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Introduction au Volume 16

La gouvernance a déjà été largement étudiée comme style normatif d’action publique, mais aussi comme clé de lecture des repositionnements contemporains entre État et marché. Cependant, un des angles morts de l’analyse reste sa réception par les élites des pays émergents, et en particulier par les leaders locaux.

De ce point de vue, il convient de dépasser l’approche en termes d’« émergence d’une nouvelle classe moyenne » dans ce type de pays – approche trop centrée sur le pouvoir d’achat et le style de vie, c’est-à-dire en fait sur l’accès de certaines couches sociales à un nouveau niveau de marché. La problématique commune adoptée dans ce dossier consiste beaucoup plus à politiser l’analyse, en resituant les attentes politiques et les intérêts des élites modernistes au sein des arbitrages qui peuvent être faits localement entre autoritarisme et démocratisation (Camau et Massardier, 2009). Car au sein des régimes de gouvernance, une place particulière est souvent occupée par des offres politiques de participation locale et ce, y compris dans des configurations semi-autoritaires ou à pluralisme limité (Hermet, 2004).

Ce dossier comparatif entend donc tester dans quelle mesure des régimes territoriaux ou partiels de gouvernance (entendus comme arrangements autour de normes permettant des coalitions locales d’action publique) constituent aussi une ressource politique dans les concurrences entre les notables ou oligarchies locales et les élites modernistes de la « bonne » gestion publique.

Il s’agit ici d’opérer un renversement de perspective, en s’attachant non plus aux prescripteurs de gouvernance et à leurs politiques de conditionnalité, mais aux formes de circulation transnationale et de réception de ces références ou doctrines dans plusieurs grands pays émergents, par le biais d’une confrontation organisée entre plusieurs études locales de terrain. Autrement dit, l’objectif n’était pas de décrire ce qu’est la gouvernance, mais ce que les acteurs en font. Comment les élites locales s’approprient-elles l’idée de gouvernance? Quels processus d’apprentissage peut-on observer et quel travail de traduction est à l’oeuvre dans les contextes très différents abordés ici? Avec quels mots parle-t-on de gouvernance en Inde, en Chine, au Maroc et au Brésil? Ces questions nous ont amenés à porter notre attention simultanément sur les discours et les pratiques des acteurs politiques et économiques.

Ce dossier constitue un exemple de ce que peut faire la politique comparée : poser une question commune qui porte sur un phénomène global, et y répondre en faisant toute sa place à la diversité des contextes nationaux, mais aussi subnationaux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il était important d’avoir deux articles sur chacun des pays étudiés. L’attention accordée par chacun des auteurs au vocabulaire employé par les acteurs locaux est importante car elle permet de rétablir un peu de symétrie dans le cadre conceptuel de la gouvernance. Par exemple, Stéphanie Tawa Lama-Rewal souligne que le « Parti de l’homme ordinaire » (Aam Aadmi Party), au pouvoir à Delhi depuis 2015, a mis au coeur de son projet politique deux ingrédients essentiels de la gouvernance : la lutte contre la corruption, notamment par la transparence, et le développement de la participation. Pourtant, le mot hindi qui correspond le mieux à la notion de gouvernance, shasan, n’apparaît quasiment pas dans le discours officiel du parti, contrairement au terme swaraj (auto-gouvernement), qui permet de situer ce projet dans une lignée gandhienne, et sarkar (gouvernement), qui révèle l’accent mis sur la codécision (au détriment de la délibération) dans la version de la participation promue par ce parti.

Ces ambiguïtés de la « participation » promue au sein des dispositifs de gouvernance se retrouvent au coeur du programme de « réparation communautaire » mis en place entre 2007 et 2014 au Maroc dans le but de remédier aux conséquences de politiques coercitives. Ce programme met en lien des experts internationaux, des militants au long cours des droits de l’homme entrés en politiques publiques à la faveur des travaux de la Commission marocaine de vérité, de hauts fonctionnaires marocains ou de l’Union européenne et des associations, à la fois cibles et instruments locaux du programme. Frédéric Vairel montre comment la gouvernance permet l’arrimage aux politiques publiques d’acteurs associatifs qui y perçoivent l’opportunité d’acquérir des ressources. Mais ce « participationnisme d’État » est aussi le terrain où s’affirme l’esprit managérial de la gouvernance en faisant du recours à l’appel d’offres le moyen d’accès aux biens publics et en mobilisant des référentiels gestionnaires.

Dans le territoire d'Aguas Emendadas du District fédéral de Brasilia, cette dimension tout à la fois gestionnaire et élitiste de la gouvernance est également repérable. À partir d’une enquête attentive aux caractéristiques sociales des acteurs, Lauren Lecuyer met en évidence les limites de différentes avancées normatives reconnaissant officiellement depuis 2004 « l’agriculture familiale » et visant à en impliquer les acteurs dans la fabrication des politiques. D’une part, les procédures de participation sont travaillées par un processus de sélection informelle des acteurs sur la base de leurs ressources et compétences. Les paysans les mieux dotés se comportent en « militants institutionnels » qui négocient avec les membres des services techniques agricoles. De l’autre, les techniciens continuent de maîtriser l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques. Ainsi, l’institutionnalisation de la « participation au développement rural durable » contribue à entretenir les hiérarchies existantes. En définitive, les techniciens insérés dans les arènes du gouvernement fédéral continuent de donner le ton aux politiques agricoles brésiliennes.

La recherche-action que mènent Pierre-Louis Mayaux et Audrey Massot dans les environs de Settat (dans le nord du Maroc) est l’occasion de revenir sur les multiples obstacles qui s’opposent à la définition d’un schéma de gouvernance locale d’un périmètre irrigué par une station de traitement des eaux usées. Les membres de l’Association d’Usagers des Eaux Agricoles (AUEA) sont pris entre deux types de rationalités : celle des grands projets d’un « État compétitif » et celle de la gouvernance participative. On leur demande de s’organiser pour mettre en oeuvre un projet décidé et financé par l’État, sans qu’ils n’en maîtrisent ni la technicité, ni les coûts de fonctionnement ni le calendrier de réalisation. L’émergence d’un leadership local est contrariée autant dans sa dimension fédératrice que dans sa justification à agir. L’hétérogénéité des ressources et des profils des membres de l’AUEA, les multiples définitions de l’action à mener qui en découlent et la difficulté à fournir le service escompté en raison de son coût et de sa technicité sont autant d’obstacles que le président de l’association ne parvient pas à surmonter. Par conséquent, des stratégies individuelles se déploient au détriment de la mise en oeuvre du projet collectif.

À Duque de Caxias (Brésil), la structure inégalitaire de l’accès à l’eau potable et de sa répartition se combine avec un leadership participatif inexistant malgré la promotion de la participation par la loi. Comme le souligne Gilles Massardier, le « problème de l’eau » est monopolisé par une coalition technico-politique (ingénieurs de l’entreprise de l’État fédéré, personnels ministériels) alors que les leaders associatifs demeurent à la marge des espaces de décision. En d’autres termes, le cadre législatif n’est pas une variable explicative, mais tributaire de l’état des rapports de force entre coalitions. Dans ce contexte, la coalition dominante se soustrait aux pressions des leaders associatifs et de la coalition environnementale. L’action publique demeure organisée autour de la « production de l’eau » et de sa répartition fortement inégalitaire, au point que les Plans municipaux de gestion de l’eau et de l’assainissement, pourtant prévus par la loi, ne sont pas appliqués.

Le « problème de l’eau » est également au coeur de l’analyse des systèmes locaux de gouvernance réalisée par Audrey Richard-Ferroudji dans la région de Pondichéry, au sud de l’Inde. Cette analyse porte sur la façon dont les acteurs individuels et institutionnels de la gestion des retenues d’eau (appelées tanks) traditionnelles, qui constituent une ressource économique mais aussi un patrimoine historique importants, ont répondu à l’injonction de « bonne gouvernance » émise par les bailleurs de fonds. L’analyse des acteurs en présence, de leurs modes de coordination et des contraintes et garanties qui y sont respectivement attachées, montre que cette injonction a donné lieu au « frottement » d’un gouvernement vertical, traditionnel et clientéliste qui résiste au changement, et d’un style de gouvernance horizontale s’appuyant sur l’appel à la transparence et à la participation pour lutter contre la corruption dans la gestion des retenues d’eau. Elle révèle que ces deux types de gouvernance se neutralisent mutuellement, pour aboutir à un statu quo finalement néfaste à la protection de ces réservoirs.

En Chine, lors des enquêtes menées dans la région de Canton, il est apparu que la référence à la bonne gouvernance était peu explicite et peu fréquente, mais que « l’efficacité » à la chinoise, mise de l’avant dans la gestion de la « high-tech zone » de Zhuhai, y ressemblait cependant beaucoup, et ce, avec sa double figure, participative et managériale. Un processus pilote de participation-consultation concernant l’aménagement de l’espace public du centre-ville s’est appuyé sur des enquêtes socio-économiques et un certain nombre d’entretiens avec des habitants. Bien que présenté comme une grande innovation, le processus décrit par Liao Liao reste formaté par les services locaux et, s’il fait remonter des propositions de la population, c’est sans co-élaboration ultérieure des interventions. La gouvernance managériale observée par Jean-Pierre Gaudin, qui portait sur les projets d’implantation économique et sur l’interface avec les entreprises déjà présentes, a quant à elle favorisé de nouvelles relations horizontales entre les cadres gestionnaires qui assouplissent les hiérarchies politiques classiques. La high-tech zone reste toutefois un ilot moderniste dans une Chine pourtant en mutation économique accélérée. En somme, on peut parler sur ce type de terrain d’une intériorisation rapide des codes de la bonne gouvernance, mais en tant que phénomène très générationnel (les 30-40 ans) qui favorise l’affirmation d’une élite managériale éprise de participation comme d’efficacité gestionnaire et qui a des repères internationaux, de par ses parcours de formation ou grâce à la circulation transnationale des expériences.

Même si les quatre pays retenus – le Brésil, la Chine, l’Inde et le Maroc – s’inscrivent dans différents continents (Amérique latine, Asie, Afrique), c’est moins la diversité géographique ou démographique qui est envisagée que la pluralité des formes et des rythmes de développement ainsi que des configurations politico-sociales urbaines et rurales. Ces éléments de problématisation ont été mis à l’épreuve pays par pays, mais ils ne prennent leur sens que dans une perspective comparée qui s’intéresse à des cultures politiques contrastées et à des dynamiques démocratiques différentes au sein de quatre grands pays émergents. Cette approche permet de tester les variables explicatives en fonction des histoires locales des clientélismes et des administrations autoritaires (par exemple, différents types de latifundisme, présence de chefferies religieuses locales, articulation entre confucianisme et communisme, dynamiques diverses de migrations rurales et d’urbanisation, etc.). Mais elle permet aussi de caractériser les types de régimes politiques locaux selon leur degré d’ouverture (Dahl, 1961), en intégrant des réseaux sociaux construits sur chaque site, et en impliquant selon les cas différents acteurs, propriétaires fonciers, entrepreneurs, commerçants, leaders associatifs, experts techniciens, universitaires, etc. (Tilly, 1978). La comparaison permet en outre d’observer comment des catégories centrales de la gouvernance, comme la participation ou la consultation, se déforment, ou plutôt se transforment dans l’espace et dans le temps pour adopter, ici, le visage de l’innovation démocratique, là, le retour à une tradition nationale, et ailleurs, un ajustement de l’autoritarisme aux canons internationaux en vigueur.

Les articles qui constituent ce dossier documentent ensemble l’idée de régime de gouvernance; ils (re)construisent empiriquement ce concept, et montrent son utilité pour penser l’articulation entre, d’une part, la sociologie des élites et, d’autre part, les normes et les formes de l’action publique, c’est-à-dire la pratique du pouvoir. Si cette recherche est ancrée dans l’actualité, au moment où la Good Governance est diffusée par la Banque mondiale et par ses relais tant internationaux que nationaux et locaux (Gaudin, 2002; 2014), elle repose également sur un arrière-plan plus théorique. Car sur ce thème, un des points d’appui analytiques importants est constitué par les travaux portant sur le pluralisme limité et les régimes autoritaires. Ceux-ci ont notamment permis d’établir l’existence de formes politiques intermédiaires entre démocraties et totalitarismes. Les formes intermédiaires sont caractérisées par la non-responsabilité devant la représentation, et par des relations de confiance envers le leadership, mais dans des limites trop souvent indécises (Linz et Stepan, 1996). Cependant, ces premiers travaux sont souvent marqués par leur époque, celle de la défaite des démocraties européennes face aux pouvoirs autoritaires, et par des analyses portant principalement sur l’Amérique latine, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, de même que certaines démocraties socialistes de l’Europe. Il a depuis fallu actualiser ces analyses et comprendre notamment les rebonds contemporains de la mentalité conservatrice observée dans plusieurs pays en émergence. La recherche, qui se concentrait auparavant sur les niveaux nationaux, s’est elle aussi enrichie en déplaçant la focale sur les régimes partiels, sectoriels ou territoriaux (Schmitter, 1992).

La comparaison proposée par ce dossier entre des situations locales analysées dans plusieurs pays émergents permet d’approfondir la dimension explicative de la délibération autoritaire, puisque la participation, souvent présentée comme « école de la démocratie », peut se révéler une ressource de légitimation pour des générations modernistes de leaders locaux (petits patrons locaux, responsables associatifs, et travailleurs de la culture, de l’enseignement ou du développement local), sans pour autant réellement remettre en cause les cadres autoritaires du pouvoir. En réunissant ces études de cas, ce numéro ouvre la discussion sur la différentiation locale de régimes territoriaux de gouvernance moderniste (via l’engagement de leaders, nouveaux ou bien traditionnels) tout en revisitant l’idée d’une transition linéaire entre :

  • d’une part, les rapports clientélaires dans les systèmes de domination oligarchique (Weber, 1971) – propriétaires fonciers féodaux, leaders de partis uniques, chefs de tribus ou de castes, leaders religieux – et des bureaucraties autoritaires (O’Donnell, 1973);

  • et, d’autre part, le pouvoir d’élites locales managériales – leaders d’ONG, patrons de petites et moyennes entreprises et de l’économie sociale et solidaire, professionnels de la participation ou de la négociation sociale, chercheurs, journalistes – qui n’exclut pas des formes classiques de clientélisme.

Plusieurs des études de cas proposées ici sont centrées sur des situations, des moments critiques compris comme des épreuves de gouvernance, qui mettent en lumière les transformations en cours : comment de nouveaux principes de l’action publique sont imposés, justifiés, parfois combattus. En effet, les nouveaux régimes de gouvernance peuvent se heurter à des résistances, à des refus de partager les normes de l’action publique.

Pour comprendre les ressorts politiques et sociaux du succès planétaire de l’entreprise d’import-export de la gouvernance, il nous a semblé particulièrement indiqué de réfléchir aux usages locaux et aux compétitions politiques auxquels elle donne lieu. Les membres du groupe de travail qui ont contribué à ce dossier ont spécifié la question en se demandant ce que la gouvernance fait aux élites locales, puis en interrogeant les multiples manières dont les élites locales s’en saisissent. À cette perspective d’analyse répondait une organisation particulière de la fabrication de la recherche : un travail en commun sous forme de séminaires itinérants. Les décisions de méthode à l’origine du projet – réfléchir comparativement (à partir du Brésil, de la Chine, de l’Inde et du Maroc) sur la gouvernance en faisant porter la focale sur les acteurs de l’action publique – nécessitaient une discussion collective autour de ces enjeux. Pour chacun des cas nationaux investigués, le débat s’est nourri d’enquêtes au long cours menées sur deux sites différents. Le séminaire a mobilisé les « liens forts » et les « liens faibles » chers à M. Granovetter – cinq membres du groupe ont étudié ou enseigné à différentes époques à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence – tout en faisant le pari de rencontres intellectuelles nouvelles. L’équipe, constituée à parts égales de femmes et d’hommes, rassemblait des doctorants en fin de thèse, de jeunes chercheurs et d’autres plus établis dans la carrière ou émérites. Les rencontres se sont étalées sur une période de deux ans.

À une époque où la course aux financements semble parfois résumer l’alpha et l’oméga de la recherche, l’enjeu collectif pour notre équipe était de ne pas se lier au préalable de l’obtention d’un financement spécifique. Au contraire, les ressources institutionnelles de différents membres du groupe ont permis l’accueil du séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, à l’IEP d’Aix-en-Provence, et à l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l’agriculture de Montpellier. Dans son fonctionnement, notre groupe de travail ressemblait davantage à une « coopérative » qu’à la start-up chère aux gouvernants de tous bords, notamment ceux de la recherche. Coopérative au sens où chacun apportait la connaissance intime de son terrain sans se détacher de ses cas d’étude, mais tout en sachant s’éloigner partiellement de ses questions propres pour alimenter une démarche relative au questionnement commun. Si certains étaient partis d’analyses localisées du politique, notamment de jeux élitaires locaux, d’autres s’étaient davantage intéressés à l’inscription de la gouvernance dans des espaces politiques circonscrits. Coopérative encore dans la mesure où, à chacune de nos rencontres, deux textes du dossier portant sur deux pays différents étaient discutés dans l’objectif d’en faire ressortir les rapprochements et les différences. Cette tâche était d’abord confiée à un rapporteur, puis réalisée collectivement. Après amélioration et mise au point, les textes ont à nouveau été soumis à la lecture vigilante d’un participant au séminaire avant d’être repris et transmis à la revue Gouvernance. Ces rencontres et échanges suivis, en face à face et par courriel, ont permis à la fois une mise en cohérence de nos perspectives sur la gouvernance, par un affinement des questions, et un ajustement des manières d’en traiter, à partir des terrains des uns et des autres. Ce modus operandi a donné lieu au croisement de questionnements comparatifs à partir de terrains spécifiques pour saisir des particularités et des différences ou, en d’autres termes, pour articuler les contraintes de la généralité et de la pensée « par cas » (Ragin et Becker, 1992; Passeron et Revel, 2005).