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Avec son tirage prodigieux qui atteste le succès public depuis sa parution en 1947, avec les très nombreuses traductions qui en assurent le rayonnement international[1], avec son statut privilégié de classique dans les programmes scolaires, avec la critique savante qui est féconde et constante à son endroit depuis une soixantaine d’années[2], La peste d’Albert Camus s’est attiré une réputation immense, auprès de lectorats variés. Une telle fortune a pour conséquence paradoxale des ramifications méconnues de la postérité du roman. Justement, le présent article se propose de mettre en relief la filiation qui existe entre le héros de La peste, le docteur Bernard Rieux, et d’importantes figures de médecin produites dans le Québec contemporain.

D’abord, nous rappellerons quelques traits qui caractérisent le docteur Rieux. Nous ferons ressortir sa conscience aiguë des enjeux éthique et métaphysique qu’implique la maladie épidémique à laquelle il est confronté, puis la solidarité exemplaire qu’il manifeste. Il apparaîtra ensuite comme une sorte de prototype, dont l’actualité québécoise présente deux avatars. L’un d’eux est un médecin réel : le docteur Réjean Thomas, un pionnier auprès des sidatiques, pour lesquels il oeuvre depuis plus de trente ans. Non seulement son parcours offre-t-il des points communs avec celui de Rieux, mais de son aveu même, il a puisé dans le héros camusien une inspiration marquante.

La troisième figure de médecin que nous étudierons, soit la seconde que nous considérerons comme un avatar québécois moderne de Rieux, relève de la fiction. Elle appartient au cinéma de Bernard Émond : il s’agit de la docteure Jeanne Dion, protagoniste de deux longs métrages, La neuvaine (2005) et La donation (2009). Nous soulignerons les préoccupations morales qu’Émond admire chez Camus et qu’il partage avec lui, avant de nous pencher tour à tour sur les films pertinents.

Le docteur Bernard Rieux : un modèle dans la fiction camusienne

La peste consiste en la chronique rétrospective d’une maladie épidémique qui dure une année, dans la décennie 1940 à Oran, ville maritime d’Algérie. Mais ce n’est là que le tout premier niveau de sens ; le second pourrait résider dans une lecture sociale, d’autant plus que chacun des personnages principaux joue un rôle type parmi la population de la ville que frappe le fléau. En outre, à travers des développements réalistes et des détails descriptifs, l’oeuvre glisse dans l’allégorie et ouvre ainsi d’autres horizons herméneutiques : d’un point de vue historique, sa fable contient maintes allusions au nazisme, la « peste brune », et révèle en cela un auteur bouleversé par la catastrophe de la Deuxième Guerre mondiale ; plus large, est tout aussi possible l’optique morale, qui entend la peste comme une métaphore du mal ; quant à l’interprétation métaphysique, encore plus englobante, elle stipule que le fléau est, au fond, intégré à la condition humaine, comme la mortalité même.

La sixième dimension, enfin, se rapporte à la signification de l’écriture. En effet, le docteur Rieux est le protagoniste de l’action, mais, dans le dernier chapitre, il se dévoile comme le narrateur et l’auteur de ce récit écrit à la troisième personne – en l’occurrence comme l’auteur interne sur le plan structurel. Il affirme « la nécessité d’écrire pour témoigner[3] » de la douleur humaine, mais aussi de ce qui suscite l’admiration. Il tient néanmoins à demeurer discret au sujet de son expérience proprement personnelle, par souci d’« être un témoin fidèle » et objectif qui parle pour tous, « pour faire comprendre ses concitoyens et pour donner une forme, aussi précise que possible, à ce que, la plupart du temps, ils ressentent confusément[4] ». Ce travail de mise en forme auquel il se livre se révèle organiquement lié à la mission éthique qui en est le moteur. « La solidarité est une exigence éthique […] tout autant esthétique » : cette vibration avec le monde est « consubstantielle à la création[5] ». C’est ainsi que l’acte artistique de l’écriture dépasse les événements vécus pour atteindre une portée universelle et transtemporelle.

Par rapport à l’un ou l’autre des six niveaux de sens que nous venons d’exposer (épidémique, social, historique, moral, métaphysique, esthétique), et quels que soient les tenants et aboutissants attribuables à chacun, la conception que dégage Rieux de sa profession et la pratique qu’il en exerce s’avèrent éminemment intéressantes. Tout d’abord, elles ne se séparent pas de certains principes qui habitent le protagoniste, comme « la loi d’un coeur honnête » (p. 243), qui se manifeste avec fermeté en diverses occasions, et l’humilité : Rieux donne « à l’héroïsme la place secondaire qui doit être la sienne », quand il propose comme modèle un personnage effacé (Joseph Grand) n’ayant à son actif que la bonté[6]. En ce qui concerne spécifiquement la pratique professionnelle, il est certes responsable et consciencieux, mais, plus que cela, c’est sincèrement qu’il se préoccupe de ses patients, veut leur bien, veille sur eux. La misère lui est devenue familière au fil des ans et il a vu amplement mourir (au contraire du père Paneloux, par exemple, un homme d’études pour qui la mort est abstraite). Aussi est-ce une conviction toute pragmatique qui le meut : « Là était la certitude, dans le travail de tous les jours. […] L’essentiel était de bien faire son métier[7] » (p. 62).

Tous ces traits qui le caractérisent initialement s’accentuent dans le contexte de la peste, qui exacerbe la souffrance et la rend démesurée. Rieux heurte l’injustice de front, mais y répond par la généreuse solidarité dont il fait preuve. De surcroît, il suscite celle-ci autour de lui, en s’alliant la collaboration de nombreuses personnes. Ces dernières comprennent, à l’instar de Rieux, que se dévouer reste « la seule chose à faire » (p. 124) et s’unissent « par un sens du devoir qui s’impose à la manière d’un impératif catégorique[8] ». Comme résultat, la cohésion de la communauté renforce les efforts du docteur dans le combat contre la peste.

Ce combat a priori médical prend l’allure d’une révolte ontologique, en dernière analyse : pour Rieux, guérir les malades, « empêcher le plus d’hommes possible de mourir et de connaître la séparation définitive », équivaut à « ne pas se mettre à genoux » et à lutter contre la création telle qu’elle est (p. 125). Profondément positive, sa conduite affirme ce qu’il y a « de fier en chacun de nous » (p. 130), une foi en la vie, « l’exigence généreuse du bonheur » envers et contre tout (p. 128). Elle suppose une valeur permanente à préserver – « ce qui, en l’homme, est toujours à défendre », écrira Camus dans L’homme révolté[9].

Selon la clausule du roman, quand Oran est enfin débarrassée du fléau et malgré l’allégresse collective, Rieux sait que le bacille de la peste est encore vivant. En tant que symbole, celui-ci ne serait que neutralisé momentanément. Entre ses resurgissements cycliques, il plane comme une présence irréductible. Le devoir humain est de rester vigilant pour le désarmer au besoin et l’empêcher de ravager la dignité. C’est là que la figure du médecin revêt sa pleine signification : « Cette chronique […] ne pouvait être que le témoignage de ce que […] devraient accomplir encore […] tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins » (p. 248). La profession médicale serait potentiellement pratiquée par l’humanité. Elle devient une transposition allégorique de l’homme lucide qui affronte les écueils inexorables de l’existence, devant lesquels il se dresse et adopte une posture active. Elle est également une hyperbole de cet homme lucide et agissant, dans la mesure où le médecin, au sens strict, se débat littéralement contre les limites humaines avant tout physiques ; il se consacre aux soins des malades, à l’allègement des douleurs corporelles, et vise à sauver la vie, dans l’acception biologique du mot. À ce compte, la maladie aussi prend une envergure sémantique, comme une épreuve qui rééduque la conscience, la mène aux confins de la révolte et régénère la sensibilité.

Le docteur Réjean Thomas : un avatar de Rieux dans la réalité québécoise

Notre regard initial sur une oeuvre fameuse de la littérature française frôlerait la redite s’il ne servait ensuite de tremplin à une étude novatrice. Il nous conduit ici à scruter comment deux phénomènes québécois contemporains, l’un réel et l’autre fictif, reconduisent l’éthique médicale mise de l’avant par Camus dans La peste. Le premier de ces phénomènes se situe dans l’actualité sociale. En effet, celle-ci comporte un Bernard Rieux – si nous pouvons nous permettre l’antonomase : le docteur Réjean Thomas, réputé comme un pionnier auprès des sidatiques, le champ de pratique où il oeuvre depuis plus d’une trentaine d’années.

Plusieurs faits sous-tendent l’analogie que nous établissons entre le prototype fictif camusien et son avatar réel québécois. Ainsi, tel Rieux, le docteur Thomas a vécu les tout premiers débuts d’une épidémie. Lui aussi a judicieusement pressenti l’ampleur du problème et a vite été happé par l’urgence d’agir. Tel Rieux qui a préconisé avec insistance des mesures rigoureuses tandis que la préfecture hésitait, lui aussi a affronté les fonctionnaires de la santé publique pour leur ouvrir les yeux. Lui aussi s’est débattu contre une maladie fatale et a, par conséquent, assisté à d’innombrables décès. Évidemment, lui aussi a dû composer avec sa sensibilité personnelle aux prises avec une condition tragique. Et par-dessus tout, lui aussi est mené par la « solidarité ». D’ailleurs, dans son milieu, cette notion de « solidarité » ne lui est pas exclusive : la gent médicale l’évoque souvent dans les discours relatifs au sida, telle une valeur-clé qui transcende la pratique professionnelle[10]. Dans la perspective qui est la nôtre, nous ne pouvons nous empêcher de la relier à l’axiologie camusienne, dont elle n’est rien de moins que la fine fleur.

Les similitudes entre le parcours de Réjean Thomas et celui de Bernard Rieux se vérifient notamment dans la biographie de Thomas. Elles se reconnaissent même dans le titre de celle-ci, qui fait penser à Rieux : Réjean Thomas : médecin de coeur, homme d’action. La justesse de la formulation est remarquable, avec la structure binaire qui associe efficacement le « médecin » et l’« homme », le « coeur » et l’« action ». Elle condense en cela la caractérisation tant du personnage camusien que du sidologue. Tous ces points communs qui s’accumulent entre les deux homologues et que nous avons soulignés ne relèvent pas du hasard : dans divers documents écrits, aussi bien qu’à l’occasion de conférences, le docteur Thomas cite La peste, qu’il appelle son « roman préféré[11] ». Il confie avoir trouvé chez le protagoniste un véritable modèle pour l’accomplissement de sa mission. Il est fascinant de constater qu’inversement, un juste retour des choses est survenu, quand il a lui-même inspiré une nouvelle version de Rieux : celle qu’a proposée le metteur en scène Mario Borges dans son adaptation théâtrale de La peste, à la salle Fred-Barry du théâtre Denise-Pelletier, à Montréal en 2008. Borges a effectivement eu l’occasion d’exprimer que Réjean Thomas autant que Bernard Rieux lui ont servi d’inspiration[12].

Le cinéaste Bernard Émond : un héritier de la pensée camusienne

L’action réflexive de la profession médicale, qui provient du roman camusien, qui passe ensuite par la réalité sociale (avec Réjean Thomas), puis par la scène théâtrale (avec la mise en scène de Mario Borges), s’observe aussi à l’écran cinématographique : chez Bernard Émond. Après avoir longtemps été documentariste, ce dernier arrive à la fiction en 2001 ; il connaît dès lors un succès important. Jusqu’en 2012, il scénarise sept longs métrages de fiction, qui remportent plusieurs prix au Québec et ailleurs : La femme qui boit, 20 h 17 rue Darling, La neuvaine, Contre toute espérance, Ce qu’il faut pour vivre (avec Benoît Pilon), La donation et Tout ce que tu possèdes. Tous, à l’exception d’un seul, développent le thème de la maladie. Deux d’entre eux, La neuvaine et La donation, ont pour protagoniste un médecin. Des rapprochements s’imposent entre le roman camusien et l’oeuvre cinématographique d’Émond, sur les plans métaphoriques de la maladie et de la médecine. Mais avant qu’on effectue ces rapprochements, il serait pertinent d’en établir, d’une manière plus générale, entre la pensée de Camus et celle d’Émond, d’autant plus que, comme Réjean Thomas, Émond a plus d’une fois cité Camus en guise de référence.

Que ce soit en conférence ou par écrit, entre tous les écrivains, il nomme en premier Camus, avec qui il « entretient depuis longtemps une affinité élective[13] » et qui reste pour lui intensément vivant. Dans sa jeunesse, témoigne-t-il, L’homme révolté a joué un rôle capital, en élaborant sur le mode théorique le motif sous-jacent au roman La peste. Cet essai n’a rien à voir avec la révolte sans objet que promeut aujourd’hui la culture de masse, précise-t-il : il s’agit plutôt d’une révolte nécessaire parce que le monde est mal fait et que les gens sont mauvais ; cependant, nuance-t-il, le monde n’est pas que mal fait et les gens ne sont pas que mauvais. Aussi un équilibre entre les questions morales et un grand amour de la vie est-il toujours présent chez Camus, qui ne fait pas l’éloge de la transgression, mais de la mesure : c’est entre autres ce qu’Émond admire chez lui. En interrogeant différentes conduites possibles et leurs conséquences sur les autres, l’écrivain fait se rencontrer le personnel et le social – avec une efficacité qui anime fortement le cinéaste.

On ne s’étonnera pas qu’à son tour, ce dernier « sonde scrupuleusement l’intime et le monde, l’individu et son temps[14] ». Il laisse d’abord place à l’absurde du Mythe de Sisyphe, par exemple dans cette méditation du protagoniste de 20 h 17 rue Darling : « L’existence, tout à coup, devenait intolérable. […] Parce que j’avais roulé mon rocher jusqu’au sommet de la pente et qu’il se mettait à redescendre[15] ». Cela dit, comme Camus, il évolue vers une vision tournée vers autrui : « On n’existe pas si on n’a pas de devoirs envers les autres, affirme-t-il. Quand on le reconnaît, on trouve un sens à sa vie[16] ». Il y a quelque chose de plus grand que nous, ajoute-t-il ; dans un monde sans Dieu, ce peut être un appel à la solidarité. Il rejoint donc Camus par l’agnosticisme également et par ce qui complète celui-ci : la responsabilité humaine. Il renvoie toutefois à un contexte qui le distingue de Camus : le fonds culturel canadien-français, les racines rurales et l’héritage catholique, qui prônaient « la logique du don, du désintéressement et de la pauvreté[17] ». Quelque peu passéiste, le cinéaste déplore ainsi avec nostalgie la perte « de l’entraide et de l’altruisme qui étaient le ciment des sociétés précapitalistes[18] ».

Toute cette pensée sous-jacente à son cinéma se fait sentir dans les seuls titres des articles qui portent sur sa production fictionnelle. Ces titres reflètent d’ailleurs un esprit camusien, comme l’indiquent quelques syntagmes que nous en rapportons : « le cinéma de Bernard Émond : valeur de vérité[19] » ; « la résistance tragique[20] » ; « désir de sens[21] » ; « l’offrande de soi[22] » ; « oser l’espérance[23] ». Et bien qu’Émond exploite un autre média que Camus, son style s’apparente à celui de son aîné : « rigoureux et maîtrisé[24] », austère et dépouillé, il privilégie une approche distanciée, toute en retenue, qui n’appelle guère de sentimentalité.

Parmi les films de fiction qu’a scénarisés le cinéaste, il existe une trilogie, composée de La neuvaine, Contre toute espérance et La donation. Elle a pour fil conducteur ce que la doctrine chrétienne appelle les vertus théologales, à savoir la foi, l’espérance et la charité, qu’Émond élève au rang d’essences universelles. Chaque film du triptyque thématise respectivement l’une de ces vertus. Quoique chacun soit autonome, le premier film (sur la foi) et le troisième (sur la charité) présentent la même protagoniste, la docteure Jeanne Dion, incarnée par la même actrice, Élise Guilbault. Tel Réjean Thomas, cette autre figure de médecin apparaît comme un avatar de Rieux, cette fois dans le septième art.

La docteure Jeanne Dion dans La neuvaine

Mentionnons d’abord le succès de La neuvaine, attesté notamment par le titre de « film de la décennie 2000-2010 » que lui a décerné l’Association québécoise des critiques de cinéma et par deux prix remportés au Festival de Locarno en 2005 : celui du jury oecuménique et celui du meilleur rôle masculin (François, interprété par Patrick Drolet). Comme les intitulés des articles qui portent sur Émond, ceux des articles qui se concentrent sur La neuvaine sont déjà révélateurs, comme en font foi ces exemples : « La neuvaine : faire le bien[25] » ; « Après la mort de Dieu. Quelques réflexions sur l’inquiétude spirituelle québécoise inspirées de La neuvaine[26] ».

La construction fragmentaire du scénario fait alterner, en allers-retours temporels, le présent et le passé traumatique de Jeanne Dion. De celui-ci, le spectateur en vient à apprendre deux événements. Le premier est survenu quelques années auparavant : après avoir passé quatre ans à le soigner, Jeanne a perdu son enfant atteint d’une maladie incurable. Elle a alors vécu un mélange de fatigue et de révolte – tout comme le docteur Rieux après la mort de l’enfant dans La peste. Le deuxième événement est récent. Il faut d’abord savoir que Jeanne est urgentologue et apporte une aide qui dépasse le strict devoir professionnel. En cela aussi, elle fait penser à Rieux, qui se consacre aux patients avec une immense disponibilité, comme en font foi ses horaires de travail, ses longs trajets pour visiter les malades, la gratuité de ses services aux pauvres et l’écoute dont il fait preuve. Le deuxième événement du passé traumatique de Jeanne, donc, découle d’un comportement altruiste. Jeanne a voulu protéger d’un conjoint violent une jeune mère battue et son bébé, mais l’homme les a tués sous ses yeux, puis s’est suicidé. Ce drame brutal et irréparable, dont elle a été le témoin impuissant, lui apparaît comme un mal inexplicable, à la suite de quoi sa vie se vide de sens : « Ce que je n’ai pas pu supporter, confie-t-elle en voix hors champ, c’est l’idée qu’il y a des souffrances perdues[27] ». Envahie par la sensation d’absurde, elle se replie sur elle-même et sombre dans la détresse, au point d’aller se cabrer sur un quai, prête à se jeter dans le fleuve. Sa décision suicidaire et ce qui la motive ne sont pas sans faire ressurgir l’incipit lapidaire du Mythe de Sisyphe : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide[28] ».

C’est là qu’intervient François, orphelin élevé par sa grand-mère aimante, jeune homme pur et doux, commis au magasin général d’un village. Confronté à la maladie cardiaque très avancée de sa grand-mère, il entreprend une neuvaine pour qu’elle guérisse au lieu de mourir. Pour lui comme pour Jeanne, la mort constitue une préoccupation primordiale. Quand ils se voient pour la première fois, devant le large fleuve Saint-Laurent, qui peut rappeler la mer dans La peste, lui ne veut pas la mort (de sa grand-mère) ; elle veut la mort (la sienne propre). Outre cette dichotomie, lui s’en remet à la prière avec une piété qui le protège du désarroi, tandis qu’elle traverse son épreuve dans l’athéisme. Cette rencontre entre un croyant et un médecin incroyant rappelle encore La peste, « a spectrum of narratives of suffering ranging from Father Paneloux’s theodicy to Dr. Rieux’s existential pragmatism[29] ». Il est vrai qu’elle n’a pas, dans le film, la même incidence que dans le roman, où elle met en lumière l’évolution de Paneloux : ce dernier prononce un prêche qui culpabilise le destinataire collectif, le « vous », mais après l’agonie de l’enfant, il manifeste une solidarité, verbalisée dans son second prêche par le « nous » (p. 187) et mise en pratique auprès de l’équipe médicale. Quoi qu’il en soit, quand il est atteint de la peste, il attend la mort avec la confiance et l’abandon du fervent.

La neuvaine aussi présente un personnage clérical, ainsi qu’un lieu ecclésial (la basilique Sainte-Anne-de-Beaupré, premier sanctuaire de pèlerinage en Amérique du Nord). Mais au-delà du registre parfois religieux se dégage une morale sociale assez simple, indépendante de la foi en Dieu, et qui s’apparente à la solidarité laïque véhiculée dans La peste : « Faites pour les autres ce que vous voudriez que l’on fasse pour vous », énonce François[30].

Le contact entre Jeanne et le jeune homme s’avère providentiel. La neuvaine ne sauve pas la grand-mère, mais ne se révèle pas inefficace non plus : elle sauvera indirectement Jeanne du suicide, comme si son objet s’était déplacé, avait substitué quelqu’un d’autre. Parce que François lui témoigne de la compassion par quelques gestes discrets, Jeanne reprend peu à peu goût à la vie. Nul prosélytisme chez celui-là, nulle conversion chez celle-ci. Daniel Tanguay y voit l’exacte mise en pratique de la parole évangélique : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité[31] ». Nous y discernons pour notre part une autre application de ce qu’expose La peste : « Dr. Rieux’s position […] acknowledges suffering itself », « opens suffering to the ethical perspective of the inter-human, […] a dialogic setting[32] ». Jeanne se réconcilie également avec sa vocation médicale. Pour secourir un homme en pleine crise cardiaque, elle déploie une pulsion de vie renouvelée. Quand François lui demande ensuite de guérir sa grand-mère, elle ne peut exaucer son voeu, mais prend soin de la vieille jusqu’à ce qu’elle expire. Après avoir été attendrie par l’amour entre le petit-fils et son aïeule (comme lorsqu’elle le voit couché par terre, à côté du lit de sa grand-mère, pour la veiller), elle assiste à un décès empreint d’une gravité sereine, qui contraste forcément avec la mort hospitalisée et technicisée qu’elle connaît par son travail d’urgentologue. Ce décès dans un cadre plus personnel fait écho à celui de Tarrou, dans La peste : Rieux recueille son ami chez lui lorsqu’il le sait condamné par la maladie, lui offrant le confort et la chaleur de l’intimité pour ses derniers jours. Avec le même respect dont François a fait preuve envers elle, Jeanne accompagne le jeune homme dans son acceptation du deuil. Bref, la relation profite à chacun ; ils extirpent leur affliction respective.

Pourtant, en tant que médecin, Jeanne a cumulé coup sur coup plusieurs échecs : elle n’a pu réfréner la maladie mortelle de son enfant ; elle s’est heurtée à la vulnérabilité des femmes battues ; elle présumait les psychiatres incapables de l’aider dans sa dépression, en refusant de consulter celui que lui conseillait son mari ; elle a entendu le témoignage d’une mère sur l’impuissance de la médecine contre les problèmes respiratoires de son enfant ; elle n’a pu sauver la grand-mère de François. À chacune de ces cinq occasions, tel Rieux, elle a éprouvé de plein fouet les limites humaines, malgré la compétence médicale et le dévouement. Néanmoins, à la fin, comme si c’était là le fruit d’une tranche de vie partagée avec François, on la sent pacifiée, rassurée sur l’humanité.

La docteure Jeanne Dion dans La donation

Encore plus mature et lumineux que La neuvaine, d’après la critique, La donation est « un aboutissement ». « Jamais le cinéaste n’a paru aussi sûr de son univers spirituel » que dans ce film, a-t-on affirmé[33]. Il est de nouveau à propos de citer des titres d’articles, mais portant cette fois sur La donation : « cinéma charitable[34] » ; « l’humanisme avant toute chose[35] ». Voilà qui donne une idée de la direction que prend le scénario. Aussi, malgré les références religieuses qui y sont reconduites – avec une église, des personnages cléricaux et des homélies –, l’acquis majeur de ce film résiderait dans son « approche matérialiste de la dimension spirituelle de l’homme[36] ». Pour ce qui est de sa forme, la construction offre un récit parfaitement linéaire, donc très différent de la complexité narrative de La neuvaine, et le style est encore plus dépouillé que celui de La neuvaine. Jérôme Delgado en décrit l’économie de mots et d’images : « La manière épurée, les dialogues mesurés, les grands silences, la caméra lente et ce regard vers l’horizon[37] ». De nombreux plans vers le ciel et une musique minimaliste d’instruments à cordes installent un climat recueilli.

Ici, les deux personnages principaux sont médecins. Jeanne n’est certes plus suicidaire, mais mue par une profonde remise en question. C’est pourquoi elle, qui travaillait en milieu urbain, se rend au village de Normétal dans la région de l’Abitibi pour un contrat d’un mois : elle remplacera le vieillissant docteur Rainville (joué par Jacques Godin), qui prépare sa retraite. Son séjour lui révélera si elle possède ou non les qualités nécessaires pour devenir le médecin permanent de cette localité lointaine. Il la place, en tout cas, dans des situations qui la font réfléchir…

D’entrée de jeu, elle découvre une pratique médicale beaucoup plus humaine que celle qu’elle a toujours côtoyée. L’engagement qu’incarne le consciencieux Rainville auprès des patients exige même un don de soi et une ascétique dévotion. « Présenté par le cinéaste comme un film sur la bonté (un mot presque oublié !), La donation fonde son récit sur l’idée qu’il faut être attentif aux autres », écrit Robert Daudelin. Pourtant, la vraisemblance psychologique et sociale n’en est pas moins préservée, enchaîne le critique : « L’idée rousseauiste de bonté innée, l’angélisme, qui guettait l’entreprise d’Émond, est vite évacuée et la méchanceté a sa place. Le microcosme bâti par le cinéaste présente les contradictions de n’importe quel groupe humain ». Cette palette réaliste et par conséquent compliquée, pleine d’irrégularités, les médecins sont bien placés pour l’observer : ils « en sont bien conscients, eux dont le visage présente une aspérité, sur un fond de paysages revêches », de conclure Daudelin[38].

La communauté est donc variée et représentée avec nuances, comme dans La peste. Comme dans La peste également, le thème de la solidarité s’accompagne tant de la question de Dieu que d’une leçon d’humilité :

— Êtes-vous croyant, docteur Rainville ? demande Jeanne.
— En fait, je crois une chose : je crois qu’il faut servir, répond l’interlocuteur, avant de citer sa soeur Gaétane qui est religieuse : « Tu crois pas en Dieu, alors ta vie, c’est pas de te prendre pour Lui ».

D’ailleurs, avec la misère, la maladie et la mort qui l’environnent à Normétal, Jeanne expérimente – continue d’expérimenter, depuis La neuvaine – toute la relativité de son pouvoir médical :

— Au fond, on peut pas grand-chose, se résigne-t-elle. Au bout du compte, on est impuissant.
— Si vous vous êtes pas encore faite à l’idée, faudrait penser à changer de métier, rétorque sagement son collègue[39].

Émond fournit toutefois un éclairage qui, à notre sens, réhabilite la noblesse de la profession médicale et son caractère humanitaire : « On n’a pas besoin de croire en la victoire pour résister, […] à travers la résistance on fait survivre quelque chose. […] Alors il faut résister[40] ». Il a bien assimilé, dirait-on, un dialogue emblématique de La peste. En effet, lorsque Tarrou fait remarquer à son ami Rieux combien les victoires, quand il y en a, ne sont que provisoires, ce dernier lui répond avec conviction : « ce n’est pas une raison pour cesser de lutter » (p. 122).

Pour quelles raisons souterraines la société québécoise, tant dans sa réalité que dans sa fiction cinématographique, s’inspire-t-elle si fructueusement du grand médecin camusien ? Cette question s’impose, dans la présente conclusion. Serge Doubrovsky a fourni un élément de réponse assez pénétrant, qui mérite d’être rapporté même s’il a paru il y a plus d’un demi-siècle et même s’il s’appliquait à un territoire plus large que le Québec, soit à l’Amérique du Nord. Quand il a rendu hommage à Camus après sa mort survenue en 1960, le célèbre critique a expliqué en quoi il est significatif, pour le lectorat nord-américain, que le « porte-parole » camusien, Rieux, soit médecin :

C’est précisément ce qu’il y a de médical dans l’attitude de Camus qui touche le plus vivement ici : le courage qui surmonte l’échec ultime et inévitable, l’amour quotidien des hommes tels qu’ils sont et une certaine confiance en l’homme, malgré les défauts qui ne sont jamais des tares[41].

Remarquons l’importance qu’attache Doubrovsky au mot qu’il met en italique. Il est par ailleurs frappant que sa définition de cette « attitude médicale » convienne particulièrement au dernier film que nous avons analysé, La donation.

Mais y a-t-il une conjoncture spécifique à la fois au Québec et aux dernières décennies qui incite à prendre pour modèle le fameux héros camusien ? Pour tenter de répondre à cette question plus pointue, reportons-nous au contexte rédactionnel de La peste. En 1946, soit durant l’année exacte de la rédaction du roman, Camus prononce, à l’Université Columbia de New York, une conférence au titre percutant : « La crise de l’homme ». Cette expression se rapporte à sa génération, qu’il décrit ainsi : « elle ne croyait à rien et elle vivait dans la révolte. […] Quant à la morale traditionnelle de notre société, elle nous paraissait […] une monstrueuse hypocrisie[42] ». C’est dans ce contexte singulier d’une « crise de l’homme » que l’écrivain compose son roman et forge son personnage de médecin. Or Émond s’y réfère, en entrevue, parce que sa propre collectivité traverse une crise similaire[43]. Le parallèle qu’il dessine entre les deux conjonctures culturelles (entre l’Europe de 1946 et le Québec contemporain) touche vraisemblablement, avançons-nous, la raison pour laquelle la deuxième a produit des rejetons de Rieux.

Il y a quelques décennies, le catholicisme faisait partie intégrante de l’identité canadienne-française. Sa mise à mort aussi rapide que radicale par la Révolution tranquille se double d’une rupture avec le patrimoine, d’un déracinement qui entraîne la perte du lien entre passé et présent. L’anomie, le désenchantement spirituel, le « coma des facultés morales[44] » qui en résulte frappent une société éclatée. Émond ne se confit pas dans une religiosité rétrograde, mais se démarque de ce nihilisme ambiant pour poursuivre une quête qui « s’oppose à la montée de l’individualisme et du cynisme qui caractérisent notre époque[45] ». Cherchant à redonner sens et grandeur à l’aventure humaine, il préconise le devoir social : une valeur que véhiculent ses films La neuvaine et La donation, après que l’a personnifiée l’éminent sidologue Réjean Thomas. Toutes ces manifestations font écho au docteur camusien Bernard Rieux, comme si celui-ci tenait lieu de véritable mentor.