Recensions

Martin Jalbert, Le sursis littéraire. Politique de Gauvreau, Miron, Aquin, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2011[Record]

  • Gilles Dupuis

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  • Gilles Dupuis
    Université de Montréal

Consacré à trois « Logothètes » – d’après la formule de Roland Barthes (Sade, Fourier, Loyola) – de la littérature québécoise, l’essai de Martin Jalbert emprunte son titre à Pierre Nepveu (L’écologie du réel) tout en l’infléchissant dans le sens politique et philosophique. Le « sursis littéraire » dont il est question ici est moins l’appellation d’une « littérature en sursis » que l’expression de l’invalidation de la « politique de l’émancipation » à l’oeuvre dans les poétiques de Gauvreau, de Miron et d’Aquin. Entre la contingence de la langue (voire du langage) et la nécessité du style (le verbe incarné), la prise de parole est elle-même prise dans une double contrainte (double bind) qui lui fait assister à sa propre mort lors même qu’elle tente de s’en affranchir. C’est de ce constat contradictoire, plus que paradoxal, que Jalbert est parti pour explorer les politiques aporétiques des trois auteurs qu’il a mis à son programme de lecture. Si l’ouvrage tente de répondre à la question de Nietzsche reformulée par Bataille – comment devient-on un sujet souverain ? –, les réponses qu’il apporte soulignent plus qu’elles ne résolvent la contradiction inhérente à ce projet d’émancipation : comment se déprendre d’un assujettissement tout en restant « sujet », aussi « souverain » puisse-t-il se penser ? Ce qui devient évident à la lecture des trois auteurs auscultés (en particulier Miron et Aquin), c’est que le projet objectif d’une souveraineté politique ne peut pas tenir lieu de panacée pour remédier à un manque chronique d’émancipation subjective. Le sursis littéraire sera donc le lieu d’expérimentation d’une parole souveraine arrachée à « la contingence langagière » (p. 16), consciente des limites de son exercice, mais aussi résolue à ne pas céder le terrain péniblement conquis. La notion d’« inconscient esthétique », empruntée à Rancière, devient capitale pour penser ce manque à gagner que les gains obtenus rendent encore plus criant. La première étude consacrée à Gauvreau s’intéresse à la pharmacopée exploréenne. Inspiré de Derrida (La pharmacie de Platon), ce chapitre est à la fois le plus original et – peut-être pour cette raison même – le plus contestable du livre. Le diagnostic posé par le laboratoire Jalbert a de quoi nous étonner : l’écriture automatique, et en particulier l’activité poétique de Gauvreau, serait « une pratique de santé qui unit action voulue et processus involontaire » (p. 39), « la diète d’un esprit qui se livre aux puissances pathiques et opaques de la vie » (p. 43). Que l’automatisme ait visé la libération des esprits sclérosés est un fait indubitable, que la démarche poétique du « principal critique automatiste » se soit voulue thérapeutique est moins évident. Sans évoquer la fin tragique du poète, une autre lecture de son oeuvre soulignerait l’aspect foncièrement pathologique, maladif ou dépressif, de sa personnalité littéraire. Or Jalbert est bien conscient de ce paradoxe, ou plutôt de cette contradiction incontournable. Il voit juste quand il décèle au fondement de la poétique gauvréenne un combat titanesque voué à l’échec (les Titans ont été détrônés par les Dieux qui sont eux-mêmes destinés à l’anéantissement) entre logos et pathos. Transposé au plan politique, cet échec individuel devient néanmoins la possibilité d’une cure collective : « Cette contradiction apparente qui affecte la pensée automatiste pourrait se résumer ainsi : c’est en fonction de cette séparation entre l’art et la politique que l’art et la littérature peuvent se présenter comme l’anticipation d’une nouvelle configuration de la collectivité » (p. 51). Le chapitre dédié à Miron est sans doute celui qui fera le plus consensus. Sur ce …