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Introduction

Depuis les années 1980, la gestion participative de l’irrigation (GPI) est à l’ordre du jour parmi les bailleurs de fonds internationaux. Le Maroc s’est emparé précocement de cette déclinaison agricole de la « bonne gouvernance », telle que théorisée par la Banque mondiale en particulier, qui encourage la participation directe des populations locales à leur développement. Fidèle en cela à sa stratégie du « bon élève » des paradigmes internationaux d’action publique (Catusse et Vairel, 2003), le royaume chérifien a promulgué en 1990 une loi qui créait des associations d’usagers des eaux agricoles (AUEA)[1]. Ces associations peuvent être mises en place soit à l’initiative de l’administration agricole, soit à la demande des deux tiers des exploitants (propriétaires ou non) concernés par les ouvrages envisagés pour l’irrigation (El Alaoui, 2004). Une fois créée, chacune de ces associations élit en assemblée générale un conseil de sept membres, dont le président, chargé de la représenter à l’extérieur en particulier auprès des administrations[2]. Tous les membres sont élus pour deux ans mais sont indéfiniment rééligibles[3]. Une AUEA doit disposer de ressources financières propres (cotisations de fondation, cotisations annuelles et permanentes acquittées par ses membres) afin d’assurer son fonctionnement et financer ses activités[4]. Enfin, elle doit conclure un « accord » formel avec l’administration agricole, qui précise le partage exact des attributions pour l’aménagement et l’entretien du périmètre, le financement des investissements et l’exploitation du réseau.

Cette nécessité d’un accord entre l’administration agricole et les dirigeants associatifs a été considérée par de nombreux observateurs comme une rupture assez nette vis-à-vis du modèle d’action « hiérarchique » antérieur dans lequel l’administration agricole, notamment ses puissants offices régionaux dédiés aux grands périmètres irrigués, planifiaient et géraient intégralement les aménagements hydrauliques (Kuper, 2011; voir aussi : Ftaïta, 2012). En partant de cette hypothèse, plusieurs travaux se sont interrogés sur la capacité des AUEA à renouveler les élites rurales marocaines et les modes de leadership à l’échelle locale (El Alaoui, 2004; Bekkari, 2009; Kadiri et coll., 2015). Notre interrogation se situe en amont d’une telle problématique: avant même de mesurer les changements éventuels dans les propriétés sociales des dirigeants et dans leurs pratiques d’autorité, nous cherchons à évaluer dans quelle mesure ce nouveau rôle à jouer renforce effectivement, ou non, leur légitimité locale.

Pour ce faire, nous analysons de près la construction, toujours en cours, d’un périmètre irrigué de taille plutôt réduite (300 hectares) situé en périphérie de la ville de Settat, à quelque 80 kilomètres au sud-ouest de Casablanca. Auparavant, la moitié de ce périmètre environ n’était pas irriguée, quand l’autre l’était par des puits individuels. Après que les autorités eurent cristallisé leur décision d’aménagement, au cours des années 2005-2006, elles ordonnèrent aux futurs bénéficiaires de se regrouper en association, ce qui fut fait en 2010[5]. Depuis lors, l’AUEA a co-supervisé les travaux d’aménagement avec la Direction provinciale à l’agriculture. Elle supervise aujourd’hui, seule, l’équipement des agriculteurs en irrigation localisée, et prépare la gestion future du périmètre. L’intérêt de ce cas d’étude est qu’il semble a priori propice à la reconnaissance d’une double légitimité aux dirigeants associatifs. D’une part, il s’agit d’une des rares associations d’irrigants dans une région où l’irrigation, lorsqu’elle existe, est d’abord une affaire individuelle au moyen de puits. Pouvoir se prévaloir d’une élection, et de la représentation d’un collectif d’environ 120 exploitants[6], est donc susceptible de procurer une légitimité procédurale très distinctive sur le territoire. D’autre part, la légitimation par les résultats promet d’être d’autant plus efficace que l’irrigation est, pour beaucoup d’agriculteurs, une ressource nouvelle et donc particulièrement attendue, surtout que l’eau en question a une disponibilité garantie car provenant de la station de traitement des eaux usées de la ville de Settat.

Malgré ces caractéristiques a priori favorables, nous verrons que les dirigeants associatifs, en dépit de leurs efforts, peinent à asseoir leur légitimité auprès de leurs membres et, plus largement, sur la scène politico-administrative locale. Cet « empêchement » des leaders locaux malgré l’ouverture de nouveaux espaces institutionnels fait écho à la situation observée à Duque de Caxias par G. Massardier (voir Vol 16, No. 2 de Revue Gouvernance). Il trouve selon nous sa cause dans une tension structurelle de l’action publique agricole au Maroc. Nous faisons en effet l’hypothèse que les AUEA sont le produit d’un mode de gouvernement par décharge participative qui a joué un rôle important au Maroc à partir du début des années 1990 (Catusse et Vairel, 2003), mais qui est en partie dépassé aujourd’hui. Il cohabite en effet, depuis le milieu des années 2000, avec la réaffirmation concomitante d’un État développeur. Nous entendons par là, classiquement, la priorité accordée à la croissance des agrégats macro-économiques (par rapport à d’autres objectifs tels que l’équité, le respect du fonctionnement des marchés ou la préservation des équilibres sociaux), le tout selon une « rationalité de plan[7] » (Johnson, 1982). Le but de l’activité économique y est « de renforcer la nation dans une arène internationale perçue comme un lieu de rivalité et de lutte » (Thurbon, 2014, p. 64). Après avoir décrit la manière dont cette tension a joué durant la genèse du projet, nous montrerons en quoi elle a ensuite compliqué la légitimation procédurale des dirigeants associatifs (en créant un collectif socialement très disparate et dépourvu d’histoire commune) et leur légitimation par les résultats (en entravant le transfert de ressources nécessaires à l’exploitation d’un projet très ambitieux).

Notre enquête, menée au cours des deux dernières années, présente la particularité d’avoir été conduite dans un cadre de recherche-action. Celle-ci a débuté par la rencontre fortuite de l’un d’entre nous, chercheur français au CIRAD affecté dans une institution de recherche marocaine, avec un fonctionnaire de la commune périurbaine sur laquelle est située le périmètre (Sidi El Aïdi). Cet interlocuteur privilégié nous a fait rencontrer l’actuel président de l’association, ainsi qu’un agronome travaillant à Settat pour l’INRA marocain, puis des fonctionnaires de la direction provinciale à l’agriculture. Il est alors apparu que, si les préférences de chacun différaient, un certain accord sur la nature du problème local à traiter existait. Leur diagnostic de la situation convergeait sur plusieurs points : le manque de clarté dans l’allocation des responsabilités, en particulier entre l’association d’irrigants et le fournisseur d’eaux traitées; le déficit d’expertise de l’association concernant les eaux usées; enfin, l’impatience et la méfiance de certains agriculteurs vis-à-vis du projet, ceux-ci peinant visiblement à en percevoir les bénéfices concrets. Le chercheur parmi nous s’étant présenté comme sociologue, il fut convenu qu’il pourrait encadrer des travaux d’étudiants de master, et ce, dans le double but d’analyser la « perception » des agriculteurs à l’égard du projet (afin d’aider, pour ces acteurs locaux, à « lever » les réticences rencontrées en faisant preuve de « pédagogie »); et de réfléchir à un cadre de gouvernance local qu’il pourrait présenter au bureau de l’association, ainsi qu’aux agents locaux de l’agriculture. L’un d’entre nous a donc recruté l’autre comme étudiant-stagiaire. Tout au long de l’enquête, nous avons été considérés comme des partenaires du président de l’association, que nous venions appuyer dans sa compréhension de l’attitude des agriculteurs du périmètre. Quelques mois après la fin de ce stage, une autre étude a débuté, cette fois avec un binôme d’étudiants marocains intéressés par des enjeux ostensiblement plus techniques (le fonctionnement de la station et le recensement des cultures pratiquées sur la zone). En plus des documents de projet (étude d’avant-projet, convention de partenariat, plan parcellaire), les données collectées proviennent donc en premier lieu d’entretiens réalisés auprès d’une dizaine d’agents administratifs locaux impliqués selon diverses modalités dans le projet, et comme tels intégrés au comité de pilotage[8] (agriculture, intérieur, régie publique d’assainissement, agence de bassin et fonctionnaires communaux, certains agents ayant été interviewés plusieurs fois), d’une demi-douzaine de hauts fonctionnaires nationaux, ainsi que de nombreux agriculteurs du périmètre. Les entretiens conduits avec les premiers étaient peu structurés pour ne pas susciter méfiance ou incompréhension : il leur était demandé d’expliquer le projet, ses origines, leur perception des défis prioritaires et leurs propres préconisations. Pour la vingtaine d’entretiens réalisés auprès d’agriculteurs, les moments très structurés (notamment pour la collecte de renseignements concernant leurs propres caractéristiques sociales et celles de leur exploitation) alternaient avec d’autres beaucoup plus libres. Alors menés en arabe marocain (darija) qu’aucun d’entre nous ne maîtrise de manière suffisante (malgré des compétences de compréhension), certains entretiens furent traduits de manière simultanée par le fonctionnaire à la commune de Sidi El Aïdi. Les autres furent conduits par le binôme d’étudiants marocains. À ces entretiens et à ces archives s’est ajoutée une quinzaine de journées d’observations et de conversations informelles, plus ou moins longues, réalisées lors de passages à la mairie de Sidi El Aïdi, à la commune les jours de marché et à l’occasion de visites de courtoisie.

1. De la décharge participative au retour de l’État développeur : la superposition de deux rationalités en tension

Les années 1980 furent marquées au Maroc par la convergence de deux contraintes lourdes dans le domaine agricole : les politiques d’ajustement structurel menées dans le sillage de la crise de la dette du début de la décennie, ainsi qu’une série de sécheresses pluriannuelles. C’est dans ce contexte difficile que furent promues les AUEA. À l’inverse, les années 2000 virent la contrainte budgétaire se desserrer, tandis que les sécheresses consécutives connaissaient une accalmie. Cette situation plus favorable a permis l’essor d’un État développeur aux logiques d’action très différentes, tendanciellement, de celles de la décharge participative, sous deux rapports au moins : la centralisation assumée des décisions dans le cadre d’une rationalité de plan et la détermination à drainer les financements adéquats pour les projets jugés stratégiques.

1.1 De la décharge à la centralisation assumée des décisions stratégiques

En reprenant la définition de Max Weber, réactualisée dans le contexte contemporain par Béatrice Hibou (1999), la décharge se présente comme un mode d’exercice du pouvoir « qui ne s’appuie pas ou peu sur un appareil gestionnaire », et qui ainsi « évite le coût d’un appareil administratif important » (p. 7). En ce qui concerne la création des AUEA, les coûts que l’État marocain cherchait à externaliser étaient autant économiques que politiques. D’une part, les dépenses de prise en charge des infrastructures hydrauliques étaient devenues très élevées pour un État très endetté. En 1995, 30 % des dépenses hydro-agricoles était consacré à l’énergie et à la maintenance (El Alaoui, 2004, p. 2). La contribution des agriculteurs était plafonnée à 40 % des coûts de mobilisation de l’eau (Jellali, 1997, p. 67) et le défaut d’entretien des canaux d’irrigation empêchait les périmètres de réaliser leur potentiel de production[9]. D’autre part, le fonctionnement de l’irrigation collective était menacé par la prolifération des pompages individuels dans les nappes souterraines, désormais utilisés par les agriculteurs pour sécuriser leur production (Fofack et coll., 2015). L’État cherchait donc à diluer les risques de blâme associés à une gestion collective devenue plus difficile, et à éviter par là une montée des tensions avec sa base sociale privilégiée (Leveau, 1976).

On doit bien sûr se garder d’exagérer la portée de cette décharge associative, tant la tutelle de l’État demeure prégnante, y compris formellement[10]. Il reste que celle-ci ouvre bien, alors, un nouvel espace de pouvoir et qu’elle définit de nouveaux rôles institutionnels. Le président d’association, en particulier, détient des prérogatives étendues. Au-delà de son rôle d’exécution, il « exerce une surveillance générale sur la marche de l'association »; il « représente l'association vis-à-vis de l'État, de tout organisme public ou privé et de tout tiers »; et se voit conféré certains pouvoirs de police, en ayant « qualité pour prendre les mesures d'urgence en vue de faire cesser à l'intérieur du périmètre tout abus troublant le fonctionnement de l'association » (art. 27).

Tout autre, à l’inverse, est la logique qui s’ouvre dans les années 2000. Dans un environnement économique devenu plus favorable, la croissance économique s’accélère nettement : celle du PIB par habitant passe de 2 % en moyenne sur la période 1980-2000 à 3,3 % sur la période 2000-2015[11]. Par ailleurs, la maîtrise de l’inflation et la consolidation progressive des finances publiques permettent au pays de bénéficier d’une balance des paiements courants excédentaire au milieu des années 2000 (Chauffour, 2018). Ces marges de manoeuvre nouvelles favorisent l’émergence d’une « vision du monde » développementaliste parmi les élites nationales, dans laquelle la transformation techno-industrielle et la compétitivité sont érigées en objectif national de premier rang et suscitent une adhésion très générale à l’activisme stratégique de l’État (Loriaux, 1999). Nous ne suggérons pas, ici, que l’État marocain correspondrait de près à l’idéal-type de l’État développeur[12]. Nous affirmons seulement qu’à certains moments, il en assume certains traits qui tranchent alors nettement avec la logique de la décharge, et qu’il en revendique la légitimité. C’est notamment le cas en ce qui concerne la rationalité de plan et la centralisation des décisions qu’elle justifie. Les années 2000 inaugurent en effet le « temps des stratégies nationales » (Akesbi, 2013) et un retour de l’État planificateur, que l’on observe au même moment ailleurs en Afrique (Samuel, 2017). Le fer de lance, au milieu de la décennie, en est le plan Émergence rédigé par le cabinet McKinsey, qui énonce une stratégie pour un « Maroc compétitif ». La « mise à niveau » du pays fait alors office de mot d’ordre aussi plastique qu’impérieux (Catusse, 2008). Dans le domaine agricole, ces ambitions se cristallisent avec le Plan Maroc Vert adopté en 2008. Celui-ci remet l’agriculture au centre de la stratégie de développement national, avec des objectifs très ambitieux de croissance du secteur à l’horizon 2020[13].

Le projet d’irrigation de Settat, initié au milieu des années 2000, s’inscrit dans ce nouveau contexte. La réutilisation des eaux usées urbaines traitées en agriculture (REUT) devient envisageable à l’échelle nationale alors qu’est promulgué, en 2005, le Plan National d’Assainissement qui promet d’équiper massivement le pays en stations de traitement des eaux usées, et donc de généraliser la disponibilité de cette nouvelle ressource (Belghiti, 2013). Le Plan National de l’Eau (PNE), adopté en 2009, formalise cette ambition nouvelle en prévoyant de faire passer le taux national de réutilisation à 19 % en 2020 et à 31 % en 2030[14].

Un comité interministériel (REVAL) est rapidement formé, qui associe le Secrétariat délégué à l’eau, l’Office national de l’eau potable (ONEP) et la Direction générale des collectivités locales du ministère de l’Intérieur (DGCL), l’organisme de tutelle des gestionnaires d’assainissement urbains. Il se met à la recherche de projets pilotes grandeur nature. Le site de Settat émerge rapidement : d’abord parce qu’on y achève la construction d’une station de traitement (en 2006); ensuite, parce que les eaux usées brutes (non traitées) de l’agglomération sont utilisées depuis longtemps par une petite agriculture périurbaine informelle; enfin, parce que la nappe phréatique locale dans laquelle puisent les irrigants est surexploitée et dégradée (Hassoune et coll., 2006). Concrètement, la jonction entre la « solution » nationale et la situation locale s’opère en deux temps. Le premier se déroule sous l’égide d’un bailleur international, la Banque européenne d’investissements (BEI), qui a financé la station de traitement[15]. En 2007, l’institution commande une étude de faisabilité qui est attribuée à un bureau d’étude marocain associé à un bureau d’étude français (Beraud et coll., 2009)[16]. La seconde séquence débute en 2010, lorsque les conclusions favorables de cette étude sont reprises et promues par le nouveau gouverneur de la province, qui avait derrière lui une longue carrière d’ingénieur hydraulicien et d’expert en assainissement liquide[17]. Celui-ci entretenait par ailleurs des liens étroits avec plusieurs cadres de l’agence de bassin hydraulique responsables de la ressource en eau à l’échelle du bassin versant et heureux de renforcer la légitimité de leur jeune administration en s’emparant de ce nouveau domaine d’action[18]. C’est cette collaboration d’acteurs régionaux qui permet la validation du projet par le comité REVAL au début de l’année 2010. Un projet d’équipement autour de la station de traitement est alors mis en forme, incluant un partage financier entre les différentes administrations, qui aboutit à la signature d’une convention d’aménagements à la fin de l’année 2010.

On doit donc retenir de ce processus décisionnel qu’il s’inscrit au carrefour de trois grands plans nationaux (le Programme National d’Assainissement, le Plan Maroc Vert et le Plan National de l’Eau); que le projet est pensé comme un pilote et une vitrine pour le pays dans son ensemble[19]; et que les futurs bénéficiaires ne sont aucunement associés à cette initiative. Les agriculteurs concernés ne sont en effet regroupés en association qu’au moment de la signature de la convention d’aménagements, une fois l’ensemble des aménagements conçus, dimensionnés et planifiés. Leur implication n’a fait l’objet d’aucune préoccupation particulière : la proposition initiale prévoyait même de réduire leur rôle au minimum et de confier l’intégralité de la gestion des équipements à un opérateur privé indépendant[20]. Si cette solution n’a pas été retenue, c’est seulement faute de candidats[21]. La promotion d’un partenariat public-privé pour la gestion du périmètre, à l’image de ce qui s’observe dans la région du Souss (Houdret, 2012), est alors emblématique de cette bifurcation de la logique de décharge participative vers une logique d’État développeur.

1.2 Des dépenses étatiques importantes pour les infrastructures physiques

Le décret de 1992 sur les AUEA présentait la participation des irrigants aux décisions d’aménagement comme la contrepartie logique de leur mise à contribution financière[22]. Dans le contexte du plan d’ajustement structurel agricole (PASA) mis en oeuvre à partir de 1983, il s’agissait clairement d’enrôler les agriculteurs dans le processus de réduction de la dépense publique[23]. Cette logique malthusienne constituait simultanément une contrainte et une opportunité pour les dirigeants des AUEA : dans un contexte difficile, ceux qui faisaient la preuve de leur capacité à monter des demandes de financement auprès de guichets nationaux et internationaux, à obtenir des prêts bancaires avantageux et à minimiser les charges financières de leurs membres pouvaient voir leur autorité considérablement renforcée (Bono, 2010; Kadiri et coll., 2015).

Tout à l’inverse, l’État développeur se distingue par « sa capacité d’assurer aux activités désignées comme stratégiques un afflux adéquat de ressources » (Thurbon, 2014, p. 64). Le projet de Settat s’inscrit dans cette logique d’abondance. Les dépenses publiques engagées sont importantes pour un périmètre de taille aussi modeste. Elles se répartissent en deux catégories : l’aménagement externe (le bassin de stockage, la station de pompage, le réseau d’irrigation et les pistes carrossables) et l’équipement interne des parcelles en système d’irrigation localisée. Représentant un montant de 25 millions de dirhams (environ 2,5 millions d’euros), le premier est pris en charge à la fois par l’agence de bassin hydraulique[24] et par l’administration agricole[25]. Rapporté aux 75 propriétaires de fonds sur la zone, il représente un investissement moyen par propriétaire de 330 000 dirhams (environ 33 000 euros).

L’équipement interne, en cours de réalisation, est quant à lui pris en charge par le Plan Maroc Vert (PMV) du ministère de l’Agriculture, qui subventionne à 100 % la transition vers des systèmes d’irrigation localisée. Cette prise en charge couvre aussi bien la fourniture et la pose des tuyaux et des distributeurs d’eau, que les stations de tête à l’entrée de chaque parcelle (matériels de filtration, de fertigation, appareillages de contrôle et de régulation…) et l’aménagement éventuel de petits bassins de stockage.

Le soutien de l’État donateur apparaît donc massif, à l’image d’un budget agricole qui a connu une forte croissance depuis les années 2000[26]. Tandis que la création des AUEA avait été présentée, à l’origine, comme le signe d’un passage austère « de la générosité au contrat » (Aloussi et Anbari, 2012), c’est bien un retour de la générosité publique qui se donne ici à voir. Pour autant, comme nous allons le voir, celle-ci ne constitue pas nécessairement une bénédiction pour les élites associatives.

2. Représenter un collectif d’irrigants décrété et divisé

Âgé d’une soixantaine d’années, Youssef[27], le président actuel de l’association, possède en apparence toutes les ressources attachées à la notabilité locale dans une région d’agriculture et d’élevage comme celle de Settat. Issu d’une branche plutôt aisée d’une famille d’agriculteurs de la région (il possède plusieurs cousins sur le périmètre), il connaît une trajectoire sociale ascendante : après avoir suivi des études de droit dans l’université de la ville (un cursus très prestigieux au début des années 1980), il intègre la Direction provinciale des affaires rurales, qui relève du ministère de l’Intérieur et où il réalise l’essentiel de sa carrière. Approchant aujourd’hui de la retraite, il y occupe le poste de Chef de service. À ce titre, il autorise les implantations d’activités économiques dans les zones rurales de la province. Parallèlement à ses responsabilités publiques, il a développé des activités plus rémunératrices, notamment dans l’immobilier à Settat où il est administrateur d’une coopérative de promotion immobilière. Il détient aujourd’hui plusieurs parcelles agricoles tant au sein du périmètre qu’en dehors, et possède une résidence à Settat ainsi qu’une villa en bordure du périmètre où il s’adonne aux expérimentations horticoles. Il possède enfin le capital social et culturel de la notabilité : président de l’association locale de chasse, il s’exprime très bien en français, contrairement à la plupart des autres agriculteurs. C’est précisément cette aptitude à cumuler une position administrative, une assise économique et des compétences culturelles qui ont conduit les agriculteurs du périmètre à l’élire, en 2010, vice-président de l’association au sein du premier bureau, puis de le désigner président en 2013 lorsque l’ancien président n’a plus donné satisfaction : « On a élu Youssef comme président car c’est le Parisien. Il sait parler aux administrations, il a le niveau et il dit les choses franchement[28]. »

En apparence, la direction de l’association lui offre une belle opportunité de renforcer sa position sociale par l’ajout d’une légitimité procédurale. Nous entendons par là une légitimité issue des procédures de représentation et de prise de décision (throughput) (Levi-Faur, 2012; Sintomer et Gauthier, 2014). Elle se distingue alors autant de la légitimité liée aux ressources initiales de l’acteur (inputs), par exemple la notoriété ou l’expertise, que de la légitimité par les résultats (outputs) liée aux conséquences de l’action (Schmidt, 2013). À l’appui apparent de cette légitimité procédurale, on appelle couramment Youssef « le président » dans la région, témoignant par là de l’importance, du moins symbolique, conférée à son nouveau rôle associatif par rapport à ses autres attributions. La présidence de l’association le met en position de représenter les 75 propriétaires du territoire[29] auprès des nombreuses administrations impliquées dans le projet : direction provinciale à l’agriculture (DPA), agence de bassin hydraulique, régie d’eau potable et d’assainissement (RADEEC), sans oublier les gouverneurs successifs dont plusieurs suivent le projet avec attention. Des rumeurs insistantes lui prêtent des ambitions de député lors des prochaines élections législatives[30]. À l’exception partielle du vice-président[31], les autres membres élus du bureau (le trésorier et les trois assesseurs) sont loin de bénéficier des mêmes ressources sociales. Le trésorier, un agriculteur à plein temps sur la zone, connaît cependant plus en détail chacun des agriculteurs du territoire que le président, dont l’agriculture n’est pas la principale occupation : il est reconnu comme un « vrai » agriculteur. Malgré le fossé qui les sépare sur le plan de l’éducation, il entretient une solide amitié avec le président.

En dépit d’une multi-positionnalité apparemment rentable socialement, Youssef nous déclare à de nombreuses reprises être bien peu satisfait de son rôle de président[32]. Il souligne la récurrence des rumeurs mal intentionnées à son encontre : « Les gens disent : ils prennent l’argent. Mais quel argent ? Il n’y a aucun argent dans cette association ! Il n’y a que des ennuis[33]. » Il souligne souvent qu’il n’est pas président par choix : « Ce sont les gens qui l’ont voulu; parce que j’étais vice-président à l’époque et que l’ancien président ne donnait pas satisfaction. Mais moi je ne voulais pas, je n’avais pas le temps et c’est un travail qui en met plein la tête[34]. » Il relève tout particulièrement que « certaines personnes ne sont jamais contentes, elles n’ont pas l’éducation suffisante pour comprendre l’intérêt du projet[35] ». Comment interpréter cette insatisfaction ? Faut-il n’y voir que la volonté d’un individu de souligner le poids de ses responsabilités, d’afficher son dévouement méritoire face aux petites ingratitudes de voisinage ? Nous faisons plutôt l’hypothèse qu’elle tient à une véritable difficulté à exercer le leadership sur un collectif d’irrigants hétérogène et socialement divisé, et donc à se légitimer procéduralement.

L’ampleur des divisions sociales trouve justement son origine dans le caractère très centralisé de la conception du projet. Mues par leur désir de mettre en place un aménagement pilote exemplaire, les autorités centrales ont laissé à des bureaux d’étude le soin de tracer le périmètre selon des critères ostensiblement techniques et professionnels, sans s’embarrasser de complexes négociations sociales[36]. Il a donc été décidé que le territoire jouxterait la station de traitement dans le cadre des limites géographiques posées par une voie ferrée et une route nationale. La surface irrigable a ensuite été calculée suivant les paramètres classiques de l’ingénierie civile, à savoir la quantité d’eau journalière maximale disponible; les besoins en eau des cultures à l’hectare (m3/ha); l’efficience de la distribution de l’eau sur le réseau; et les besoins en eau pour le lessivage des concentrations de sel et d’engrais[37]. Ainsi, de manière similaire à ce qui a pu être observé dans d’autres projets de développement agricole récemment impulsés par l’État (Kadiri et coll., 2011), le périmètre n’a pas été dessiné de manière à épouser les contours d’un village (douar) ou d’une communauté de pratiques déjà constituée autour des eaux usées[38]. Au contraire, le collectif soudainement formé par l’action publique regroupe des agriculteurs dénués de toute expérience préalable de coopération, et souvent engagés dans des contentieux de voisinage ou familiaux[39]. Tandis que le périmètre chevauche le territoire de sept douars, une critique récurrente accuse les membres du bureau de n’être issus que d’un seul douar[40].

La coopération forcée au sein de collectifs hétérogènes est fréquente dans les périmètres irrigués. Mais l’hétérogénéité sociale prend ici une ampleur particulière dans un projet marqué par l’innovation et la sophistication technique. Celles-ci tendent en effet à accroître les divisions sociales au sein du territoire d’intervention, et ce de trois manières.

En premier lieu, le rapport aux innovations contenues dans le projet s’avère extrêmement inégal d’un agriculteur à l’autre. Rappelons que, pour les bénéficiaires concernés, deux nouveautés s’additionnent : le passage à l’irrigation localisée et la manipulation des eaux usées traitées. Cette combinaison augmente les perspectives de revenus, mais aussi les risques encourus. D’un côté, en effet, la qualité de l’eau distribuée peut ne pas s’avérer constamment au rendez-vous, dès lors que les performances épuratoires de la station peuvent connaître d’importantes fluctuations, que les tuyaux peuvent se colmater, et que la concentration de sels dans les sols peut atteindre un seuil critique qui mettrait alors les rendements en péril. D’un autre côté, les eaux usées sont chargées en fertilisants naturels, ont une disponibilité garantie pendant toute la période d’irrigation, et l’usage du goutte-à-goutte peut permettre d’importantes économies d’eau à la parcelle. Sans grande surprise, on note alors que plus l’assise économique d’un agriculteur est importante, plus la perspective d’une prise de risque lui paraît acceptable et même enthousiasmante. À l’inverse, les agriculteurs les moins dotés sont aussi ceux qui expriment le plus d’appréhension.

On trouve ainsi, à une extrémité du spectre social, une quinzaine de petits agriculteurs possédant chacun moins d’un hectare, qui se sentent très éloignés du monde de l’État et des grands agriculteurs, sont attachés à leur propriété pour des raisons plus familiales qu’économiques, et qui n’ont jamais pratiqué le goutte-à-goutte. Ces acteurs sont particulièrement méfiants à l’égard du projet, qu’ils perçoivent facilement comme une tentative envahissante de mise sous tutelle de la part l’État. Cette méfiance vaut même pour les démarches administratives qui leur sont pourtant apparemment favorables, comme l’obtention des subventions publiques pour le goutte-à-goutte. Conformément à la législation en vigueur, ces reconversions collectives doivent en effet transiter par le bureau de l’association, qui centralise les dossiers individuels. Le bureau doit également adresser une demande écrite d’assistance technique à l’Administration au nom de l’ensemble des membres, ce qui nécessite que chaque agriculteur lui donne procuration pour le faire[41]. Comme nous l’explique alors Anas, le trésorier de l’AUEA :

« Ils ont peur qu’on leur vole leurs terres et leur eau, ou bien que l’État finisse par leur dire quoi cultiver. C’est vrai que pour monter la demande de subventionnement, il faut fournir un papier de délégation. Pour montrer qu’il s’agit bien d’un projet collectif et obtenir un subventionnement à 100 %, les irrigants doivent montrer qu’ils délèguent bien la gestion administrative de leur terre et de la ressource en eau collective au bureau de l’association[42]. »

Ces irrigants estiment alors ne pas être suffisamment écoutés et représentés par le bureau de l’association (Massot, 2017). Ils comprennent finalement mal le projet, le vivent comme une perte de contrôle et doutent qu’il leur profite à l’avenir.

L’autre extrémité du spectre social est bien représentée par le cas de Mehdi, qui possède la plus grande parcelle du périmètre (vingt-neuf hectares). Il se présente lui-même comme « investisseur » plutôt que comme agriculteur et souligne travailler en collaboration étroite avec son frère titulaire d’un double doctorat : l’un en génie génétique, l’autre en agronomie. Grâce à son entregent, il a pu obtenir la location de sa parcelle, qui appartient au domaine public de l’État et qui était très convoitée au démarrage du projet[43]. Il rémunère ses salariés agricoles 90 000 dirhams (9 000 euros) par an. Il revendique son souci d’innover et d’augmenter rapidement ses bénéfices : s’il cultive aujourd’hui du maïs fourrager et des oliviers, il veut s’appuyer sur le projet pour monter rapidement en valeur ajoutée : « Je compte bien faire des expériences pour savoir quels rendements on peut obtenir avec des cultures maraîchères. Le haricot blanc par exemple, c’est ce qu’il y a de plus rentable sur le marché aujourd’hui[44]. » Parallèlement au bureau de l’association, il s’active pour accélérer le dossier de reconversion collective en goutte-à-goutte. Ce faisant, il se comporte davantage en électron libre qu’en soutien du bureau, dont il déplore souvent les lenteurs. Il affiche même sa détermination à gérer en autonomie sa parcelle si la gestion collective devait tarder à se structurer; il aurait ainsi entamé des démarches pour obtenir ses subventions à titre individuel[45]. Sa propriété étant située le long du canal souterrain de rejet actuel des eaux usées de la station, Mehdi fait partie de la vingtaine d’agriculteurs à avoir installé une motopompe dans l’un des regards qui jalonnent ce canal pour son entretien, afin d’utiliser les eaux usées sans attendre la finalisation du projet. L’importance des volumes qu’il mobilise a suscité des réactions hostiles chez ses voisins immédiats[46]. Mais Mehdi n’est pas le seul exploitant doté de ressources à la fois importantes et indépendantes des dirigeants associatifs. Un agent local du ministère de l’Intérieur (moqqadem) possède par exemple dix hectares sur le périmètre; un autre moqqadem utilise ces eaux alors même que ses parcelles sont situées à l’extérieur du futur périmètre; tandis qu’un agriculteur, qui impressionne les étudiants ingénieurs par la qualité de son arabe classique[47], pratique déjà le maraîchage en goutte-à-goutte.

En deuxième lieu, le projet a engendré un clivage entre les agriculteurs les plus attachés à leur territoire et qui s’y projettent sur le long terme, et d’autres plus mobiles, soucieux de saisir l’effet d’aubaine sans s’interdire de revendre rapidement leur terrain si l’accès collectif à l’eau devait au bout du compte s’avérer trop complexe. La majorité des propriétaires est issue de la région et a simplement eu la chance de détenir une parcelle à proximité de la nouvelle station. Mais certains acteurs sont des extérieurs (baranis) qui ont pu acquérir une parcelle à l’intérieur du périmètre parce qu’ils avaient entendu parler du projet avant les autres. Plusieurs observateurs font état de logiques spéculatives à l’oeuvre, ce qui est compréhensible étant donné que le prix du foncier à la location peut être multiplié par trois avec la possibilité d’une irrigation pérenne qui, de plus, est riche en fertilisants naturels. On soupçonne aussi certains acteurs d’acquérir des parcelles sans avoir aucune visée directement productive, mais dans l’intention de les revendre d’ici quelques années à des prix plusieurs fois supérieurs[48]. S’il est difficile de documenter de tels mouvements, un bon connaisseur du périmètre considère que « la plupart des irrigants à proximité directe de la STEP ont acheté peu avant la construction de la station, et ont ainsi réalisé une véritable plus-value foncière. Avant, le prix du foncier autour de la STEP était d’environ 30 M de centimes/ha. Après la construction de la STEP, ce prix est passé à 60 M de centimes/ha[49]». Ces nouveaux venus sont le plus souvent des locataires : sur les 300 hectares du projet, 100 environ sont en location, même si une partie l’était déjà avant le démarrage du projet. Ces locataires ne sont pas forcément bien connus des autres agriculteurs, ce qui contraint là encore les modalités de gestion collective.

Enfin, comme nous le verrons dans la section suivante, l’ambition du projet explique en grande partie que les équipements tardent à être finalisés. Or, ces délais de réalisation ont instauré un fait accompli sur le terrain. La station est en effet en activité depuis treize ans, tout comme sa conduite souterraine de rejet. Depuis lors, les agriculteurs placés le long de cette conduite (localement baptisée le « canal ») se sont approprié ces eaux usées traitées. Cette situation engendre une inégalité de fait considérable entre les agriculteurs qui bénéficient depuis plusieurs années déjà d’une eau gratuite de facto et enrichie en fertilisants naturels, et les autres qui en sont réduits, impuissants, à attendre le démarrage du projet officiel. L’un de ces agriculteurs dépourvus d’accès au « canal » exprime sa frustration :

« Ils donnent l’eau à leurs amis, ceux qui sont à côté de la station. Nous, cela fait deux ans que ces bornes [notre interlocuteur désigne ici une borne d’irrigation abritant la sortie de la canalisation secondaire ainsi qu’un débitmètre] ont été installées et nous n’avons toujours pas d’eau[50]. »

S’il est courant, pour les sociologues de l’action publique, de constater que les politiques publiques « tendent à produire simultanément de l’ordre et de la discorde » (Orren et Skowronek 2002, p. 744), c’est bien la discorde qui semble l’emporter ici. La sélection des bénéficiaires selon une rationalité de l’État centralisé (une rationalité à la fois planificatrice et d’affichage symbolique) a abouti à la construction de toute pièce d’un collectif traversé de fortes divisions sociales. Celles-ci sont au principe de différences de perceptions et d’intérêts qui compliquent grandement la possibilité, pour un leadership quel qu’il soit, d’assurer la coordination et la mobilisation des adhérents. Il est en effet difficile pour ce leadership de produire de l’action collective et de conquérir sa légitimité alors même qu’il doit constamment dissiper les suspicions qu’il ne serait, en réalité, qu’un instrument au service de clans particuliers.

La reconnaissance de cette faible légitimité procédurale explique que l’assemblée générale ne se tienne que de manière très sporadique, alors qu’elle devrait en principe se réunir une fois par an; ni le bureau passé, ni le bureau actuel, pas plus d’ailleurs que leurs détracteurs, ne voient apparemment l’utilité de telles réunions. Les voix critiques de l’équipe actuelle n’envisagent aucunement de défier celle-ci formellement, et cela même si l’assemblée générale détient la prérogative de renouveler chaque mandat du bureau tous les deux ans. Le président lui-même semble avoir acté le caractère indépassable de ces divergences : interrogé sur sa convocation des adhérents à un atelier de concertation, il répond que « oui, nous allons en choisir quelques-uns, les plus intéressés par le projet, et eux ils viendront[51] ». Pour la direction associative, cette légitimation procédurale est d’autant plus difficile à conquérir que ses possibilités de légitimation par les résultats sont compromises par la complexité du projet.

3. L’ajournement permanent, ou la suspension d’une légitimation par les résultats

Du point de vue des dirigeants associatifs, l’éclatement des perceptions et des intérêts des agriculteurs est d’autant plus dommageable étant donné que les défis à relever sont immenses et qu’ils se prêtent mal à des réussites faciles. Ces difficultés sont en grande partie, elles aussi, le fruit d’une tension entre l’État développeur et la décharge participative. Rappelons que les importantes ressources investies dans le démarrage de ce projet stratégique en font un projet complexe et coûteux à gérer ultérieurement par une association de petits agriculteurs. Le décalage est en effet extrêmement frappant entre les ressources engagées dans l’investissement physique de départ (domaine de l’État développeur) et l’absence de ressources publiques consenties pour la suite. Ce décalage rend d’autant plus difficile l’obtention d’une légitimité par les outputs, c’est-à-dire d’une légitimité fondée sur la revendication de résultats mesurables et d’une capacité à résoudre les problèmes concrets des bénéficiaires (Scharpf, 1999; Peters, 2011). Il s’observe tout particulièrement dans deux domaines : celui des ressources financières et celui de l’expertise.

Le fossé observé entre les ressources financières investies dans l’aménagement initial et celles consenties pour la mise en oeuvre est particulièrement net. Alors que l’aménagement et l’équipement des parcelles ont mobilisé des ressources publiques considérables pour un petit périmètre (supérieures à 3 millions d’euros), aucune ressource publique, même transitoire, n’est prévue pour le fonctionnement ultérieur du projet. L’association ne peut compter, par exemple, sur une dotation initiale de l’État qui lui servirait à se constituer un fonds de roulement. Pourtant, les frais d’exploitation ont été officiellement estimés à quelque 727 800 dirhams annuellement, soit près de 10 000 dirhams par agriculteur et par an[52], une somme probablement sous-estimée, mais déjà équivalente aux dépenses annuelles totales d’un individu moyen dans la région[53].

En l’absence d’un tel fonds de départ, le bureau doit percevoir les cotisations de ses adhérents sans avoir pu, au préalable, procurer le moindre service de nature à engendrer de la confiance, c’est-à-dire une croyance minimale dans la compétence et l’honnêteté de la direction, et dans sa capacité à gérer honnêtement les ressources prélevées (Schneider et Ingram, 2005). Comme le souligne un agronome local bon connaisseur du projet :

« Payer les cotisations, à mon avis ça sera très difficile si l’agriculteur ne voit pas la nécessité ou un certain résultat avant. Moi je pense que l’AUEA devrait avoir une subvention publique au début, pour fonctionner, pour qu’on voie bien d’abord qu’elle est utile, pour faire des premières petites choses… Après, quand les agriculteurs verront qu’elle est vraiment utile, ils seront prêts à payer. Mais là, on peut pas vraiment leur demander de payer tout de suite[54]. »

Une trésorerie initiale permettrait au bureau d’offrir certaines incitations sélectives propres à élargir ses soutiens, par exemple l’embauche d’un technicien électromécanicien, d’un technicien pompage ou d’un comptable-caissier. Elle lui permettrait aussi de proposer à ses adhérents des services potentiellement très appréciés, tels que des sessions de formation sur les manières de gérer la salinité des sols causée par les eaux usées, ou sur les itinéraires culturaux à envisager pour valoriser au mieux les propriétés particulières de ces eaux. Le bureau essaie bien d’entrer dans cette logique de prestation de service en s’activant pour que les pompes du réseau puissent fonctionner à l’énergie solaire (ce qui permettrait des économies considérables en frais de pompage). Un prêt de 1,6 million de dirhams a été sollicité auprès du Crédit agricole, mais rien n’est encore décidé.

L’acceptation du paiement de la redevance par les adhérents s’annonce d’autant plus aléatoire que bien des incertitudes entourent la pertinence économique du montant actuellement en discussion (autour de 0,50 dh par m3). Ce prix permettra-t-il de couvrir l’essentiel des charges d’exploitation ? Les avis divergent, car même si le président affirme qu’il suffira au moins à couvrir les frais d’électricité liés au pompage, le trésorier en doute pour sa part[55]. D’une manière générale, il s’agit d’un montant jugé trop élevé par de nombreux agriculteurs (qui mentionnent plutôt un prix de 0,30 dirham dans les conversations), mais encore trop bas par les administrations, notamment par l’agence de bassin hydraulique. Les premiers rappellent que l’option alternative aux eaux usées collectives, à savoir le pompage individuel dans la nappe souterraine, serait alors deux fois moins chère. De fait, comme le rappelle un universitaire de Settat, « 0,50 dirham / m3 c’est cher, c’est le niveau d’Agadir, ce n’est rentable qu’avec des cultures de rente[56] ». Mais la transition réussie vers ces cultures à forte valeur ajoutée (arboriculture fruitière, plantes aromatiques ou maraîchage) n’est nullement garantie a priori, tant elle dépend de la qualité des eaux traitées et des filières de commercialisation locales, qui ne sont pas encore maîtrisées par les agriculteurs. Les administrations, au contraire, soulignent que le coût de revient de l’eau se situe, pour le gestionnaire de la station, aux alentours de 1,20 dirham par mètre cube[57]. Si une partie de ce montant sera bien sûr prise en charge par les usagers domestiques de la ville de Settat via leur facture d’assainissement, il ne pourra l’être dans son intégralité. Quels critères devraient alors guider la formation des tarifs ?

Ces coûts financiers attachés à la gestion d’un projet ambitieux ne font pas que creuser l’écart entre les intérêts des dirigeants (qui doivent bien recouvrer ces coûts dès le départ) et ceux des adhérents (qui veulent d’abord s’assurer, avant de s’en acquitter, que ces coûts seront bien compatibles avec leur propre modèle économique). Ils accroissent également les divergences entre les élites associatives et les représentants de l’État, les premiers étant constamment amenés à expliquer aux seconds que leurs prétentions sont intenables, quand ces derniers s’agacent de l’incapacité des dirigeants à « faire accepter » à leurs membres un prix adéquat[58].

À défaut de ressources financières, la direction et ses soutiens pourraient chercher à se légitimer par la diffusion d’une expertise. Mais cette stratégie se trouve compromise par la complexité technique du projet, qui génère des appréciations contradictoires et entretient la confusion sur la nature exacte des risques, comme sur les paramètres à surveiller en priorité. Comme l’admet sans détour le président lui-même, « personne dans l’association n’a les compétences techniques. Mais cela, la DPA [Direction provinciale à l’agriculture] le savait déjà au moment de lancer le projet[59] ».

Ce déficit d’expertise est régulièrement invoqué pour expliquer la mise à l’écart du président précédent. Ancien surveillant général de lycée désormais à la retraite, il jouissait d’une réputation de probité et était très respecté par les agents locaux de l’État, dont certains étaient passés par son établissement[60]. Mais l’on regrette qu’il n’ait pas su « tenir tête » aux techniciens chargés d’équiper l’ouvrage de tête et, ainsi, se rendre compte, notamment, que les « vannes n’étaient pas aux normes » et que le bassin de stockage était mal conçu et ne pouvait se remplir intégralement[61]. Même dépourvu de compétences techniques a priori, c’est précisément pour sa capacité à discuter d’égal à égal avec des techniciens et des ingénieurs que le nouveau président a été désigné.

Les défis techniques apparaissent pourtant difficilement maîtrisables pour quiconque n’est pas un ingénieur hydraulicien muni de solides compétences en procédés de traitement et en mécanique des fluides. Que faire, par exemple, une fois qu’on constate que l’eau des bassins de maturation se perd par infiltration dans le sol en raison de certains défauts dans l’argile compacté utilisée pour le fond des bassins et de l’absence de géo-membrane ? Comment gérer le bassin de stockage quand on s’aperçoit que son remplissage ne peut s’effectuer aux niveaux prévus, et qu’il comporte des risques de développement algal susceptible de boucher quotidiennement les filtres ? Pas plus qu’aucun autre agriculteur du périmètre, l’actuel président n’a de réponse à ces questions. Or, celles-ci ont une incidence directe sur le consentement à payer les redevances. Pourquoi, en effet, accepter de s’en acquitter tant qu’un programme prévisionnel d’entretien et de maintenance crédible n’aura pas été soigneusement détaillé et approuvé ?

En l’absence d’une confiance préalable entre les adhérents, les flottements et les déclarations contradictoires qu’engendre cette complexité peuvent être aisément interprétés par des agriculteurs déjà hostiles comme la marque d’une dissimulation intentionnelle. Ce genre d’accusation se nourrit du fait que l’assemblée générale se réunit très peu. Il est également alimenté par l’impatience symétrique du bureau, qui considère que certains agriculteurs sont bien peu ouverts aux innovations, et que la meilleure manière d’avancer consiste encore à les placer devant le fait accompli. Bien souvent, cependant, on surestime les connaissances dont disposerait l’équipe dirigeante. Certains agriculteurs se plaignent par exemple que le système d’irrigation en cours d’installation prévoie un espacement trop large entre les rampes d’irrigation (de 80 centimètres) alors qu’ils estiment que les cultures céréalières sur la zone nécessiteraient une plus grande densité (un espacement de 60 centimètres). Ils font porter la responsabilité de cette inadéquation à la direction, même s’il s’agit en l’occurrence d’une norme nationale sur laquelle celle-ci n’a aucune prise. On voit bien, alors, comment le choix de projets ambitieux, promus pour illustrer la mise à niveau technologique du Maroc, accroît la complexité ultérieure de la mise en oeuvre, ce qui met en difficulté les dirigeants des collectifs d’usagers. Comme le résume le président de l’association, « on nous laisse nous démerder[62] ».

Conclusion : du déficit de légitimité des dirigeants au déficit de sens des politiques locales

La coexistence d’un État développeur avec des logiques de décharge participative place les élites locales de l’irrigation sous tension. En centralisant la sélection et la conception des aménagements stratégiques, et en investissant des ressources importantes dans les seules infrastructures physiques, l’État développeur marocain fragilise en effet la légitimation locale de ces élites de deux manières. Il tend, d’une part, à créer des collectifs d’usagers trop hétérogènes et trop dépourvus d’histoire commune pour que ni l’élection, ni les délibérations épisodiques ultérieures, ne suffisent à produire une véritable légitimité procédurale. D’autre part, les dirigeants associatifs se retrouvent privés des ressources financières et de l’expertise qui leur permettraient d’enclencher le cercle vertueux d’une légitimation par les résultats, où ils assoiraient petit à petit leur autorité en procurant à leurs adhérents des bénéfices tangibles. Au lieu de quoi, à Settat, le président et son bureau apparaissent impuissants à satisfaire les multiples interpellations et récriminations, souvent contradictoires d’ailleurs, des agriculteurs du périmètre.

Au-delà de ses effets sur les premiers concernés, la fragilité des élites associatives a des conséquences préjudiciables sur la possibilité même de construire une définition partagée des problèmes et des enjeux de la gestion de l’eau sur le territoire. L’illégitimité du bureau n’est en effet compensée par aucun autre espace institutionnalisé de délibération, le comité de pilotage du projet ne se réunissant que très peu et son fonctionnement restant flou. Il n’existe donc pas d’arène de politique publique, ce qui ne permet guère la structuration d’un débat, ni l’explicitation de positions. Comment hiérarchiser, dès lors, les multiples objectifs possibles du « projet » ? S’agit-il d’abord, par la mise à disposition d’une nouvelle ressource de substitution, de soulager la pression sur la nappe souterraine locale, ce qui pourrait justifier de fermer les puits existants et de se limiter à une irrigation de complément, en appoint des seules ressources pluviales ? S’agit-il plutôt d’un projet d’intensification et d’amélioration des revenus agricoles, ce qui supposerait une réflexion prioritaire sur les marchés et les débouchés ? De même, les bénéficiaires doivent-ils être considérés comme un club fermé, ce qui interdirait tout usage de la ressource en dehors du périmètre soigneusement délimité ? Ou bien, dans une perspective plus territoriale, des transferts ponctuels seraient-ils envisageables, mais alors à quelles conditions ? En l’absence d’un sens dominant, l’inauguration devient, pour des acteurs gagnés par la lassitude, non pas une étape parmi d’autres, mais l’horizon ultime du projet : « Nous voulons juste que le projet démarre. Ensuite, s’il y a des problèmes, nous les réglerons au fur et à mesure[63]. » Certains se prennent à rêver d’une inauguration royale, qui garantirait une préoccupation publique constante pour le projet à l’avenir : « Il faut que Sidna inaugure[64]. »

Parfois, la production de nouvelles interprétations d’une situation sociale constitue l’un des principaux effets d’une politique publique (Pierson, 1993; Pinson, 2009). En l’occurrence, pourtant, force est de constater que la désarticulation entre logiques développementalistes et logiques de décharge empêche par avance les dispositifs participatifs de s’affirmer comme de véritables espaces de production de sens. Seule l’institutionnalisation des arènes de décisions (bureau associatif, comité de pilotage, comité technique éventuellement), conjuguée à une attention pour les capacités d’action collective des irrigants (produit d’une histoire sociale de longue durée) permettrait d’organiser un débat raisonné sur les objectifs du projet et sur les meilleurs moyens de les atteindre.