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Voici un livre-fleuve écrit par un jeune historien talentueux qui n’a pas eu froid aux yeux. Des forêts et des rivières en remontant jusqu’aux symboles collectifs en passant par la représentation de l’Autre, l’ouvrage multiplie les regards sur un objet qui, loin d’être enserré dans l’analyse, se déploie à travers elle. Stéphane Savard n’a pas ménagé ses ambitions : étudier Hydro-Québec à travers autant de jumelles pendant une période limitée, ç’aurait déjà été beaucoup. Embrasser son objet sur une durée de près de 70 ans, c’était tout un défi, surtout en se proposant d’examiner les mutations des représentations symboliques et identitaires associées à (ou générées par) Hydro-Québec dans la perspective d’une « lutte de représentations ». On saura gré à l’historien de ne pas avoir divisé ce gros livre (435 pages) en tranches chronologiques, mais d’avoir osé employer une division thématique qui sied bien, d’ailleurs, à son approche. En fait, chaque chapitre couvre toutes les périodes du livre, ce qui accommode le lecteur pressé en lui offrant plusieurs portes d’entrée sans l’égarer, tout en incitant à réfléchir sur la continuité/discontinuité d’une panoplie d’objets. Le lecteur attentif y trouvera davantage : une construction patiente et rigoureuse dans laquelle les thèmes abordés s’éclairent différemment à mesure qu’ils font leur apparition.
Quels sont-ils, ces angles et ces thèmes ? Malgré un enchaînement qui évoque la tripartition braudélienne (territoires, économie, société), Stéphane Savard n’impose pas au lecteur une construction de la cave au grenier ; il prend plutôt soin de confronter les données brutes de l’infrastructure aux discours portés sur elle. Les magnifiques photographies qui accompagnent l’ouvrage, comme celle de la rivière Manicouagan déchaînée (p. 91), donnent le ton à cette odyssée québécoise qui s’amorce par la découverte et le développement des capacités de maîtrise de la nature. La conquête du Nord et l’ouverture du territoire caractérisent le chapitre 3 (« Les modes d’occupation de l’espace »), dans lequel S. Savard établit les balises symboliques géographiques qui lui serviront par la suite, notamment dans la partie suivante (« L’appel à la modernité »), où elles servent de tremplin pour construire et projeter une société moderne. Il s’agit bien sûr d’une certaine représentation de la modernité, que l’auteur remet habilement en jeu en considérant les stratégies utilisées pour promouvoir ici une identité, là un modèle sociétal, là une certaine inscription dans l’américanité. Les chapitres 4 et 5, sur l’économie et la technologie, ont une fonction pivot dans l’ouvrage : on y voit clairement le passage de l’idée de rattrapage (1944-1960) à celle de savoir-faire (1960-1980) à la remise en question, lors de la période allant de 1980 à 2005, des constructions symboliques précédentes.
La troisième partie (« Faire société avec ou sans l’Autre ») aborde plus directement les considérations sociales, identitaires et communautaires. Autour de la question « à quoi, à qui sert Hydro-Québec ? », S. Savard examine les divers contextes de réception des potentialités de l’hydroélectricité, du clérico-nationalisme des années 1950 misant sur le coopératisme, à l’instrumentalisation d’Hydro-Québec aux fins d’un Québec émancipé après la Révolution tranquille, jusqu’à la remise en question mémorielle de l’apparente unanimité des années 1960 par la suite. S. Savard étudie finement le travail sur la mémoire effectué pour solidifier les liens entre citoyens, et ce, au moment (la fin des années 1970) où l’on entre dans le présentisme. Les usages du passé, tout en fortifiant l’épopée hydro-québécoise et en générant des lieux de mémoire, renvoient de plus en plus à diverses options liées au pacte social et au rôle en devenir de la société d’État : se conformera-t-elle aux diktats du marché ? ; quel sens son apport à la collectivité prendra-t-il ?
S’appuyant principalement sur les débats de l’Assemblée législative ou nationale du Québec, l’historien cerne cette lutte des représentations dans l’arène parlementaire. Cette limite des archives était sans doute nécessaire pour un tel projet, mais elle n’en constitue pas moins l’angle mort du livre : jusqu’à quel point ces représentations et ces symboles sont-ils partagés par le « groupe de référence » (francophone) et les autres groupes au fil du temps ? Si la diversité de l’outillage méthodologique permet à l’historien de revitaliser des débats parlementaires souvent au seuil de la répétition ou du convenu, il n’évite pas toujours les longueurs et l’accumulation de citations qui font parfois tourner à vide le moulin des problématiques.
Puisque Stéphane Savard utilise la périodisation classique 1944-1960 / 1960-1980 / 1980-2005, on aurait pu craindre un retour au vieux canevas moderniste, mais non. L’ouvrage établit avec force la continuité de plusieurs discours et représentations à propos d’Hydro-Québec, du gouvernement d’Adélard Godbout à celui de Maurice. Duplessis et ainsi de suite. Contre le mythe d’une Union Nationale insensible aux intérêts économiques, l’historien démontre un socle sémantique transversal aux décennies 1940 à 1960 et même plus avant, ce qui n’empêche l’historien, grâce à une analyse fine des discours parlementaires, de cerner les mutations. Une des discontinuités majeures qu’il repère concernent l’Autre autochtone (chapitre 7) qui, après avoir subi le paternalisme de l’État, réintègre graduellement l’arène publique à partir des années 1960, utilisant habilement les fenêtres d’opportunité qui lui permettent de rétablir un rapport de force. S. Savard ne se laisse d’ailleurs pas amadouer par le discours de l’État, prompt à étaler sa magnanimité, son respect et son ouverture face à l’Autre autochtone malgré ses atermoiements pour lui accorder une reconnaissance réelle.
Stéphane Savard souhaite enfin que son livre contribue à revaloriser le rôle de l’historien dans la Cité en décortiquant les discours politiques et ce à quoi ils renvoient (mythes, symboles, justifications, stratégies discursives, dissimulation du de la real politic…). L’objet est particulièrement bien choisi pour cette mission et le lecteur, après la lecture de l’ouvrage, ne pourra plus entendre une évocation ou un discours à propos d’Hydro-Québec de la même façon. C’est déjà beaucoup, faut-il dire, pour un livre d’histoire.