Article body

Introduction

Dans ce texte, nous proposons une réflexion appuyée par des études de cas et alimentée par la littérature académique, mais aussi guidée par le souci d’interpeller les acteurs de terrain. Une invitation à réfléchir sur la place de la culture dans le développement local, et particulièrement dans celui des villes. L’idée d’entreprendre une recherche sur le rôle de la culture dans le déploiement des territoires vient d’abord de notre expérience vécue à travers plusieurs projets de développement local et communautaire promus par le secteur privé ou associatif. À cet égard, nous avons créé et présidé durant cinq ans l’Association des Centres locaux de développement du Québec et été en contact avec de nombreux projets (1998-2003). Nous avions remarqué que chaque fois qu’un projet affichait un contenu culturel ou ce « supplément d’âme » porté par la culture, la population et les acteurs locaux réagissaient émotivement. Peu d’entre eux restaient indifférents à ces projets où les entrepreneurs opèrent dans la sphère affective, s’invitent dans le domaine des sentiments et s’engagent dans les territoires imprévisibles des valeurs personnelles.

Comme on l’exprimera plus loin, nous partons de l’idée que la culture est sujet c’est-à-dire moteur de développement. Il s’agit donc moins d’analyser les politiques culturelles au sens strict du terme (voir par exemple les travaux de Breux et Collin, 2007 ; Gattinger et Saint-Pierre, 2011 ; Gauthier et Roy-Valex, 2013), que de replacer la culture parmi les facteurs constitutifs du développement de nos territoires. Le contexte qui est le nôtre surtout, mais non exclusivement québécois, nous permet de considérer la culture comme le fer de lance du développement et de la revitalisation urbaine. L’objectif de ce texte est donc de montrer le caractère fécond d’une approche par la culture du développement local. Pour ce faire, nous procédons à une analyse, à la fois descriptive et historique, qui vise à faire les liens entre les changements globaux et les défis contemporains des villes du Québec.

Au cours des lignes qui suivent, nous revenons dans un premier temps sur l’affirmation de la culture comme un facteur explicatif et un levier de développement des territoires, impliquant un changement de paradigme du développement, et la prise en compte de la culture dans le développement des sociétés. Ce panorama général nous amène ensuite à nous recentrer sur l’échelon local, en explorant les formes du développement culturel, ses conditions locales, ainsi que les éléments déclencheurs qui semblent être favorables à l’impulsion d’un développement culturel. Enfin, nous aborderons les bénéfices et raisons d’être de l’action culturelle, ici considérée comme un facteur de développement dont l’influence est souvent sous-estimée. Ce cheminement nous amènera finalement à identifier, avec les acteurs de terrain, cinq propositions pour des villes culturelles.

1. Un nouveau paradigme de développement

Rappelons que le régime économique issu de la période d’après-guerre, aussi appelée période fordiste ou les Trente glorieuses, misait sur le triangle État, patronat et syndicat. Ce régime a été mis à mal au milieu des années 1970 avec les crises du pétrole. Souvent qualifié de régime post-fordiste, le nouveau modèle de développement qui en a émergé est issu de l’effet combiné des dynamiques de libéralisation et de mondialisation des marchés financiers et de la déréglementation imposée par les politiques néolibérales. Avec comme résultat que les États-nations ont perdu la maîtrise d’un certain nombre de leurs instruments de politique économique (Fillion, 1995). Il s’en est suivi une période de bouleversements politiques, économiques et sociaux qui a fait émerger une quatrième force économique, la société civile.

On s’entend généralement pour définir la société civile comme « l’ensemble des rapports interindividuels, des structures familiales, sociales, économiques, culturelles, religieuses, qui se déploient dans une société donnée, en dehors du cadre et de l’intervention de l’État » (voir Giroux dir. 2001). Nous éviterons l’aspect réducteur souvent accolé à la société civile présentée comme le substitut à rabais du désengagement de l’État pour lui préférer le rôle de gisement de créativité, d’innovation et de partenaire du développement durable de nos sociétés contemporaines. Les travaux du Groupe de recherche européen sur les milieux innovateurs (GREMI) sont éclairants à cet égard.

C’est en examinant le fonctionnement de l’économie française après la première crise pétrolière (1973) que le fondateur du GREMI, Philippe Aydalot, fit son premier constat : dans le régime fordiste des années 1945 à 1975 ce sont les grandes entreprises qui assuraient le développement économique, mais à compter de la seconde moitié des années 1970, ces grandes entreprises ne semblaient plus en mesure d’impulser l’activité économique territoriale.

Pourtant, paradoxalement, des dynamiques locales surgissaient et des territoires se distinguaient par leur dynamisme, là où on ne s’y attendait pas. Des PME se créaient dans des zones jusque là dévitalisées alors que des bastions industriels tombaient en désuétude (Aydelot, 1986). Se posait alors une question qui ouvrira tout un nouveau champ de recherche : pourquoi certains territoires se développent et innovent, alors qu’ils étaient restés longtemps sous-développés industriellement, tandis que des territoires très industrialisés tombent dans la crise et n’arrivent pas à refaire surface ?

En d’autres termes, selon des chercheurs du GREMI, la logique organisationnelle en germe dans un système économique se déploie non seulement dans l’organisation de la production, mais aussi dans l’espace habité de telle sorte que l’organisation productive et l’organisation territoriale s’appuient l’une sur l’autre et sont étroitement interdépendantes. Cette approche constitue une nouveauté par rapport aux théories antérieures et néo-classiques qui mettaient de l’avant la convergence industrielle et la localisation des entreprises ainsi que le soutient la thèse de François Perroux (1964) sur les pôles de développement.

Ces recherches ont démontré que l’économie contemporaine n’est plus le seul fait de la recherche/développement effectuée dans la grande entreprise, mais que l’innovation, la créativité sont portées avant tout par le milieu. Elles ont aussi permis à Philippe Aydalot de concevoir une nouvelle théorie du développement local axée sur les milieux innovateurs où la présence et la participation des citoyens et des citoyennes occupent une place de choix. Cette théorie, rappelons-le, a été élaborée au milieu des années 1980. Depuis, deux courants économiques se sont développés ; l’un qui favorise l’enrichissement de l’actionnariat — le néolibéralisme, et l’autre qui soutient la réalisation d’objectifs sociaux ou collectifs — l’économie sociale. C’est dans ce dernier courant que se trouvent les nombreuses initiatives culturelles et identitaires qui, souvent, font la différence entre les milieux dynamiques et ceux qui stagnent.

2. Penser la culture dans le développement de sociétés

Dans l’évolution récente du Québec, le facteur Culture (Brault, 2009) a joué, à maintes occasions, un rôle déterminant. Rappelons simplement la publication, en 1948, du Refus global par les artistes automatistes et Paul-Émile Borduas, ou encore, l’émeute du Forum causée par la suspension de Maurice Richard, en 1955. Ces deux événements ont sonné le réveil d’une nation soumise et docile qui se retrouvait dans ces manifestations. Le premier s’insurgeait contre l’emprise d’un clergé omnipotent sur la population alors que l’autre révélait l’injustice d’une attitude arrogante envers un héros du stade qui était traité injustement, à l’image de toute la société canadienne-française de l’époque. Les deux correspondaient à l’état d’esprit du moment.

Un autre exemple est celui de la campagne de la nationalisation de l’électricité qui, en 1962, a certes engendré des retombées économiques dont tout le Québec profite encore aujourd’hui. Mais à l’évidence, ses effets sur la culture, sur la capacité de la nation québécoise de construire des oeuvres immenses comme Manic V et LG2 ont été tout aussi importantes. Moins de 20 ans après s’être fait dire par des leaders capitalistes anglophones que les Québécois francophones ne seraient jamais capables de construire ces grands ouvrages, René Lévesque aura vu l’expertise des ingénieurs québécois sollicitée partout à travers le monde et particulièrement pour gigantesque barrage des Trois-Gorges.

En lui offrant un défi à sa mesure et en mettant à sa disposition les moyens pour le relever, René Lévesque a démontré que la population québécoise était capable de grandes choses. Les retombées de la nationalisation de l’électricité ne s’évaluent pas qu’avec des indicateurs économiques ; la fierté, le sentiment d’appartenance, le sentiment d’être capable de soulever des montagnes sont des indicateurs culturels qui ne se comptabilisent pas et ne s’achètent pas en pharmacie. Et pourtant, les cas que nous avons étudiés démontrent qu’ils contribuent de façon tangible au développement de leur milieu.

Plus près de nous, le débat entourant la Charte de la langue française (1977) et la publication de la Politique québécoise du développement culturel (1978) ont confirmé le rôle de la culture dans l’évolution de la société québécoise en élargissant la définition de la culture à l’ensemble des modes d’être, de penser et d’agir de notre société.

3. Le développement culturel au niveau local

La promotion du développement local a toujours été un secteur d’activité important sur le plan municipal. En période post-fordiste, ce secteur d’intervention prend cependant un poids sans précédent. Contrairement aux mesures de promotion économique de cette période qui servaient surtout à attirer des entreprises manufacturières, les mesures récentes misent sur une plus grande variété d’activités économiques : emplois du secteur tertiaire, activités commerciales, entrepreneuriat local, tourisme, etc. Dans tous ces secteurs, on trouve une place grandissante d’activités collectives et associatives, particulièrement dans le domaine culturel et identitaire.

Au sens large, toutes les villes du monde pourraient être qualifiées de culturelles puisque, selon l’UNESCO, elles sont l’expression des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social. Dans une publication récente, nous en avons retenu quelques-unes qui ont choisi, au Québec et en France, de permettre à leurs artistes et travailleurs culturels de contribuer à leur développement et à leur identité (Leclerc, 2018). Dans cette recherche, nous avons analysé le cas de la revitalisation du quartier Saint-Roch, à Québec, ainsi que ceux de Plessisville, de Val-David, de L’Anse-à-Beaufils, de Gatineau et de deux villes françaises, Roubaix et Thiers.

Nous aurions pu en choisir plusieurs autres à travers le monde. Songeons, par exemple, à certains quartiers de Montréal, comme le Mile-End, le Quartier des spectacles, ou le quartier Saint-Michel avec les Arts du cirque. Mais aussi à Vaudreuil-Soulanges où la médiation culturelle a cimenté une communauté multiethnique. À Saint-Jean-Port-Joli, que les frères Médard, Jean-Julien et André Bourgault ont fait connaître avec leurs sculptures sur bois. À Baie-Saint-Paul, où René Richard a attiré de nombreux peintres de paysage. À Gaspé, où Claudine Roy a invité des skieurs de partout au monde à faire la Grande traversée culturelle de la Gaspésie. À Saint-Élie-de-Caxton, avec les légendes de Fred Pellerin. À Natashquan identifiée à Gilles Vigneault. Et plusieurs autres lieux comme les célèbres fresques de Lyon, les machines articulées de l’Île de Nantes, la concession française de Shanghai, etc. Mais le but de l’exercice n’était pas d’en faire un inventaire. Nous avons plutôt voulu montrer comment certaines d’entre elles ont réussi à se donner un milieu de vie agréable et à se distinguer par des investissements en culture et un soutien aux artistes.

Chaque cas est différent, parce que le résultat de la symbiose entre les habitants, leur territoire et leur histoire est unique. Chaque fois, nous avons pu le constater, les artistes et la culture apportent ce supplément d’âme qui distingue les communautés humaines les unes des autres et contribue à leur renommée et à leur développement sous toutes ses formes. Ce que nous avons constaté, toutefois, c’est que cette forme de développement n’arrive pas toute seule comme la génération spontanée ; un principe mobilisateur doit agir pour que le développement se réalise.

4. Les conditions locales du développement culturel : l’élément déclencheur

Dans chacun des cas analysés, nous avons observé que le changement est survenu grâce à un élément déclencheur : une élection municipale, un leader local, un artiste qui prend les choses en main, etc. Le changement ne survient pas tout seul : selon Lionel Groulx « Les idées marchent… pourvu qu’elles aient des porteurs. » (cité dans Jean, 1999 : 25). On observe également que le gouvernement municipal est un acteur de premier plan en raison de sa responsabilité dans l’aménagement du territoire et de sa proximité avec les acteurs locaux. Du reste, plusieurs nouvelles responsabilités ont été confiées aux gouvernements de proximité au cours du dernier quart de siècle en raison de la difficulté — ou de l’incapacité, affirment certains — des États nationaux à résoudre certains problèmes sociaux. Ce sujet est bien documenté, voir, entre autres les travaux de Benjamin Barber (2013), Edward Gleaser (2011), Richard Florida (2005), et plus généralement ceux du Centre de recherche sur le développement territorial (CRDT).

Un politologue étatsunien, J. W. Kingdon (1984), a analysé le phénomène de la prise de décision dans le cadre des politiques publiques. Il est arrivé à la conclusion que le changement survient lorsque se présente une ouverture favorable (ou window of opportunity), c’est-à-dire un élément déclencheur. Sur les sept cas que nous avons retenus, quatre correspondent assez bien à la notion d’ouverture favorable identifiée par Kingdon, puisque l’élément déclencheur a été l’arrivée d’une nouvelle équipe au conseil municipal. Dans deux autres cas, le changement a été provoqué par un artiste ayant fait valoir son projet, d’une part, et par un citoyen engagé dans son milieu, d’autre part. À Gatineau, il semble évident que l’élément déclencheur pourrait aussi venir du conseil municipal même si plusieurs initiatives récentes émanant d’artistes et de travailleurs culturels pressent le conseil municipal de recourir à une stratégie de développement culturel comme marqueur identitaire pour la ville. Nous avons également constaté que la détermination ou la volonté d’aller de l’avant constituait un élément essentiel du processus. Dans tous les cas d’espèce, la culture et les artistes ont été le facteur de développement ou de revitalisation de leur milieu.

Toutefois, selon Kingdon, avant que l’ouverture favorable ne se présente trois conditions de base sont nécessaires : un problème à résoudre (problem stream), une ou des solutions à proposer (solution stream) et un compromis acceptable négocié par les responsables politiques (policy stream). Néanmoins, même si ces conditions de base sont présentes, le changement pourrait ne pas se produire, conclut-il. Le changement ne survient que si l’élément déclencheur se présente.

Dans les cas que nous avons examinés, à l’exception de Val-David et de L’Anse-à-Beaufils, c’est l’élection d’une nouvelle équipe municipale qui a fait la différence. La volonté d’aller de l’avant s’est incarnée dans une équipe de conseillers municipaux résolue à opérer le changement souhaité par la population. Et chaque fois, le discours public précède l’action. Le déclencheur du changement fait preuve de courage, de détermination et de ténacité. Le changement durable s’effectue par des marathoniens ; la velléité n’a pas sa place ici. En d’autres mots, pour réussir, il ne suffit pas d’essayer, il faut persévérer.

Par ailleurs, le changement durable exige d’être démontré, car il s’opère d’abord dans la sphère publique où les opinions sont multiples. À Plessisville, à Val-David, à Québec, il aura fallu expliquer, deux fois plutôt qu’une, la nécessité d’un changement. Pour réussir la revitalisation du centre-ville de Gatineau, les élus municipaux auraient avantage à s’inspirer des réussites celles du quartier Saint-Roch, de Plessisville, de Val-David et des autres villes que nous avons analysées. Ces élus étaient certes portés par des initiatives de la société civile, mais ils ont entendu et compris qu’il fallait agir.

À Québec, le conseil municipal avait appuyé un consortium étranger qui avait importé un concept qui ne cadrait pas du tout avec l’histoire et le vécu de la population du quartier Saint-Roch. Celle-ci a jeté le projet aux orties et a montré la porte aux élus municipaux qui proposaient un tel projet. La population n’accepte plus béatement les solutions imposées par le haut. La société civile est organisée et appuyée par des personnes engagées et instruites, comme on l’a vu dans le quartier Saint-Roch avec l’intervention des étudiants et des professeurs des sciences sociales de l’Université Laval. Mais pourquoi choisir la culture comme facteur de développement ?

5. La culture, facteur de développement

De façon conceptuelle, nous définissons la culture comme sujet, comme un facteur de développement plutôt que comme objet ou un produit de la culture et de la créativité. Dans le premier cas, elle est considérée comme un investissement alors que dans le second, elle entre dans la catégorie des dépenses de programme. Aux yeux de la population et de bon nombre d’élus municipaux : la perception à l’égard d’une décision de l’administration publique est bien différente selon qu’il s’agisse d’un « investissement » ou d’une « dépense ». Pour un élu municipal plutôt indifférent à l’égard de la culture, investir dans un projet culturel qui pourrait engendrer des revenus à moyen ou long terme n’aura pas la même signification qu’une dépense de programme.

Plusieurs auteurs[1] qui ont mené des recherches sur le sujet affirment que l’action culturelle joue un rôle catalyseur et mobilisateur auprès des habitants de la ville. La culture leur apparaît comme un moyen privilégié pour favoriser le rapprochement ou la convivialité des résidents et stimuler leur capacité créative. Ces auteurs constatent que l’action culturelle agit comme levier auprès des autres activités de la vie urbaine.

De plus, ces mêmes auteurs soulignent que le leadership assumé par la gouvernance urbaine joue un rôle essentiel dans le développement d’un territoire. Ainsi s’attend-on à ce qu’elle définisse des objectifs, planifie des actions et mobilise les acteurs qui vont les concrétiser au moyen de politiques publiques appuyées sur les valeurs intrinsèques de la culture. Ces valeurs et ces concepts stimulent la mobilisation de la base militante citoyenne autour des orientations émises par la gouvernance urbaine.

Par ailleurs, nous avons vu que la Ville, à elle seule, ne peut tout faire. Insistons sur l’importance de reconnaître la participation des groupes ou comités de citoyens à l’oeuvre sur le territoire, d’autant plus et d’autant mieux que ces groupes contribuent à créer un climat susceptible de faire naître des idées nouvelles. En outre, nous savons que ces citoyens et citoyennes sont devenus beaucoup plus critiques depuis la démocratisation de l’enseignement et l’arrivée des médias sociaux. Cette tendance s’est renforcée avec l’arrivée de l’économie sociale et solidaire, une économie fondée sur des valeurs humaines qui témoignent de la culture des communautés.

6. L’action culturelle et la ville

Dans leur ouvrage intitulé La culture et le développement local, Xavier Greffe, Sylvie Pflieger et Antonella Noya établissent un lien entre l’action culturelle et la ville : « la culture améliore l’image du territoire, elle renforce la cohésion sociale, elle suscite une attention accrue des habitants en faveur de leur territoire et elle les incite à y entreprendre des projets » (2005 : 143).

En somme, les politiques de développement des territoires devraient être en mesure de soutenir l’interaction entre les individus, d’encourager la créativité, l’audace et la diversité culturelle.

Dans son livre intitulé Le quatrième pilier du développement durable : le rôle essentiel de la culture dans les politiques publiques (2001), le chercheur australien Jon Hawkes explique que la décennie 1990 a connu une évolution rapide de deux concepts appliqués au développement urbain : celui de la culture qui a intégré la dimension anthropologique, et celui de la protection de l’environnement qui s’est muté en celui de développement durable. Rappelons brièvement l’évolution de ces deux concepts au cours du dernier quart de siècle.

À la suite de la publication du rapport Brundtland, intitulé Notre avenir à tous (1987) à propos de l’urgence de protéger la nature, la préoccupation de l’environnement est venue s’ajouter aux deux autres piliers du développement urbain, l’économie et le social, omniprésents tout au long des Trente glorieuses de la période fordiste. Les États nationaux et les gouvernements municipaux ont tôt fait d’intégrer la protection de l’environnement à leurs programmes de gouvernance aux côtés du développement économique et du développement social.

Très rapidement, à partir du Sommet de Rio de Janeiro (1992) et dix ans plus tard, au Sommet de Johannesburg, le réflexe plutôt défensif de la protection de l’environnement s’est transformé en celui de la promotion du développement durable[2]. D’ailleurs, dès le début des années 1990, une réflexion s’amorçait autour de la culture et de son intégration aux pratiques de développement durable avec les travaux de la Commission mondiale de la culture et du développement, présidé par Pérez de Cuéllar, et qui a produit le rapport Notre diversité créatrice (1996). Trois ans plus tard, la Banque mondiale publiait une politique intitulée Culture and Sustainable Development : a framework for action qui reconnaissait la culture comme un vecteur de développement et ajustait ses programmes de soutien en ce sens.

Puis, ce fut la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle (2001) qui a profondément marqué l’évolution du concept de développement durable (Porcedda et Petit, 2011). Avec la proposition de Hawkes (2001), suivie de l’adoption de l’agenda 21 de la culture par l’association internationale Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU), en 2004, la culture est devenue une composante essentielle du développement urbain.

Mais Hawkes va plus loin s’agissant du rôle de la culture. Il soutient que tout projet de développement économique, social ou environnemental devrait être soumis à une grille d’évaluation culturelle, car, pour lui, l’être humain est avant tout un être culturel et tout projet de développement devrait respecter cette caractéristique fondamentale. Outre de considérer la culture comme le quatrième pilier du développement durable, il propose à la gouvernance urbaine de recourir à un tel cadre culturel pour analyser tout projet de développement. Ainsi, la culture n’est pas que le quatrième pilier du développement durable, mais le pilier central autour duquel gravitent les trois autres.

Le sociologue Fernand Dumont, fondateur de l’Institut québécois de recherche sur la culture avait lancé le chantier des histoires régionales, arguant que l’être humain forge sa culture à partir du potentiel du territoire qu’il habite, des relations sociales qui y sont vécues, etc. Aussi, un Gaspésien est-il différent d’un Abitibien, d’un Beauceron ou d’un Montréalais. Dans les milieux cosmopolites comme Montréal ou Toronto, la culture constitue le moyen privilégié de l’intégration des nouveaux arrivants à la communauté locale par l’histoire et les oeuvres artistiques. Voilà qui souligne l’importance de considérer la culture dans la dynamique urbaine, comme Hawkes nous invite à le faire.

7. La culture, un role d’influence trop souvent négligé

Dans une entrevue accordée au journal La Presse, Jean-Paul L’Allier soutient que cet engagement repose sur des valeurs intangibles qui constituent de véritables facteurs de développement : « La fierté, c’est le moteur du développement d’une ville, une fierté que tous doivent partager, grands commerçants autant que jeunes étudiants sans le sou. » (cité dans Lortie, 2012). Ces facteurs, pourrions-nous ajouter, sont souvent négligés parce que difficilement mesurables ; ce qui ne diminue pas pour autant leur rôle dans le développement local.

Ce constat est confirmé par Hervé Dupont, ingénieur et architecte lyonnais, spécialiste de l’urbanisme et de l’aménagement urbain, dans l’introduction du livre Aménager la ville par la culture et le tourisme de Maria Gravari-Barbas (2013 : 7)  : « Auparavant, ces fonctions plus immatérielles, sans être négligées par les villes, relevaient dans l’esprit de tous, d’autres instances et d’autres logiques que celles de l’aménagement […] et l’on ne voyait pas toujours l’intérêt d’un dialogue entre ces deux logiques, celle de la fabrication de la ville et celle de sa dimension culturelle et touristique. » Rappelant la place que les infrastructures ont toujours occupée dans la fabrication de la ville, il poursuit : « […] derrière ces fonctions matérielles, se cachent des fonctions plus immatérielles comme l’image, le rayonnement international, l’attractivité, la fierté des habitants et leur sentiment d’appartenance à la ville ou au contraire de mise à l’écart — toutes réalités qui transforment nos villes et orientent leur avenir plus sûrement que beaucoup de réalisations matérielles ».

8. Cinq proposition pour devenir une ville culturelle

Notre publication sur L’Action culturelle et le développement territorial débute par l’étude d’un cas particulièrement réussi, la revitalisation du quartier Saint-Roch, à Québec et se termine par celui de Gatineau qui offre un potentiel de redéploiement de son centre-ville par la culture très intéressant. Quatrième ville en importance au Québec avec ses 285 000 habitants, Gatineau est loin d’afficher pas un centre-ville aussi dégradé que celui de Québec de la fin des années 1980. Tant s’en faut.

Par contre, Gatineau doit relever le défi de taille qui est de se distinguer de la ville d’en face, Ottawa, capitale fédérale du pays, avec laquelle elle partage, du reste, un espace fonctionnel très élaboré. Comment se distinguer d’une ville trois fois plus populeuse où des milliers de Gatinois et Gatinoises se rendent tous les jours pour leur travail et qui offre des équipements culturels et touristiques de haut niveau ? Sans compter que la Commission de la capitale nationale est propriétaire d’une partie importante du territoire de la ville de Gatineau. À l’instar de plusieurs villes à travers le monde, Gatineau a choisi de se définir une personnalité à partir de son histoire et de la participation des artistes au développement urbain.

Dans cette perspective, nous avons demandé à des artistes et des travailleurs et travailleuses du domaine de la culture de nous expliquer à quoi ressemblerait Gatineau, devenue ville culturelle. Les réponses ont été aussi généreuses que pertinentes et correspondent aux tendances observées dans de nombreuses villes à travers le monde. Nous avons regroupé ces réponses sous cinq rubriques.

1. Connaître son territoire

La condition première pour qu’une ville soit reconnue comme ville culturelle est qu’elle traduise la géographie, l’histoire et les réalisations de ses habitants et de ses artistes dans ses choix de développement. Cela suppose de bien connaître son territoire. Considérer, par exemple, l’avantage de compter sur plusieurs parcs urbains qui rapprochent la population de la nature. Mais ces éléments ne constituent que le rideau de scène de ce vaste théâtre urbain.

Car une ville devient culturelle lorsqu’elle reconnaît et met en valeur les us et coutumes de ses résidents, son patrimoine et les oeuvres de ses artistes et artisans. L’identité d’une ville repose sur la connaissance de ses quartiers, de ses milieux de vie. Toute tentative d’homogénéisation de ces lieux de vie dans le but de définir une identité nouvelle pour une grande ville revient à vouloir créer une ville qui n’existe que virtuellement. Une ville se construit à partir de ses quartiers. Partir à la découverte de ces milieux de vie, redécouvrir leurs fondements historiques, mettre en valeur leurs caractéristiques sont autant de façons de créer une ville riche de sa diversité. Une ville fière de ce qu’elle est devenue en mettant en valeur chaque parcelle de son territoire.

2. Habiter son territoire

Un autre trait qui distingue une ville culturelle se trouve dans le fait qu’elle puisse donner la possibilité aux artistes d’y vivre et d’y gagner leur vie. Jean-Paul L’Allier nous expliquait qu’il a investi dans la restauration de la caserne de pompier de la rue Dalhousie, à Québec, avec l’intention de garder l’artiste Robert Lepage dans sa ville. Il a agi de même avec la rénovation du Palais Montcalm pour en faire le siège des Violons du Roi. « Autrement, ils seraient partis dans la métropole », ajoutait-il. Habiter le territoire signifie, pour les artistes, que la ville de Gatineau puisse les accueillir, leur faire une place et leur permette de contribuer à leur façon au développement de la ville.

3. Regrouper les activités culturelles

La plupart des artistes et travailleurs culturels que nous avons interrogés confirment l’importance de répondre à ces besoins par une concentration de lieux de résidence et de travail dans le secteur défini par le plan d’urbanisme. Plusieurs artistes et intervenants ont fait valoir l’importance de faire de la participation des artistes la pierre d’assise de la revitalisation d’un centre-ville comme elle l’a été pour la revitalisation du quartier Saint-Roch et de certains quartiers de Montréal.

4. Se doter d’une grande institution culturelle

La création d’une grande institution culturelle, locomotive de la stratégie de développement par la culture, est souhaitée par tous les artistes consultés. Ils y voient un lieu de développement intellectuel et d’animation où toutes les activités culturelles seraient offertes. Par contre, la gestation d’un grand projet culturel soulève des réactions de natures diverses dans la population et chez les élues et les élus municipaux. La documentation scientifique sur ce sujet (voir par exemple Chabbal, 2005 ; Pinson, 2009) nous renseigne sur le niveau d’acceptabilité sociale, le « risque construit » ou « invisible », la crainte de l’inconnu. De façon générale, les réactions de la population s’établissent comme suit : 25 % des citoyens sont en faveur, 25 % s’y opposent et l’autre moitié attend la direction du vent. Selon que le conseil municipal écoute les opposants ou plutôt les personnes disposées à aller de l’avant, les conséquences sur le plan urbain sont bien différentes ; la ville sera alors conservatrice ou progressiste.

Or, selon le géographe britannique David Harvey (1989), les villes sont en concurrence pour attirer chez elles des entrepreneurs-investisseurs devenus plus mobiles que jamais auparavant. Les villes qui préfèrent le statu quo et qui renoncent à se doter d’équipements d’envergure sont désavantagées par rapport à celles qui vont de l’avant. L’enjeu se porte alors sur l’implantation d’une infrastructure qui pourrait contribuer au rayonnement de la ville et offrir une palette de nouveaux services à ses citoyens. S’agissant d’une grande institution culturelle, tous les cas recensés démontrent que l’arrivée d’un tel équipement dans une ville stimule la vie culturelle, le développement intellectuel et l’apprentissage, la mixité sociale et l’intégration des immigrants, le réseautage, mais aussi l’entrepreneuriat, la recherche/développement, et la création d’entreprises. En somme, un tel équipement engendre des effets immatériels ou intangibles qui stimulent la créativité et le développement urbain sous toutes ses formes.

5. Exposer la culture

Selon les artistes consultés, une ville culturelle doit se faire voir, entendre, goûter, etc. Ils réfèrent surtout à l’art public et à l’art en public. Plusieurs villes choisissent de faire place à des oeuvres d’art visuel dans des endroits publics et la réponse enthousiaste des résidents et des visiteurs confirme le bien-fondé de ce choix. Même temporaires, comme les symposiums d’art public organisés en période estivale ou les sculptures de glace durant les « bals de neiges », ces événements reçoivent une large adhésion du public.

Autre exemple qui nous a été mentionné. Il existe de grands espaces libres dans les immeubles de bureaux des gouvernements du Canada, du Québec et des municipalités. Ne pourraient-ils pas être utilisés pour exposer des oeuvres d’art et faire connaître les artistes locaux ? Bref, une ville qui affiche son parti-pris pour les oeuvres d’art offre à ses résidents un milieu de vie de qualité ?

Conclusion

L’encyclique Laudato si, rendue publique le 24 mai 2015 par le pape François, est consacrée à la sauvegarde de la maison commune. Elle traite de questions environnementales et sociales et y définit l’écologie comme « l’interdépendance de toutes les formes de vie ». Or, l’expression de toutes les formes de vie, l’identification d’une collectivité humaine, c’est sa culture et c’est sur ce fondement qu’elle s’édifie et évolue. C’est l’argument qu’invoquait déjà en 1976 Léopold Sédar Senghor, poète de la négritude, membre de l’Académie française et premier président du Sénégal, pour affirmer que « l’homme, c’est-à-dire la Culture, est au commencement et à la fin du Plan de Développement économique et social ».

« Ce qui compte ne peut pas toujours être compté ; et ce qui peut être compté ne compte pas forcément » disait le grand scientifique Albert Einstein. La culture introduit entre le territoire et ses habitants un levain à nul autre pareil qui stimule le goût d’innover et d’entreprendre. Dans une communication restée célèbre livrée aux États généraux du monde rural en 1991, le sociologue Fernand Dumont avertissait les participants que : « si les citoyens ne veulent pas être désappropriés de l’économie, il est une condition préalable : qu’ils ne soient pas désappropriés de la culture ».

Bref, la culture se pose comme l’élément de synergie qui unit le territoire, son histoire, les traditions de ses habitants, ses créateurs et ses artistes pour assurer un développement durable et pour imaginer les outils nécessaires aux pratiques créatives et à l’innovation. On ne le répétera jamais assez : l’impact de la culture se manifeste d’abord dans l’influence qu’elle exerce sur les entrepreneurs privés, publics ou associatifs et sur la qualité de vie qu’elle offre aux résidents.