale, la baisse de la mortalité infantile engendrée par les maladies contagieuses ainsi que par les diarrhées et les entérites les amène à concentrer leur intérêt sur la portion néonatale de la mortalité infantile, donc sur les soins périnataux[15]. Ils comptent sur l’hôpital comme nouveau lieu de l’accouchement (qui se déroulait surtout à domicile avant 1950) pour améliorer les performances au moment de la naissance. Durant les années 1940 et 1950, l’essor du réseau hospitalier, grâce au soutien de l’État, favorise son accès. Le développement des assurances hospitalisation privées et la gratuité des services hospitaliers pour tous les Québécois dès 1961 sont d’autres conditions qui encouragent le déplacement des accouchements du domicile vers l’hôpital. Ce transfert s’est réalisé dans l’intensité alors qu’en 1950 la proportion des accouchements institutionnels au Québec n’est que de 47,8 % (au Canada elle se situe déjà à 76,0 %) et qu’elle atteint 95,0 % en 1962[16].

Dans la valorisation de l’idéologie préventive en périnatalité, on doit également considérer la montée de la pédiatrie après la Seconde Guerre mondiale. Cette jeune spécialité médicale y a joué un rôle déterminant en plaçant l’enfant au coeur des enjeux sociaux. Fortement préoccupée par la mortalité périnatale[17], la vision pédiatrique a exercé une pression qui a contribué à surveiller toujours davantage la grossesse et l’accouchement. Les pédiatres ont notamment appuyé le transfert hospitalier de l’accouchement[18]. De leur point de vue, l’enfant né à l’hôpital peut profiter des « soins délicats » offerts par un personnel qualifié. Par contre, celui « privé des avantages de l’hôpital » exigera de sa mère beaucoup d’attention et une multitude de soins rigoureux pour éviter qu’il tombe malade, comme le souligne en 1963 le pédiatre montréalais Alton Goldbloom[19]. En élevant d’un nouveau cran la préoccupation pour l’état de santé des nouveau-nés, la pédiatrie a participé au développement d’une forme renouvelée de protection de l’enfance qui table sur l’institutionnalisation de la vie familiale pour atteindre ses objectifs. Selon le paradigme contemporain de l’investissement dans les enfants, la responsabilité des parents consiste à collaborer avec les intervenants sanitaires en vue de permettre une santé et un développement optimal[20]. Dans la même foulée, l’expansion des nouveaux tests de diagnostic prénatal – comme l’échographie à partir des années 1970 – a ouvert la voie à l’établissement d’un « pacte » inédit entre l’enfant à naître et le médecin (d’une mère en quelque sorte « porteuse »), instituant ce dernier comme un protecteur. Comme le souligne le Dr Murray Enkin, avec l’avènement de ces technologies, « [t]he fetus became conceived of as a new entity, separate and distinct from the mother, under the guardianship and protection of the obstetrician. The implied, although never stated, promise was that all risk could be removed, and proper management would guarantee a perfect baby[21] ». Aussi, la nouvelle forme de sauvegarde de l’enfance exige que la femme obéisse à des comportements prescrits[22] auxquels elle se soumet, d’autant plus que l’enfant sera peut-être unique (dès 1970, l’indice synthétique de fécondité se situe en deçà du seuil de renouvellement des générations de 2,1 enfants par femme en âge de procréer), d’autant plus, également, que la médecine fait miroiter ses capacités quasi illimitées et insiste sur les risques inhérents à toute mise au monde (je le montrerai plus loin) et d’autant plus encore, comme l’a observé Dominique Memmi, qu’une forme récente de « biopolitique déléguée » tend à fabriquer des sujets qui acquiescent[23].

L’accouchement dirigé : le nouveau Québec Way de la naissance

Durant l’après-guerre, le consensus autour d’un nouveau modèle obstétrical destiné à anticiper les risques inhérents à la parturition est venu soutenir l’idéologie de prévention en santé publique. Centré sur la pratique de l’« accouchement dirigé » et stimulé par le récent transfert hospitalier de l’accouchement, ce modèle s’impose rapidement[24]. L’efficacité que la plupart des intervenants lui reconnaissent est telle qu’il s’inscrira dans le temps, puisque c’est celui qui prédomine encore de nos jours, à quelques variantes près.

Le nouvel encadrement auquel les autorités médico-étatiques conviaient les femmes enceintes depuis quelque temps était orienté vers la surveillance. D’abord celle de la diète de la future mère et ensuite celle de l’état de sa gestation, où la mère est soumise, lors de consultations médicales périodiques, à des examens corporels et à des tests diagnostiques (tests d’urine et de sang, radiographies) pour dépister divers états pouvant être dangereux. Les résultats de cette médicalisation sont connus : l’alignement de la grossesse avec la maladie, la dictature de la mesure et des moyennes qui engendre une normalisation des personnes et une dépendance accrue des femmes enceintes à l’égard des experts qui affirment pouvoir leur garantir une naissance sans risque. Dans la même foulée, l’accumulation des discriminations maternelles (selon la classe sociale, l’ethnie, l’âge, etc.) en ce qui a trait aux risques inhérents à la parturition et la définition très élastique du « normal » ont ouvert la voie à l’acceptation de l’idée de la possibilité de complications pour toutes les naissances[25].

Cette idée implique que les parturientes doivent bénéficier de soins uniformisés, toutes étant considérées en principe comme « à risque » d’avoir un accouchement compliqué. D’ailleurs, selon la vision médicale moderne, la grossesse et l’accouchement ne peuvent être définis comme normaux qu’a posteriori ; c’est l’une des caractéristiques fondamentales de son obstétrique. Pour surveiller la mise au monde, l’hôpital, « temple de la médecine moderne » (l’expression, bien choisie, revient à François Guérard), est le lieu non seulement tout indiqué, mais il est le lieu indispensable pour offrir des garanties de sécurité. Car la pratique de l’accouchement dirigé est très exigeante au plan des espaces (salles de travail, salles d’accouchement, chambres de séjour…), du matériel et des équipements (médicaments, autoclaves de stérilisation, tables d’accouchement…), et des personnels (les médecins au premier plan et les infirmières qui, au bout du compte, sont les plus présentes). Il faut comprendre ici que la généralisation de l’accouchement dirigé est liée non seulement à une croyance répandue parmi les médecins concernant la meilleure façon de pratiquer l’obstétrique, mais aussi à une rationalisation de la mise au monde où la gestion du temps[26] et des différentes ressources[27] compte.

L’intention derrière l’accouchement dirigé est de s’assurer, grâce à des mesures préventives, que le déroulement de tous les accouchements corresponde au modèle idéal qu’ont élaboré eux-mêmes les médecins. À sa base se retrouvent les médicaments, d’abord des analgésiques et des anesthésiques destinés à atténuer ou à supprimer la douleur, puis des ocytociques et des antispasmodiques nécessaires à la correction des anomalies (fréquentes, estime-t-on) de la contraction utérine et utiles pour contrôler la durée de la parturition (que l’on souhaite surtout raccourcir). Des pratiques non médicamenteuses sont également utilisées, en particulier la rupture artificielle des membranes et l’épisiotomie (incision du périnée) qui ont, elles aussi, un effet sur la durée du travail[28]. L’accouchement dirigé implique également certaines pratiques routinières comme l’installation d’un soluté (pour administrer les médicaments et pour donner des forces à la femme à qui il est interdit de boire et de manger à cause de l’anesthésie) et celles reliées à l’asepsie et à l’antisepsie (parmi lesquelles le rasage du pubis et le lavement évacuateur). La surveillance de l’accouchement nécessite aussi qu’un intervenant relève régulièrement plusieurs paramètres, notamment ceux évaluant son évolution par le moyen de touchers rectaux (pratiquement abandonnés dès les années 1970) ou vaginaux. Le nouveau rituel suppose par ailleurs un espace et un mobilier particulier : la salle d’accouchement avec sa table où la femme, attachée (pour éviter qu’elle contamine le champ stérile et l’enfant), est installée en « position gynécologique ». À partir des années 1970 s’ajoute une nouvelle pratique courante de surveillance, celle du monitorage foetal.

Le nouveau modèle obstétrical – compliqué et ésotérique pour la plupart – a impressionné plusieurs générations de mères qui croient désormais, pour une bonne part d’entre elles, que l’accouchement ne saurait se dérouler par lui-même, sans intervention médicale[29]. Un tel déploiement, devenu indispensable, a dû en inquiéter plus d’une dans un contexte où l’hôpital est aussi un symbole de maladie et de mort. Séparées de leurs proches (selon la règle répandue dans les hôpitaux), parfois hospitalisées pour la première fois et souvent ignorantes de la physiologie de la naissance (du moins jusqu’aux années 1970), les femmes avaient bien des raisons d’être anxieuses.

Une médecine à la fois rassurante et inquiétante

Si, durant la première moitié du xxe siècle, le discours médico-étatique misait sur l’alarmisme pour convaincre les femmes enceintes de suivre les conseils prévus pour elles[30], ces propos seront par la suite contrebalancés par une volonté de réconfort. En faisant valoir les bases scientifiques du savoir médical et en vantant ses succès, on essaie de calmer les inquiétudes féminines à l’égard de l’accouchement. Par exemple, en 1969, le Dr Rodrigue Bruyère est fier d’annoncer à ses lectrices que, « [g]râce aux progrès de la médecine et à la qualité des soins obstétricaux, l’accouchement normal ne comporte à peu près aucun danger pour la mère et très peu pour le bébé[31] ». « La science, l’expérience et les connaissances médicales sont si avancées, que la mortalité infantile n’a jamais été à un niveau aussi bas », notent de leur côté le Dr William G. Birch et Dona Z. Meilah, dans une brochure distribuée durant les années 1960 par les médecins du Québec à leurs clientes enceintes. En fait, expliquent-ils, « environ 95 % de tous les accouchements se font normalement » et se déroulent « sans incident et de la façon la plus ordinaire ». Néanmoins, les femmes doivent savoir que cet « ordinaire » n’est pas l’oeuvre de la nature ni de conditions de vie améliorées, mais bien un « ordinaire » permis par la science médicale moderne[32]. Dans la même perspective, les rédacteurs de la nouvelle édition de 1967 de La Mère canadienne et son enfant établissent d’entrée de jeu la crédibilité de leur livre sur le fait qu’il est « basé sur de bonnes connaissances scientifiques ». En outre, tiennent-ils à le faire savoir, « les soins médicaux offerts aux mères et aux enfants ont fait autant de progrès au Canada que n’importe où ailleurs dans le monde », ce qui atteste de leur haute sécurité[33]. Le Dr Frederick W. Goodrich utilise des arguments semblables quand il note, dans son livre Comment accoucher sans douleur par une préparation consciente : Preparing for childbirth (très en vogue au Québec), que les connaissances médicales « découlent des travaux individuels de centaines de chercheurs obstinés et patients » qui ont « étudié, tantôt dans leur laboratoire, tantôt au chevet des patientes, tout ce qui serait susceptible d’éliminer les dangers de l’accouchement ». À preuve, soutient-il, les statistiques récentes montrent qu’« il est devenu beaucoup moins dangereux, pour une femme, de mettre un bébé au monde que de conduire sa voiture[34] » ! De plus, les femmes n’ont plus à craindre un accouchement difficile. Si une césarienne s’avérait nécessaire, « [g]râce à la technique moderne de la chirurgie, il n’y a guère de risques », indiquent Birch et Meilah. Lorsque des nouveau-nés meurent, c’est qu’ils « n’ont pu compléter le terme et [qu’ils] n’auraient pas pu survivre » de toute façon[35].

Tous ces propos étaient sans doute tenus pour des vérités par bien des individus à une époque où la parole médicale était posée comme la seule pertinente et crédible concernant la santé et la maladie[36]. Par ailleurs, les progrès de la césarienne (liés aux nouvelles mesures d’asepsie et d’antisepsie, à l’amélioration des techniques et à l’avènement des antibiotiques) ont certes eu un effet sensible sur les perceptions des individus quant aux capacités quasi infinies de la nouvelle obstétrique. Cet effet a probablement acquis de la force avec la hausse spectaculaire des césariennes, à partir des années 1970 (j’y reviendrai plus loin), qui donne à penser que sans l’hôpital et les exploits qu’on peut y accomplir, de nombreuses vies auraient été perdues.

En somme, le nouveau modèle de l’accouchement est de toute évidence si efficace et si confortable qu’il est désormais irrationnel de craindre l’enfantement. Comme le mentionne le populaire Dr Lionel Gendron, la peur de l’accouchement est non seulement ridicule, mais elle peut révéler un état névrotique maternel. « Avec les moyens médicaux modernes, l’anesthésie à l’accouchement, les traitements spécialisés durant la grossesse, c’est un peu gênant de dire qu’on a peur », spécifie-t-il à ses lectrices. Aussi, il conseille à la femme « obsédée par l’accouchement » de voir son médecin plus fréquemment pour qu’il lui explique « ses problèmes » et dissipe le pessimisme de son esprit[37]. Pour les rassurer, Birch et Meilah décrivent ainsi à leurs lectrices l’état de bien-être dans lequel elles seront dès avant leur transfert en salle d’accouchement (puisqu’elles auront été mises sous sédatifs) : « vous ne verrez tout cela qu’à travers un brouillard, comme en un rêve. Pourtant, vous vous rappellerez certaines choses comme les visages de gens qui semblent chuchoter, et la voix plus forte de votre médecin qui dirige tout[38] ». Selon les médecins, le fait d’administrer de surcroît une anesthésie à la parturiente au moment de l’expulsion du foetus devrait soulager les femmes de leurs inquiétudes. Jusqu’aux années 1970, l’anesthésie générale est la plus répandue. Lorsqu’elle revient à elle, la femme est habituellement rendue dans sa chambre d’hôpital ou en salle de réveil. Aux dires du Dr Jacques Fortier, « [l]es patientes ainsi traitées s’en trouvent toujours très heureuses et sont surprises de constater que l’accouchement a eu lieu[39] ». Bientôt, de nouvelles pratiques d’anesthésie régionale supplanteront l’anesthésie générale. Il s’agit de la rachianesthésie et de sa variante, la péridurale, qui entraîne une perte de sensibilité dans la partie inférieure du corps[40]. Ainsi, les femmes pourront voir naître leur enfant totalement éveillées et sans douleur physique.

L’hôpital comme « assurance tous risques »

À l’aise dans les hôpitaux où ils ont reçu leur formation, disposant des espaces, du matériel et du personnel qu’ils jugent essentiels à la bonne pratique obstétricale, débarrassés de la présence nuisible des accompagnants de la parturiente[41], les médecins sont très rares dès les années 1960 à accepter de se rendre dans les foyers pour un accouchement. Même s’ils ont usé d’une variété d’arguments pour convaincre les femmes que l’hôpital est l’endroit le plus avantageux (la future mère n’a rien d’autre à faire que préparer sa valise, les lieux sont confortables, propices au repos, et tout cela à un coût comparable), celui de la sécurité demeure au coeur de leur rhétorique[42]. Au milieu du xxe siècle, les mots hôpital, modernité (ou progrès) et sécurité s’articulent parfaitement dans les discours[43]. Les femmes interviewées par Marie-Josée Blais qui affirment avoir choisi d’aller accoucher à l’hôpital au milieu du xxe siècle parce qu’elles voulaient « être modernes[44] » montrent une intériorisation de ces équivalences discursives. En les acceptant, elles se sont conformées du même coup aux attentes des autorités médicales et gouvernementales.

Il ne tarde pas beaucoup pour que les statistiques viennent donner de la crédibilité au lien étroit que les médecins avaient d’emblée établi entre l’accouchement à l’hôpital et l’amélioration des performances sanitaires. Par exemple, dans l’Annuaire du Québec de 1964-1965, les auteurs attirent l’attention sur le fait que « la courbe de l’évolution de la mortalité maternelle est pratiquement l’inverse de la courbe des naissances hospitalisées ; au fur et à mesure que celle-ci augmente, celle-là baisse[45] ». La concordance entre la diminution des taux de mortalité liés à la naissance et la généralisation du nouveau rituel de l’enfantement à l’hôpital impressionne tellement que cette vision rejoint encore de nos jours bien des observateurs, comme ces démographes qui notent qu’

[e]ntre 1961 et 1999, la mortalité néonatale a accéléré le rythme de sa diminution et affichait une baisse de 84 %, le taux de mortalité passant de 20,4 ‰ à 3,2 ‰. La médicalisation constante de la grossesse et de l’accouchement, et plus particulièrement, la proportion accrue des naissances se produisant en milieu hospitalier ont permis de diminuer de façon substantielle la mortalité néonatale[46].

L’efficacité du modèle hospitalier de la naissance est si évidente qu’on l’utilise désormais comme un argument pour dénigrer l’accouchement à domicile, présenté comme une fantaisie irresponsable. Ces lignes extraites des Normes et recommandations pour les soins à la mère et au nouveau-né édictées en 1976 par le ministère canadien de la santé sont claires à ce sujet :

décider d’accoucher à domicile c’est enlever à la mère et au nouveau-né le droit de survivre que l’hôpital, le cas échéant, peut seul assurer. […] L’accouchement à domicile est une entreprise risquée et ne peut conduire qu’à une augmentation de la morbidité et de la mortalité chez les mères et les nouveau-nés. Les répercussions des sentiments durables de culpabilité des parents sont consécutives de la libre décision qui a peut-être entraîné la mort de leur bébé ou causé un handicap qui restera toute la vie et qu’il aurait été facile de prévenir[47].

En 2011, une autorité, le Dr Robert Sabbah, président de l’Association des gynécologues-obstétriciens du Québec, affirme, dans une perspective semblable, qu’accoucher à domicile est un geste « criminel, négligent et dangereux[48] ». Sans qu’elle ne soit toujours formulée de manière aussi crue, une telle conception est plutôt répandue dans la société, ce qui montre la pérennité d’une fiction voulant que l’hôpital offre de meilleures garanties de sécurité que la maison. Pourtant, depuis une trentaine d’années, un grand nombre de recherches, dont certaines ont été très médiatisées, démontrent que les femmes ayant une grossesse normale et qui sont accompagnées d’un intervenant bien formé bénéficient d’une sécurité équivalente ou plus grande lorsqu’elles accouchent hors centre hospitalier (domicile ou maison de naissance)[49]. Les préjugés et des enjeux professionnels colorent évidemment les perceptions des individus, puisque seules les sages-femmes assistent les accouchements hors des centres hospitaliers au Québec et que bien des médecins continuent dans le privé et dans le public à manifester leur opposition[50].

Dans leurs déclarations, la plupart des observateurs, et pour commencer les médecins, omettent en fait de considérer (ou de dire) que l’amélioration du bilan sanitaire en matière de naissance est attribuable à une variété de facteurs. Comme l’explique l’obstétricien canadien Murray Enkin à propos des progrès survenus depuis les années 1920, les taux de mortalité maternelle et périnatale

reflect the influence of socioeconomic factors and patterns of reproduction more than the quality of obstetric facilities. In a developed society they are a measure of a country’s educational, social, nutritional, and public health systems, as much or more than obstetric medicine. Perinatal mortality rates have fallen steadily but gradually, throughout this century, with little relation to the new and sophisticated technology[51].

Pour la spécialiste de la statistique médicale Marjorie Tew, l’amélioration des performances en matière de naissances durant le xxe siècle est essentiellement le résultat d’une nutrition bonifiée. L’amélioration de la santé des femmes enceintes aurait influencé favorablement à la fois les taux de mortalité maternelle et périnatale, grâce à la baisse concomitante du nombre de bébés de petit poids à la naissance, surtout durant la deuxième moitié du xxe siècle[52].

Les effets délétères de la médecine

Dans l’évaluation des performances en périnatalité, les médecins oublient non seulement de mettre en perspective les facteurs sociaux et environnementaux, mais la plupart évitent de considérer que leurs propres pratiques peuvent engendrer un risque. Au Québec, les effets délétères des pratiques liées à l’accouchement dirigé deviennent flagrants aux yeux des autorités lorsqu’en 1965 une étude statistique internationale met en lumière la piètre performance de la province en matière de mortalité périnatale. Le Québec se situe au 13e rang parmi les 18 contrées comparées dans l’étude[53]. Par ailleurs, la mortalité maternelle attire tout à coup l’attention, car son analyse indique que la majorité des décès auraient pu être prévenus[54]. La riposte du gouvernement a d’abord consisté dans la mise sur pied, en 1967, du Comité d’étude de la mortalité périnatale du Québec, dont l’un des premiers gestes a été d’améliorer l’accessibilité aux soins intensifs néonatals. Une autre action d’importance a été l’élaboration, en 1973, d’une politique de périnatalité en vue de fournir des lignes directrices aux intervenants et aux institutions concernées. Le gouvernement y propose une variété de mesures pour améliorer les conditions de la naissance[55]. Certaines concernent directement les pratiques obstétricales, comme l’usage répandu des médicaments analgésiques et anesthésiques (précisément l’anesthésie générale) que l’on doit impérativement reconsidérer[56].

Malgré une prise de conscience engendrée par le constat de contre-performances, les intervenants continuent à hésiter entre une certaine autosatisfaction et une critique plus pointue et sincère de leurs pratiques. Si les ajustements préconisés par la politique de périnatalité de 1973 ont permis d’abaisser les taux de mortalité périnatale et maternelle, permettant au Québec de se situer parmi les meilleurs au monde au début des années 1980, plusieurs observateurs s’inquiètent des taux élevés d’interventions et de la persistance de certains problèmes, telle l’insuffisance de poids à la naissance. Même si l’anesthésie générale n’est presque plus donnée, la proportion des femmes qui reçoivent l’une ou l’autre des autres formes d’anesthésie (la péridurale devenant prédominante au fil du temps) est en hausse constante, si bien que, de nos jours, pratiquement toutes les parturientes en ont une[57]. Également, de plus en plus de femmes voient leur travail « déclenché » (induction artificielle du travail)[58]. Une conséquence bien connue de telles pratiques est la cascade des interventions qui aboutit bien souvent à une césarienne. Le taux de césariennes au Québec est passé de 5,1 % en 1970 à 19,1 % en 1985-1986. Depuis 2006, il oscille autour de 23 %[59]. Comme l’a montré Hélène Vadeboncoeur, cette intervention laisse une variété de séquelles chez les mères ; par ailleurs, sa hausse au cours des dernières années a entraîné celle de la mortalité maternelle. Comme elle le souligne, on assiste actuellement à une banalisation de cette intervention, qui est loin d’être toujours pratiquée pour les bonnes raisons[60].

Au cours des dernières décennies, les autorités sanitaires n’ont pas été les seules à s’inquiéter de la médicalisation de la naissance. Des mères, des intervenants en périnatalité, des journalistes, des associations et plusieurs chercheuses (spécialement des sociologues et des anthropologues) ont souligné les problèmes qu’elle engendre sur le plan de la santé physique et psychologique[61].

Le cercle vicieux de la peur et du risque

Le décalage entre les risques perçus et les risques réels, soutenu par un discours répandu qui met l’accent sur les dangers de l’accouchement, a certes favorisé l’adhésion du plus grand nombre à l’idée qu’il faille en prévenir les risques grâce aux moyens permis par l’hôpital et la médecine, tout en acceptant son iatrogénie (sans doute évaluée comme un moindre mal). De nos jours, plusieurs médecins reconnaissent l’effet d’une variété de facteurs dans la propagation de la peur, une peur qui les porte à intervenir davantage : la crainte des poursuites judiciaires pour mauvaise pratique (ce phénomène en hausse aurait notamment favorisé l’augmentation des césariennes survenue au cours des dernières décennies) ; des directives cliniques restrictives et mal rédigées ; les difficultés inhérentes à l’application judicieuse des données probantes en obstétrique ; la perte des savoir-faire dans l’« accouchement naturel » ; et l’anxiété de la parturiente elle-même. Tous ces phénomènes peuvent être à la source de précautions et d’une cascade d’interventions obstétricales finalement peu favorables à la santé[62].

Du point de vue des mères, la perte de confiance dans leurs capacités à mettre au monde un enfant par elles-mêmes, question déjà délicate durant les premières décennies du xxe siècle, s’est perpétuée dans le temps. Bien des indices révèlent leur anxiété persistante. Des recherches récentes montrent que les femmes enceintes ont de plus en plus peur de l’accouchement et qu’elles sont par conséquent encore plus disposées qu’il y a une vingtaine d’années à accepter les interventions[63]. L’effet sans doute le plus pervers des interventions est que plus elles deviennent courantes, plus on croit qu’elles sont indispensables, ce qui, dans l’imaginaire des individus, ouvre la voie à bien des scénarios de peur. Parallèlement, les femmes enceintes sont peu préparées à un accouchement naturel. Durant les années 1970 et 1980, plusieurs études québécoises réalisées à partir d’entrevues en profondeur avec des femmes enceintes et des intervenants ont montré que les cours prénatals offerts par l’État perpétuent la vision de la grossesse et de l’accouchement traités comme des pathologies, que les contenus relatifs à l’accouchement naturel sont inadéquats et qu’ils conditionnent les femmes à accepter l’interventionnisme médical[64]. D’autres recherches plus contemporaines montrent que l’accès aux cours prénatals et l’information qui y est fournie sont inégaux et que les sites Web ne diffusent pas toujours l’information permettant de connaître les choix possibles[65].

Conclusion

Au milieu du xxe siècle, le triomphe d’un modèle obstétrical basé sur l’hôpital et la gestion des risques – devant offrir de nouvelles garanties contre les dangers inhérents à tout accouchement – a eu des résultats ambigus. Même si ce modèle a été utile à une petite proportion de femmes enceintes présentant des risques réels d’avoir un accouchement compliqué, la plupart des femmes ont été exposées à des maux iatrogènes. En inquiétant davantage qu’elle a pu rassurer (à la fois les médecins et les femmes), la pratique de l’accouchement dirigé a provoqué un accroissement des interventions finalement défavorables à la santé, la plus délétère étant la césarienne.

Comme l’a souligné Beck, dans la société du risque, la perception d’un risque potentiel importe davantage que le risque réel. Or, surtout depuis une vingtaine d’années, quelques médecins canadiens en vue, davantage conscients de la situation, ont mis en évidence le danger sanitaire d’une conception où le risque réel et le risque fantasmé se confondent (parmi eux Murray Enkin, Michael Klein, Vania Jimenez et Guy-Paul Gagné). Heureusement, quelques indices donnent à penser que cette vision exagérée des risques dans le domaine périnatal tend à reculer, entre autres la montée en popularité des sages-femmes qui pratiquent essentiellement hors centre hospitalier et dont l’approche repose sur la confiance dans la physiologie de la naissance et sur la continuité de la relation pour éviter le recours aux interventions inutiles ou nuisibles. Également, quelques projets et programmes novateurs en obstétrique[66] donnent à espérer en un renouvellement des pratiques qui seraient davantage basées sur des faits que sur des fictions relatives à la naissance.