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Introduction

L’asile n’est pas une préoccupation gouvernementale majeure en Ukraine, comparativement à d’autres États européens. Ce secteur politique ne s’est développé que récemment (première loi sur l’asile en Ukraine adoptée en 1993 et accession à la Convention relative au statut des réfugiés en 2002); il hérite de la marginalité des normes internationales en matière d’asile de l’époque soviétique; il est marqué par la xénophobie; le nombre de demandeurs d’asile demeure faible[1]; et il est fortement influencé par l’Union européenne et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Ces deux organisations suivent et évaluent les politiques, conseillent et négocient avec des décideurs politiques et bureaucratiques ukrainiens, et proposent des financements. En échange de l’abolition du régime de visas pour touristes ukrainiens, la conditionnalité sectorielle de l’Union européenne a, entre 2010 et 2015, imposé des réformes en matière d’asile, poussant les décideurs ukrainiens à adapter les dispositifs d’asile aux normes internationales et européennes (Muetzelburg, 2019; Mützelburg, 2019). Les financements internationaux dans ce domaine proviennent pour l’essentiel du HCR et de la Commission européenne via le HCR (et le Conseil Danois pour les Réfugiés entre 2007 et 2013)[2]. L’agence onusienne fait ensuite appel aux services des ONG auxquelles elle verse des financements. Les interdépendances entre l’Union européenne et le HCR sont complexes et je me limiterai ici aux relations entre le bailleur de fonds immédiat, le HCR, et les ONG financées.

Jusqu’à l’arrivée massive de financements internationaux à partir de la fin des années 1990, le secteur non étatique relatif à l’asile en Ukraine était une niche qui mobilisait peu. Son émergence relativement récente et sa taille limitée permettent de retracer l’évolution du secteur et d’observer systématiquement son milieu associatif dans toute sa diversité.

J’ai effectué plusieurs séjours en Ukraine et à Bruxelles de 2012 à 2015, et passé notamment cinq mois dans les villes d’Ukraine concernées par la question de l’asile. J’ai ainsi pu conduire plus de 150 entretiens semi-directifs avec les principaux acteurs du régime d’asile ukrainien : des agents subalternes des services migratoires de l’État, des agents de niveau intermédiaire et supérieur du service migratoire national, des représentants des principales ONG d’asile, des représentants d’organisations internationales, ainsi que des représentants de la délégation de l’UE à Kiev. J’ai également pu interroger des migrants de statuts juridiques différents. À ceci s’ajoutent des observations dans quelques ONG et services migratoires locaux. Enfin, j’ai pu me procurer des informations supplémentaires sur les financements communautaires des politiques d’asile en Ukraine auprès d’institutions de l’UE et d’organisations internationales. Je me concentre ici sur les aspects ayant trait aux relations entre bailleurs de fonds et acteurs non étatiques.

La « société civile » en Ukraine fait l’objet d’évaluations fortement divergentes. La participation bénévole à des associations y est très modeste, même si elle a connu une certaine croissance, notamment entre 2005 et 2008 (Foa et Ekiert, 2017). Le nombre d’« organisations publiques » et d’« organisations charitables » (pour la plupart actives dans le domaine social) officiellement enregistrées s’est accru en continu depuis 2008 (Stewart et Dollbaum, 2017, p. 209). Après l’Euromaidan en 2014, des chercheurs ont remarqué la capacité de la « société civile » ukrainienne à diriger et à faciliter les manifestations une fois qu’elles étaient déclenchées, mais son incapacité à les provoquer (Way, 2014). Les recherches ont relevé le renforcement du rôle politique d’acteurs non étatiques, par exemple dans l’élaboration de projets de lois et la surveillance des politiques publiques (Stewart et Dollbaum, 2017, p. 213). Face à un État déstabilisé, ces acteurs ont aussi repris des tâches traditionnellement réservées à l’État, telles que la défense, les élections et la « purification du régime » (Minakov, 2018).

Néanmoins, les organisations non gouvernementales sont souvent cooptées par des acteurs politiques plus puissants comme des partis politiques ou des oligarques (Bidenko, 2018). Leur dépendance à l’égard de financements internationaux est par ailleurs forte (Stewart et Dollbaum, 2017, p. 210). Des études montrent l’influence importante d’acteurs internationaux sur les ONG en Ukraine (Worschech, 2018). Cette contribution examine les effets des financements internationaux sur le domaine de l’asile. Elle soulève notamment la question de savoir en quoi le concept d’empowerment éclaire utilement l’analyse des effets de financements internationaux sur un secteur non étatique.

Le concept d’empowerment jouit d’une grande popularité dans des champs aussi divers que ceux des mouvements sociaux, du travail social, des entreprises et des organisations internationales de développement (Bacqué et Biewener, 2015; Karsz, 2008; Moore, 2001, p. 322). Depuis les années 2000, le terme apparaît aussi comme un facteur explicatif dans les études portant sur la démocratisation, sur l’européanisation hors de l’UE ou sur les transferts de normes et de politiques (Ademmer et Börzel, 2013; Aliyev, 2016; Langbein, 2015; Nizhnikau, 2015; Rommens, 2014; Schimmelfennig, 2015). Ces travaux suggèrent que des acteurs extérieurs peuvent promouvoir leurs idées et intérêts en favorisant l’empowerment de certains acteurs nationaux.

Ce concept, tel qu’il est utilisé dans les études sur les relations internationales, apparaît comme une boîte noire. Dans les années 1990, il est inclus dans le vocabulaire de l’expertise et des politiques publiques, notamment des organisations internationales et des bailleurs de fonds (Bacqué et Biewener, 2015, p. 8-10). Transformé par la suite en buzzword au sens vague (Davis, 2008), il s’aligne désormais de plus en plus sur une compréhension néolibérale. Par analogie avec l’action des travailleurs sociaux en faveur de personnes marginalisées, pauvres ou en difficulté (Moore, 2001, p. 324), les acteurs internationaux tels que l’Union européenne[3] prêtent à leurs interventions en faveur d’acteurs de la « société civile » d’États tiers moins démocratiques, la capacité d’augmenter leur autonomie et leur pouvoir d’agir. Les études en relations internationales reprennent elles aussi ce concept sans pour autant le définir précisément. Elles semblent néanmoins l’utiliser dans un sens plus restreint, désignant par le terme d’empowerment tout accroissement de l’influence et des capacités d’agir des acteurs de la société civile sur la politique ou la société (Börzel et Risse, 2012; Bruszt et McDermott, 2012; Schimmelfennig et Sedelmeier, 2005, p. 10-11). L’usage que ces auteurs font du terme est empreint de connotations positives, voire normatives (Karsz, 2008), dont le terme s’était chargé dans le sillage des mouvements sociaux des années 1970 pour désigner l’accroissement de pouvoir et des capacités d’agir, individuels et collectifs, dans un objectif de transformation sociale (Bacqué et Biewener, 2015, p. 8). Ces connotations confortent par ailleurs l’image que les acteurs internationaux cherchent à donner eux-mêmes de leur propre activité et de leurs objectifs d’autonomisation des organisations aidées. Elles occultent ainsi tant les relations de pouvoir entre bailleurs et récepteurs d’aide, que les risques d’instrumentalisation (Weisbein, 2001). L'usage du terme empowerment dans les études sur les transferts de normes et l’européanisation hors de l’UE apparaît donc comme analytiquement pauvre et sémantiquement biaisé.

Cet article se fonde sur une définition plus précise et heuristique du concept d’empowerment. Suivant Le Bossé (2008), l’empowerment sera compris comme une autonomisation par acquisition, tant individuelle que collective, de nouvelles capacités d’agir face à des obstacles. Cette définition met l’accent sur la prise en main par les personnes de leur situation propre, soit un « développement de pouvoir (au sens d’une opportunité de créer de nouvelles possibilités) d’agir » des personnes ou groupes concernés. Elle exclut « les démarches de changement explicitement prescrites ». L’empowerment implique donc un changement de perception, une acquisition de connaissances et de compétences, un ensemble de ressources qui peut transformer l’espace public (Le Bossé, 2008, paragr. 15-25). Nous ne pouvons pas reprendre la définition des mouvements sociaux qui, parce qu'elle exclut la possibilité de renforcer quelqu’un d’autre et demeure limitée à des processus bottom-up, est trop éloignée du cas étudié.

La question des relations de pouvoir n’en demeure pas moins essentielle pour notre sujet. Afin de questionner la notion d’empowerment, cet article examine les effets des financements internationaux – notamment de l’Union européenne – sur les ONG actives dans le secteur de l’asile en Ukraine et auxquelles ils sont destinés. Il cherche ainsi à déterminer dans quelle mesure ces financements mènent à de l’empowerment – et quelle forme peut prendre celui-ci. Quels sont les acteurs du secteur de l’asile en Ukraine qui voient leur position renforcée grâce aux financements communautaires et par rapport à qui ? Les gains de pouvoir ainsi conquis impliquent-t-ils inversement un renforcement des dépendances par rapport à d’autres ?

Pour interroger les processus à l’oeuvre dans l’empowerment, je procèderai ici à partir de deux questions : (1) Qui est financé par les bailleurs de fonds ?; et (2) Quels sont les effets de ces financements sur les acteurs financés[4] ? La première question permet de tester un des prérequis du concept d’empowerment : les acteurs financés sont-ils les personnes touchées personnellement par les politiques en question ? Cherchaient-ils à y accroître leur influence avant l’existence de financements internationaux ? La deuxième question permet d’interroger les effets des financements et l’éventuel renforcement induit des ressources. Au-delà des situations spécifiques, les ONG acquièrent-elles un pouvoir d’agir plus générique, via par exemple l’acquisition d’une conscience critique, de compétences et de connaissances ?

1. Financer des acteurs locaux – les critères qui n’entrent pas en jeu

Pour savoir en quoi les financements internationaux contribuent à de l’empowerment, il faut interroger les logiques d’attribution, identifier les destinataires et s’enquérir de leur implication antérieure dans les politiques d’asile en Ukraine.

1.1. L’absence de financements internationaux destinés aux personnes touchées par les politiques en question

Selon la définition adoptée ici, l’empowerment vise directement les personnes concernées, marginalisées et en difficulté afin de leur permettre d’accroître leur capacité à changer leur propre situation, voire la société qui la détermine (Le Bossé, 2008). Selon cette logique, les financements communautaires devraient être destinés aux demandeurs d’asile et aux réfugiés en Ukraine – soit les personnes directement concernées par les politiques d’asile. Sur le terrain ukrainien, des réseaux et associations d’entraide, souvent organisés par pays d'origine, ont été créés par des migrants. Les nationalités les plus représentées (les Afghans, les Somaliens, les Syriens et les Russes) se sont organisées dans les grandes villes, surtout à Kiev, Odessa et Kharkiv. Leurs membres ne sont pas des demandeurs d’asile actuels.

On peut observer que ce ne sont pas ces associations de communautés migrantes qui sont financées par les bailleurs de fonds[5]. En général, elles ne sollicitent pas de financements internationaux – leurs membres n’en ayant ni les capacités ni l’envie – car cela requiert des compétences particulières dont elles ne disposent pas d’emblée pour rédiger des demandes de financement ou s’exprimer en anglais. Elles fonctionnent sur la base du bénévolat et grâce aux ressources financières de certains de leurs membres. Certains petits commerçants peuvent par exemple cofinancer informellement d’autres membres du réseau, plus éduqués et plus âgés, qui acceptent de s’engager et de mettre à la disposition du collectif leurs compétences linguistiques en russe ou en ukrainien, leur connaissance des procédures administratives ou leurs contacts personnels avec les officiels des services migratoires régionaux pour soutenir les nouveaux arrivants dans leur installation en Ukraine. Ces associations restent invisibles pour les bailleurs. Elles conseillent de temps en temps à certains de leurs compatriotes de recourir à des organisations bénéficiaires de financements internationaux pour obtenir des services spécifiques (tel que du soutien juridique). Même si les membres des associations de migrants, les Afghans par exemple, connaissent l’existence de ces ONG et les sollicitent ponctuellement, ils se montrent méfiants. Ils critiquent notamment les ONG financées par le HCR pour la sélection qu'elles opèrent entre les migrants qu’elles vont soutenir et ceux qu’elles refusent, parce que cette sélection leur apparaît incompréhensible ou inacceptable. L’empowerment dont parlent certains chercheurs dans leurs études sur l’européanisation et la démocratisation au voisinage de l’UE[6] ne traite donc pas de l’autonomisation des personnes directement concernées par le sujet (Aliyev, 2016; Langbein, 2015; Nizhnikau, 2015; Rommens, 2014; Schimmelfennig, 2015). En s’appuyant sur les ONG, les acteurs de l’Union européenne cherchent à transférer leurs normes aux acteurs étatiques. Ils recherchent un certain professionnalisme dans la gestion des budgets ou la promotion des normes internationales.

1.2. Peu de financements communautaires versés aux activistes motivés par le droit à l’asile indépendamment de financements disponibles

Les financements internationaux peuvent parfois s’adresser à des entrepreneurs de cause en la personne d’activistes engagés de longue date pour le droit d’asile, à qui ils permettent de poursuivre ou d’intensifier leurs activités en augmentant leurs ressources et en leur permettant de se consacrer à temps plein à leurs activités militantes. L’exemple de Sacha (voir encadré ci-dessous) montre que certains activistes adaptent leur activité aux financements : lorsqu'ils en bénéficient, ils consacrent tout leur temps à l’ONG ; sinon, ils doivent subvenir à leurs besoins par un job alimentaire et réduisent d’autant le temps consacré à l'ONG. En dépit de leur précarité, les financements obtenus permettent donc aux ONG d’intensifier leurs activités.

Ces types de profils sont fortement minoritaires dans le paysage des organisations financées. Mon enquête révèle que « Liberté de Mouvement » est même la seule organisation financée par des fonds internationaux qui soit fondée sur une mobilisation préalable et dont les membres poursuivent leur engagement indépendamment d’un salaire versé par l’organisation. D’ailleurs, pour l’essentiel, ces financements internationaux (souvent de courte durée) proviennent davantage de fondations occidentales que de l'UE.

Qui sont alors les acteurs (organisations et membres) privilégiés par les bailleurs de fonds et quels sont les effets des financements sur eux ?

2. Les effets des financements internationaux sur la structuration du secteur non étatique

Les financements internationaux provoquent l’émergence de nouveaux acteurs non étatiques. Ils contribuent à une standardisation des modes d’organisation et des activités des organisations financées. S’ils renforcent la position des ONG vis-à-vis des pouvoirs publics et améliorent leur accès aux autorités, ils les limitent aussi dans leur capacité à critiquer les autorités en public. La fin de financements internationaux signifie généralement la fin de leurs activités. Leurs effets sur la trajectoire de leurs employés peuvent toutefois perdurer.

2.1. L’impact des bailleurs de fonds internationaux sur l’émergence de nouvelles organisations spécialisées

Dans les recherches sur les transferts et l’européanisation en dehors de l’UE, les financements de l’Union européenne sont considérés comme une forme de soutien d’acteurs nationaux poursuivant leurs propres objectifs. Selon le modèle de l’empowerment différentiel, des acteurs extérieurs sélectionnent et soutiennent des acteurs nationaux dont ils partagent les idées et les objectifs pour accroître leur propre influence (Börzel et Risse, 2012; Bruszt et McDermott, 2012; Schimmelfennig et Sedelmeier, 2005, p. 10-11). Or, dans certains cas, ce « soutien » consiste surtout à déléguer à des acteurs nationaux la tâche de mettre en oeuvre les objectifs d'acteurs extérieurs. En effet, l’empowerment ne peut pas être réalisé en l’absence d’acteurs conformes aux attentes des bailleurs de fonds internationaux (Börzel et Pamuk, 2012). La littérature sur l’aide au développement et sur les relations entre ONG nationales et bailleurs est plus critique sur la question des financements internationaux. Les chercheurs montrent que les bailleurs de fonds occidentaux acquièrent un pouvoir considérable sur les ONG à qui ils proposent des financements, car celles-ci doivent adapter leurs activités aux attentes de leurs bailleurs (Henderson, 2002; Parks, 2008). Ces auteurs parlent ainsi d’ONG « artificielles » (Hahn et Worschech, 2014, p. 2) ou de « DONGO » – d’ONG organisées par les donateurs (donor-driven) dont elles sont les « marionnettes » (Abele, 2006, p. 85; Landolt, 2007).

Hormis les réseaux de solidarité de migrants et l’organisation « Liberté de Mouvement », le secteur non gouvernemental relatif à l’asile est né avec les financements des organisations internationales. La plupart des ONG y sont financées entièrement ou en grande partie par l’Union européenne via le HCR. Cette dizaine d’ONG nationales et surtout locales, que les acteurs impliqués, et en particulier le HCR à Kiev, appellent « partenaires du HCR », agissent comme des sous-traitants du HCR (Reimann, 2006, p. 49)[7]. Même si leur site web affirme leurs origines militantes, les entretiens montrent que leur création remonte à un appel d’offres du HCR (voir encadré ci-dessous).

Les bailleurs de fonds internationaux, et notamment la Commission européenne par le biais du HCR, financent donc des organisations non gouvernementales dont elles appuient la professionnalisation. Les recherches sur les ONG ont mis en lumière la valorisation croissante d’expertises techniques et de compétences managériales par rapport à l’objectif de transformation sociale (Dauvin, 2004; Le Naëlou, 2004). Dans le cas étudié, l’influence des financements internationaux va plus loin encore : l’appel d’offres du HCR a entraîné la fondation de nouvelles ONG et la réorientation thématique de celles qui en ont profité pour élargir leur champ d’action. Loin de soutenir l’autonomisation des acteurs ayant auparavant lutté pour les droits des demandeurs d’asile, les financements internationaux restructurent profondément le champ associatif dans la mesure où ils provoquent l’émergence d’acteurs novices dans ce domaine.

Cette structuration par les financements internationaux du secteur non étatique relatif à l’asile trouve sa traduction dans la taille et la reconnaissance des organisations : les ONG les plus visibles, les mieux financées et les plus connues des autorités étatiques sont celles qui ont commencé à travailler dans ce domaine par suite de la création de financements internationaux. Ces ONG, qui détiennent davantage de ressources, sont mieux à même d'offrir une aide juridique ainsi qu'un soutien matériel aux demandeurs d’asile.

2.2. L’impact des financements internationaux sur le mode d’organisation et les activités des ONG

Le HCR influe non seulement sur la création des ONG, mais aussi sur leurs normes, leur organisation et leurs activités. Si les employés du HCR ne mentionnent pas leur forte influence sur leurs « partenaires », dans les villes où les demandes d’asile sont les plus nombreux, les représentants des ONG expliquent que le HCR a souhaité partager le travail entre deux ONG sous-traitantes, l'une s'occupant du conseil juridique, l'autre de l'aide sociale. Les ONG se sont réorganisées en conséquence, et se sont même dissoutes et recréées sous d’autres formes, conformément au souhait du HCR. Des chercheurs ont aussi montré que le HCR peut créer des ONG locales de façon à mettre en oeuvre ses projets (Reimann, 2006, p. 49).

Les ONG sous-traitantes du HCR exécutent les mêmes tâches standardisées (cours de langue, aide matérielle, conseil juridique) – à la différence d’organisations non financées par le HCR, qui exercent des activités plus diversifiées (comme la rédaction de rapports critiques des politiques d’asile en Ukraine ou la mise à disposition de logements pour demandeurs d’asile et réfugiés). Les ONG financées par le HCR sont alignées sur les normes de leur bailleur. Elles n’offrent de soutien qu’aux migrants qu’elles évaluent comme étant des réfugiés légitimes selon les standards du HCR. Le personnel de ces ONG accepte et reprend ces normes du HCR. Ceci s’explique par la forte légitimité du HCR (basée par exemple sur sa réputation internationale et son expertise), par la relation de pouvoir qu’il exerce sur les ONG en raison de leur dépendance financière (les ONG sont obligées de postuler tous les ans pour obtenir un financement du HCR), mais aussi par le fait que les employés des ONG partenaires du HCR n’ont pas de trajectoires militantes dans le secteur de l’asile. Ces résultats sont similaires à ceux que d'autres recherches ont pu mettre en évidence à propos des ONG financées par des fonds publics et communautaires au sein de l’UE (Sanchez Salgado, 2014, p. 210). En revanche, les ONG dont les sources de financement sont plus diverses prennent davantage leurs distances par rapport aux normes et modes de travail promues et exigées par le HCR (notamment sur les critères de sélection des migrants à soutenir).

Mes recherches de terrain révèlent aussi que les sous-traitants du HCR ont standardisé leurs pratiques de travail et leur rhétorique de façon à mettre de l’avant une logique de progrès, de transparence, de justice et d’efficacité. À titre d'exemple, j’ai pu observer qu’une boîte de plaintes transparente et fermée à clé est présente dans tous les bureaux et que les procédures de sélection des demandeurs d'asile que l'ONG choisit de soutenir sont standardisées.

En Ukraine, le HCR suit et contrôle le travail des ONG sous-traitantes. Lors de réunions de « commissions », des représentants d’ONG et du HCR discutent ensemble de « cas » individuels, comme par exemple ceux de mineurs non accompagnés. Les ONG remplissent alors un tableau par « cas » dans lequel elles récapitulent les informations nécessaires ainsi que les activités professionnelles passées ou futures de la personne en question[8]. Le HCR supervise ainsi les activités des ONG sous-traitantes et intervient dans la prise de décision.

Les ONG financées par des fonds communautaires distribués par le HCR sont standardisées et contrôlées par leur bailleur de fonds immédiat, le HCR. Plutôt qu’une autonomisation, on observe ainsi un contrôle et une dépendance des ONG financées. La plupart des employés des ONG ne se risquent pas à critiquer leur bailleur de fonds ; un directeur d’une ONG s’exclama pourtant lors d’une conversation informelle en novembre 2017 : « Le HCR dit que c’est un partenariat ! Mais en réalité, c’est une dictature ! » Contrairement à la définition de l’empowerment donnée par Le Bossé, et qui exclut les « démarches de changement explicitement prescrites » (Le Bossé, 2008, paragr. 15; 20), les ONG ne déterminent pas elles-mêmes la nature et la finalité du changement recherché, mais suivent les prescriptions de leur bailleur.

Les financements communautaires canalisés par le HCR contribuent ainsi à créer un secteur non étatique relatif à l’asile professionnalisé et technocratique – pas tant en dépolitisant activement des associations existantes qu’en provoquant la création d’ONG d’asile avec un personnel novice, sans convictions militantes préalables dans le secteur.

2.3. L’impact des financements internationaux sur la position des organisations soutenues face aux autorités publiques

Les ONG poursuivent souvent l’objectif de transformer les pratiques étatiques à l’égard des demandeurs d’asile et cherchent à aider des demandeurs d’asile individuels. Elles offrent fréquemment un soutien aux demandeurs d’asile et aux réfugiés pour faire valoir leurs droits auprès des autorités étatiques, notamment à travers des prises de contact avec le personnel administratif ou par la contestation (par exemple, en déposant des plaintes plus ou moins formelles auprès des supérieurs). La légitimité des ONG ainsi que leurs contacts avec le personnel administratif de différents échelons hiérarchiques sont donc essentiels à la réussite de leur travail.

Mon enquête montre que le HCR influence les relations entre ONG sous-traitantes et les autorités ukrainiennes. De la même manière que les ONG financées par la Commission européenne voient leur légitimité s'accroître auprès de la Commission (Sanchez Salgado, 2014, p. 200), les liens entre ONG et HCR confèrent de la légitimité aux ONG face aux autorités ukrainiennes (Mommers et van Wessel, 2009, p. 166). Ainsi, une employée des services migratoires régionaux affirmait lors d’un entretien en juin 2013 que son service travaillait principalement avec des ONG partenaires du HCR et évitait les autres ONG qui, selon elle, « ne se soucient pas beaucoup des lois », ce qui revient à dire que ces dernières placent les intérêts des migrants au-dessus du droit ukrainien. En coopérant avec le HCR, certaines ONG améliorent ainsi leur réputation aux yeux de l’administration. Par exemple, dans un entretien effectué en mai 2014, la directrice d’une ONG soulignait que le HCR avait accru « l’autorité » de l’ONG face aux services migratoires locaux, alors que cette ONG n’avait ni compétences techniques ni contacts avec les autorités au début. En plus d’encourager la professionnalisation, le HCR favorise activement l’établissement de contacts entre les membres des ONG et les agents étatiques en organisant des réunions, des formations ou des visites à l’étranger. Cette mise en réseau a pu leur être très utile, selon les mots de plusieurs employés d’ONG. Ce constat est confirmé par des officiels.

Les ONG partenaires du HCR ont en outre les moyens financiers d’assurer des services que les autorités sont officiellement censées offrir. Il ne s’agit pas ici d’une délégation des tâches de l’administration aux ONG, mais d’une reprise active par les ONG de tâches de l’État établies dans les lois ou les plans d’action étatiques. Ainsi, en l’absence de services publics, les ONG sous-traitantes du HCR ont, pendant des années, offert des services d’interprétation lors des entretiens d’asile, proposé des cours de langue et financé l’aide médicale des demandeurs d’asile. Beaucoup de services administratifs reconnaissent alors l’utilité des ONG dans les entretiens. Entre 2014 et fin 2015, les autorités, qui étaient soumises à la pression hiérarchique de remplir les conditions de l’Union européenne et d’assurer la mise en oeuvre du plan d’action pour l’intégration des réfugiés (2012-2020), devaient rédiger des rapports biannuels sur les mesures engagées. En l’absence de moyens financiers pour mettre en oeuvre ce plan d’action, elles mentionnaient dans leurs rapports les activités entreprises par les ONG. La légitimité et le pouvoir des ONG face aux autorités s’en trouvaient renforcés.

Les membres d’ONG sous-traitantes et non sous-traitantes du HCR rapportent également que le HCR permet à ses sous-traitants d’obtenir un accès régulier aux centres de rétention – accès qui est refusé aux autres ONG. Les ONG locales sont en effet incapables de négocier seules l’accès aux centres de rétention – elles ont besoin d’un soutien plus puissant capable de négocier à un niveau hiérarchique supérieur. En cas de problèmes avec les autorités, les ONG sollicitent le soutien du HCR, qui intervient en faveur de ses « partenaires » et fait remonter leurs réclamations auprès d’interlocuteurs étatiques placés plus haut dans la hiérarchie. Au-delà des financements, les liens entre commanditaire et sous-traitants renforcent donc la position des ONG face aux autorités ukrainiennes et leur permettent de surmonter certains obstacles institutionnels.

Le potentiel critique des ONG s'en trouve limité. Plusieurs chercheurs ont montré que les bailleurs internationaux ont tendance à financer des ONG proches du gouvernement qui ne remettent pas en cause les politiques nationales (Gillespie et Whitehead, 2002, p. 197; Kane, 2013). De manière similaire à ce que Julien Weisbein (2001, p.115) a pu observer ailleurs en Europe, les ONG ukrainiennes peuvent, certes, bénéficier de leur accès aux centres de rétention pour aider des migrants détenus, mais ne peuvent pas trop critiquer les conditions de rétention. Elles s’autocensurent afin de maintenir des relations non conflictuelles avec les autorités et leur droit d’accès. Ainsi, elles effectuent moins un travail politique qu'elles ne fournissent des services (Reimann, 2006, p. 52). Pour préserver son influence sur les politiques d’asile, le bureau du HCR à Kiev contrôle les ONG et, de ce fait, a « fortement recommandé » à une ONG d’abandonner une plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le conflit entre ONG et bailleur n’est certes pas ouvert, mais de telles « recommandations » sont vécues comme contraignantes par certains membres d’ONG.

Les ONG cherchent à peser sur les pratiques des autorités ukrainiennes à la marge, en entretenant avec celles-ci des relations harmonieuses, parfois qualifiées d’amicales. Leur travail de soutien aux demandeurs d'asile en dépend. Il arrive dans des cas de violation des droits des demandeurs d’asile considérés comme graves que certaines ONG optent pour la critique ouverte, et sacrifient ainsi leurs relations avec les autorités. Des membres d’ONG m’ont par exemple rapporté qu’une ONG sous-traitante du HCR avait dénoncé la tentative de refoulement à la frontière d’un demandeur d’asile et porté plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme. Cette initiative a permis d’empêcher le renvoi du demandeur d’asile, mais elle a aussi conduit à une rupture temporaire du contact de l’ONG avec les autorités. Critiquer publiquement l’État ukrainien demeure une option de dernier recours dans des situations jugées exceptionnellement graves. Le soutien du bureau national d’un bailleur international peut lever certains obstacles institutionnels, mais n’affranchit pas les ONG de leur dépendance à l’égard des autorités étatiques.

2.4. L’impact à moyen terme des financements internationaux sur les capacités d’agir des ONG et sur les trajectoires de leurs membres

Que se passe-il lorsque les financements internationaux s’arrêtent ? La question qui préoccupe beaucoup les bailleurs de fonds[9] présente aussi un intérêt analytique dans le débat entourant l’impact des financements extérieurs sur les associations. En effet, le concept d'empowerment renvoie à l'idée d'une obtention générique de pouvoir d’agir ; il devrait donc théoriquement se maintenir au-delà de la période des financements internationaux. Or, les recherches existantes ont montré que peu de projets survivent à l’arrêt des financements dans le domaine de l’aide au développement (Gibson, Andersson, Ostrom et Shivakumar, 2005, p. 3). La question reste posée pour le secteur de l'asile en Ukraine.

En Ukraine, les financements nationaux destinés à des associations sont rares (Stewart et Dollbaum, 2017). Pour le secteur de l’asile, les financements internationaux constituent la seule ressource matérielle du secteur, au-delà des financements participatifs des communautés immigrées. En l’absence de bénévolat, les ONG dépendent donc des financements internationaux.

La fin d’un financement a des conséquences variables. Dans certains cas, elle signifie tout simplement la disparition de l’organisation. De mes entretiens avec des ONG ayant reçu des financements internationaux pour des activités liées à l’asile dans le passé, il ressort que les organisations profilent leurs activités (par exemple, le soutien des demandeurs d’asile et réfugiés, le soutien des personnes âgées) en fonction des financements perçus. En cas d’arrêt d’un financement, elles recentrent leurs activités sur celles qui sont financées. Lorsqu'elles parviennent à retrouver des financements relatifs à l'asile, ces organisations reprennent l'activité qu'elles avaient arrêtée ou maintenue à son minimum. Ce fut le cas d'une ONG internationale dont le personnel a décidé, lors de la fermeture de son bureau en Ukraine, de fonder une nouvelle organisation. Le personnel a alors levé de nouveaux fonds internationaux relatifs à l’asile. A l’instar de Véra, le personnel a acquis les compétences requises pour préparer les demandes de financements internationaux (il a appris le donor-talk, le jargon professionnel utilisé dans le secteur). L’expérience antérieure de financement international agit tel un sésame pour les futurs bailleurs de fonds (Mandel, 2003, p. 285). Tant que des financements internationaux sont globalement disponibles, le personnel des ONG peut jouer de ses compétences de collecte de fonds pour en obtenir de nouveaux.

Les employés des ONG qui ont une expérience professionnelle dans le secteur de l’asile cherchent souvent à y retravailler. Ils passent ainsi d'une ONG à l'autre, au gré des financements. Ils ont accumulé des compétences et un réseau (parmi les acteurs non étatiques mais aussi dans les autorités étatiques) qu’ils peuvent mobiliser pour retrouver un travail dans le même secteur. Comme l’illustre le cas de Natalia (cf. encadré ci-dessous), ils peuvent aussi être réembauchés par des organisations internationales pour des activités semblables, mais dans un autre secteur. En effet, la circulation d’une ONG à une organisation internationale représente souvent une forme d’ascension sociale. La plupart des personnes préfèrent un emploi par définition plus prestigieux et mieux rémunéré dans les bureaux nationaux d’une organisation internationale à un emploi dans une ONG ukrainienne. Néanmoins, du fait de la précarité des financements et de la taille limitée du secteur non étatique relatif à l’asile en Ukraine, certaines personnes peuvent être amenées à retravailler pour des ONG. Le cas de Sacha est une exception : il a volontairement quitté un poste stable et socialement valorisé au HCR pour se consacrer à son engagement peu rémunéré à « Liberté de Mouvement ».

Peu de membres d’ONG souhaitent travailler pour l’administration. La rémunération des employés de la fonction publique ukrainienne est très faible et ne suffit pas à couvrir toutes les dépenses de la vie quotidienne (notamment à Kiev). La fonction publique a par ailleurs mauvaise réputation. Même s’ils concèdent des qualités personnelles à certains agents administratifs, les membres des ONG présentent généralement l’administration dans sa globalité comme sclérosée, hiérarchique et raciste. Ils se perçoivent à l’inverse comme plus motivés, plus actifs et plus ingénieux que les employés de l’administration, dont ils jugent le cadre peu attractif. De même, Ruth Mandel montre que les personnes ayant travaillé pour des projets d’aide au développement ont acquis une palette de compétences et ont été socialisées dans les milieux occidentalisés de l’aide au développement, ce qui les a rendus « inaptes » au travail de la fonction publique nationale (Mandel, 2003, p. 287-288). Je n’ai rencontré qu’un seul cas de ce type de mobilité sur le terrain : une ancienne employée d’une ONG sous-traitante du HCR qui, quelques années avant l’âge de la retraite, a passé le concours de recrutement d’un service migratoire régional avec pour objectif, comme elle le reconnaît avec gêne, de s’assurer une « bonne retraite ». Il reste que les employés des ONG circulent principalement dans le secteur non étatique et cherchent un poste dans une organisation internationale pour gravir l'échelle sociale.

Les ONG qui ont travaillé sur l’asile à travers des projets financés par des bailleurs de fonds internationaux arrêtent généralement leurs activités dans le secteur quand les financements internationaux se tarissent. Certaines réussissent à poursuivre leur travail en levant des fonds auprès d’autres bailleurs tant que des financements internationaux restent disponibles. Les ONG ne sont donc pas « affranchies », mais plutôt rendues dépendantes des financements internationaux. Les employés des ONG financées par des fonds internationaux ont acquis des compétences valorisables pour de nouveaux financements internationaux et pour construire leur carrière en passant d’une ONG à l’autre, ou pour se faire recruter par le bureau national d’une organisation internationale et gravir l’échelle sociale. Les financements internationaux laissent ainsi leurs traces dans les trajectoires et les ressources des employés.

Conclusion

Concept « à la mode » dans de nombreux domaines, l’empowerment est aussi utilisé par des chercheurs pour parler des financements internationaux versés à des ONG dans des États considérés moins démocratiques ou moins développés. Cette contribution questionne ce concept-valise et part d’une définition analytiquement plus riche que le sens vague habituellement retenu en relations internationales. En s’appuyant sur une définition plus précise, elle se demande en quoi les financements internationaux versés aux ONG du secteur de l’asile en Ukraine mènent à de l’empowerment.

Les recherches conduites dans ce champ sur les financements internationaux versés à des acteurs non étatiques s’intéressent le plus souvent à la position de ces derniers vis-à-vis des autorités nationales, sans prendre en compte leur position face aux bailleurs de fonds. Si ces ONG gagnent effectivement en accès et en influence face aux autorités étatiques par l’acquisition de ressources, de légitimité, de réseau, de connaissances et de compétences (professionnalisation), elles se retrouvent néanmoins en position de dépendance, contraintes de préserver des relations cordiales avec les autorités étatiques pour pouvoir influencer à la marge l’action de l'État; cela limite leur potentiel critique. L’hypothèse d’un empowerment d’ONG tend à négliger le phénomène d’émergence des DONGO, suscitées par les financements internationaux. Ces ONG sont contrôlées et standardisées par les bailleurs de fonds et adaptent aux demandes de ces derniers tout à la fois leur mode de fonctionnement, leurs pratiques professionnelles, leurs domaines et types d’activités ainsi que la définition des normes suivies et promues. Les ONG se trouvent donc dans une position de double-dépendance : face aux autorités (malgré le gain d’influence) et face aux bailleurs de fonds. L’utilisation problématisée de la notion d’empowerment permet de s’interroger non seulement sur le pouvoir d’agir, mais également sur la dépendance à l’égard de ceux qui offrent cette capacité. Elle montre clairement que le gain de pouvoir des ONG vis-à-vis des autorités nationales se fait au prix d’une forte dépendance vis-à-vis des bailleurs internationaux.