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Consacré à trois « Logothètes » – d’après la formule de Roland Barthes (Sade, Fourier, Loyola) – de la littérature québécoise, l’essai de Martin Jalbert emprunte son titre à Pierre Nepveu (L’écologie du réel) tout en l’infléchissant dans le sens politique et philosophique. Le « sursis littéraire » dont il est question ici est moins l’appellation d’une « littérature en sursis » que l’expression de l’invalidation de la « politique de l’émancipation » à l’oeuvre dans les poétiques de Gauvreau, de Miron et d’Aquin. Entre la contingence de la langue (voire du langage) et la nécessité du style (le verbe incarné), la prise de parole est elle-même prise dans une double contrainte (double bind) qui lui fait assister à sa propre mort lors même qu’elle tente de s’en affranchir. C’est de ce constat contradictoire, plus que paradoxal, que Jalbert est parti pour explorer les politiques aporétiques des trois auteurs qu’il a mis à son programme de lecture.

Si l’ouvrage tente de répondre à la question de Nietzsche reformulée par Bataille – comment devient-on un sujet souverain ? –, les réponses qu’il apporte soulignent plus qu’elles ne résolvent la contradiction inhérente à ce projet d’émancipation : comment se déprendre d’un assujettissement tout en restant « sujet », aussi « souverain » puisse-t-il se penser ? Ce qui devient évident à la lecture des trois auteurs auscultés (en particulier Miron et Aquin), c’est que le projet objectif d’une souveraineté politique ne peut pas tenir lieu de panacée pour remédier à un manque chronique d’émancipation subjective. Le sursis littéraire sera donc le lieu d’expérimentation d’une parole souveraine arrachée à « la contingence langagière » (p. 16), consciente des limites de son exercice, mais aussi résolue à ne pas céder le terrain péniblement conquis. La notion d’« inconscient esthétique », empruntée à Rancière, devient capitale pour penser ce manque à gagner que les gains obtenus rendent encore plus criant.

La première étude consacrée à Gauvreau s’intéresse à la pharmacopée exploréenne. Inspiré de Derrida (La pharmacie de Platon), ce chapitre est à la fois le plus original et – peut-être pour cette raison même – le plus contestable du livre. Le diagnostic posé par le laboratoire Jalbert a de quoi nous étonner : l’écriture automatique, et en particulier l’activité poétique de Gauvreau, serait « une pratique de santé qui unit action voulue et processus involontaire » (p. 39), « la diète d’un esprit qui se livre aux puissances pathiques et opaques de la vie » (p. 43). Que l’automatisme ait visé la libération des esprits sclérosés est un fait indubitable, que la démarche poétique du « principal critique automatiste » se soit voulue thérapeutique est moins évident. Sans évoquer la fin tragique du poète, une autre lecture de son oeuvre soulignerait l’aspect foncièrement pathologique, maladif ou dépressif, de sa personnalité littéraire. Or Jalbert est bien conscient de ce paradoxe, ou plutôt de cette contradiction incontournable. Il voit juste quand il décèle au fondement de la poétique gauvréenne un combat titanesque voué à l’échec (les Titans ont été détrônés par les Dieux qui sont eux-mêmes destinés à l’anéantissement) entre logos et pathos. Transposé au plan politique, cet échec individuel devient néanmoins la possibilité d’une cure collective : « Cette contradiction apparente qui affecte la pensée automatiste pourrait se résumer ainsi : c’est en fonction de cette séparation entre l’art et la politique que l’art et la littérature peuvent se présenter comme l’anticipation d’une nouvelle configuration de la collectivité » (p. 51).

Le chapitre dédié à Miron est sans doute celui qui fera le plus consensus. Sur ce terrain, Jalbert s’aventure bien peu au-delà de ce que la critique mironienne a déjà mis en lumière de contradictions dans le parcours tortueux du poète « national ». Et pourtant, c’est sans doute à Miron, plus qu’à Gauvreau, qu’une quête de santé – individuelle et collective – ou une volonté de jouvence peut être attribuée. Nul écrivain n’a autant dénoncé l’aliénation québécoise en en appelant à la décolonisation, combattu à ce point la réification du réel qui nous tenait lieu d’arène politique. Or cette dénonciation passait par « une expérience dysphorique de dissolution de soi » (p. 85) qui travaillait (selon les mots de Nepveu convoqués par Jalbert) le poème contre et avec le non-poème : « Avant même d’approcher de son but, la quête mironienne traverse plusieurs mondes et plusieurs manières de mettre la poésie en contradiction avec elle-même. » (p. 88) Comme chez Aquin qu’il anticipe – plus que Gauvreau dont il serait l’héritier –, Miron aurait compris que la résurrection devait d’abord passer par la mise à mort du sujet québécois, ce « Québécanthrope » en voie de disparition avant même qu’il ne naisse.

La troisième étude de cas porte sur Aquin (Prochain épisode), non sans un bref détour par Godbout (L’aquarium) et Somcynsky (Les rapides) afin d’éclairer la logique des « révolutions contrariées ». Jalbert se penche surtout dans ces pages sur la transposition de la révolution qu’opère Aquin dans l’écriture de son roman « révolutionnaire » : « scène sur laquelle se jouera non pas l’irréconciliation entre l’esthétique et la politique ou l’irréconciliation des esprits avec l’idée de révolution, mais une guerre entre des formes d’écritures, dans laquelle interviendra la révolution » (p. 157). Guérilla amoureuse plus qu’acte terroriste, Prochain épisode devient le lieu où le projet de la révolution politique ne peut se réaliser sans celui, plus souterrain, d’une révolution sexuelle (copernicienne, pour ne pas dire copernicieuse) : « Cet aspect prend deux grandes formes qui sont deux procédures de figuration : la psychologisation et la stylisation de la révolution » (p. 162). Jalbert renoue ici avec son analyse du cas Gauvreau, alléguant semblablement chez Aquin une « médecine émancipatrice » qui soit « un véritable pharmakon » (p. 164). Sans contester cette ordonnance, c’est à Trou de mémoire, plus qu’à Prochain épisode, qu’elle s’applique le mieux, le pharmacien de ce deuxième roman révolutionnaire s’inoculant à fortes doses « les remèdes [qui] sont aussi bien des poisons que des contre-poisons » (p. 182). Si le médecin avait tenu compte davantage de la critique aquinienne dans son analyse très fine mais quelque peu tronquée de ce cas complexe, peut-être aurait-il été amené à modifier en partie le sens de sa prescription.

Quelles que soient les réserves que le lecteur attentif pourra nourrir à l’égard de certaines lectures effectuées par Martin Jalbert dans Le sursis littéraire ou en regard de quelques sources critiques qui étayent ses analyses, il devra reconnaître au final que l’auteur a bien répondu à la question essentielle esquivée par Sartre : « Que peut la littérature ? Tout et rien, c’est-à-dire ce que peuvent en faire des lecteurs s’appropriant ou non ce pharmakon disponible pour tout le monde et pour de nouveaux emplois » (p. 197). Si l’analyse « du pouvoir des mots doit prendre appui sur la condition pharmaceutique de l’écriture » (p. 196), le médecin en recommandera la lecture à son patient, et l’analysant à son analyste.