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Le principal enseignement que l’on peut tirer de ces voyages de la gouvernance dans des pays émergents ne se situe pas dans son ubiquité, par ailleurs largement travaillée. De la diversité des terrains, des enjeux, et des configurations de politiques publiques investigués dans nos articles (questions d’irrigation au Brésil, en Inde, au Maroc, de l’agriculture familiale au Brésil, de l’aménagement urbain ou l’implantation d’entreprises high-tech en Chine, de participation urbaine en Inde, de la « justice transitionnelle » au Maroc) émergent plutôt des questionnements communs qui se rapportent aux effets des usages localisés de la gouvernance sur les élites locales et sur les configurations d’action publique. En faisant le choix de contourner la controverse entre thuriféraires et détracteurs de la gouvernance pour la constituer en point d’entrée original pour l’exploration des recompositions politiques dans les pays du Sud, les auteurs ont pu éclairer le « travail » de la gouvernance dans une double mesure. D’une part, les articles ont analysé ce que la gouvernance fait aux espaces locaux dans lesquels elle s’inscrit : valorisation de certains profils d’élites, modalités d’accès et de répartition de ressources rares, arrimage de groupes sociaux à l’action publique, redéfinition des espaces de compétition. D’autre part, à distance de la légende néo-libérale, les textes de ce recueil ont aussi pris en compte les différentes opérations de traduction, les réemplois, mais aussi les malentendus et les ruses plus ou moins opératoires auxquels donne lieu la gouvernance, en d’autres termes, ses usages pratiques.

De ces manières d’envisager la gouvernance, trois types d’enseignements ressortent. Les auteurs ont enquêté au sein de configurations spécifiques, mais qui valorisent de manière convergente des élites ayant intériorisé plus ou moins consciemment un style de gouvernance néo-libéral, lequel aboutit partout à une dépolitisation marquée. Cette dernière fonctionne par évitement du politique, suivant divers registres : euphémisation du conflit, prise de distance avec la politique partisane, technicisation des enjeux et des solutions ou justifications économiques, arènes discrètes de délibération.

1. Des réceptions différenciées de la gouvernance

Un premier ensemble d’enseignements renvoie aux réceptions différenciées de la gouvernance sur nos différents terrains. On observe une empreinte inégale de la gouvernance sur le fonctionnement des configurations d’action publique et leurs acteurs.

Les études montrent que la domination de modalités de gouvernement d’inspiration néo-libérale ne va pas de soi : toutes les élites n’ont pas entendu la bonne parole des bailleurs de fonds, la mondialisation ne fait pas nécessairement disparaître les obstacles sur les connexions à longue distance. On peut sommairement distinguer différentes modalités d’ancrage de la gouvernance sur les terrains étudiés. Au demeurant, le degré d’ouverture à des acteurs extérieurs (ONG ou groupes mobilisés) au gouvernement ou ne disposant pas de ressources expertes ne dépend pas de la forme, autoritaire ou démocratique, du régime.

On observe ainsi que la participation des leaders locaux à l’élaboration de la politique de l’eau dans l’État de Rio de Janeiro était plus forte durant la période de la transition démocratique au Brésil qu’à la suite de la Constitution de 1988. Au Maroc, la gouvernance fonctionne comme une référence partagée entre différents acteurs de la configuration, sans qu’ils s’entendent sur sa signification et ses usages. Les autorités y parlent couramment le langage des bailleurs de fonds internationaux. Cependant, aussi bien dans le projet d’irrigation analysé que dans le programme de réparation communautaire investigué, les significations attribuées à la gouvernance sont multiples et contradictoires. Pour les élites dirigeantes, la gouvernance ne saurait signifier davantage qu’une méthode d’administration, un moyen de faire mieux avec moins, tout en responsabilisant les destinataires d’une politique publique en les faisant participer à sa mise en oeuvre. Ici, les cercles dirigeants contrôlent autant les termes que la portée de l’ouverture, tout en reprenant à leur compte le versant gestionnaire de l’injonction à la « bonne gouvernance ». Leur enthousiasme pour l’adoption de telles procédures revêt une dimension plus fonctionnelle que normative : l’ouverture des configurations d’action publique est conditionnée à la possibilité d’une « décharge » sur des acteurs non gouvernementaux. Les acteurs des ONG s’efforcent de prendre au mot les autorités et leurs partenaires internationaux pour mobiliser le versant pluraliste-participatif de la gouvernance. Et les enquêtes montrent que les acteurs locaux, loin de disposer des ressources nécessaires à la mise en oeuvre, demeurent sous la domination des injonctions d’un État développeur.

Dans d’autres situations, le versant participatif de la gouvernance devient un terrain de luttes, plus ou moins feutrées, entre acteurs gouvernants et outsiders soucieux de peser sur l’action publique. En Inde et au Brésil, des acteurs dominés (ONG de préservation de l’environnement ou de défense des usagers de l’eau, groupes d’agriculteurs) revendiquent un droit de regard au moins sur l’élaboration des politiques, sinon sur une prise de décision qui les concerne directement. La gouvernance constitue ici un principe de justification de procédures qui ouvriraient la fabrique des politiques publiques à leurs usagers ou à des acteurs extérieurs aux groupes décisionnels.

À Duque de Caxias (au Brésil), depuis les années 1950, des coalitions technico-politiques au carrefour entre politique électorale, agences de gestion et monde universitaire (ingénieurs) se sont imposées en « propriétaires » du problème de l’eau, envisagé sous l’angle unique de sa production et bénéficiant d’abord à l’industrie, puis aux quartiers les plus favorisés de la mégalopole. La coalition technico-politique domine l’action publique et monopolise les espaces de délibération. Elle demeure fermée aux leaders de la coalition hygiénique-environnementale. Ces derniers sont dans l’incapacité de transformer leurs ressources (capacité de mobilisation, représentation des populations) en moyen de peser sur la formulation de l’action publique. Les relations entre les deux coalitions relèvent dès lors davantage de frictions ou d’affrontements, sans que des apprentissages soient envisageables. En Inde, les retenues d’eau sont également monopolisées par des coalitions pluralistes fermées réunissant élites traditionnelles, agents de l’administration et entrepreneurs. Elles sont l’objet des critiques d’une coalition rassemblant des associations, des agents de l’administration, des agriculteurs ainsi que des chercheurs et journalistes. À Delhi, les procédures de participation inscrites au coeur du programme du Parti de l’homme ordinaire (AAP) suscitent l’hostilité des élites urbaines, tout particulièrement de la bureaucratie. En Chine, l’air du temps de la gouvernance ne suscite pas davantage l’enthousiasme des coalitions locales de gouvernement. À Zhuhai, dans le quartier du centre-ville, si les urbanistes contribuent à l’action publique, la prise de décision demeure aux mains des « politiques », soit les membres du parti.

Ainsi, face au référentiel de la gouvernance, les configurations politiques maintiennent des conditions de possibilité différenciées et des sentiers de dépendance : les histoires institutionnelles, les politiques nationales ou locales ou la structuration des élites influencent la réception de la gouvernance.

2. Les effets de sélection de la gouvernance

Une deuxième série d’enseignements porte sur les effets de la gouvernance sur les élites de l’action publique : loin de renvoyer uniquement à des dynamiques d’ouverture des configurations, la gouvernance fonctionne comme un opérateur de classement et comme un principe puissant de sélection.

Si les procédures de gouvernance valorisent discursivement la participation des populations, ces dernières sont le plus souvent organisées sous leur forme associative (au Maroc, en Inde et au Brésil). En d’autres termes, la gouvernance fonctionne à la fois suivant un mécanisme de sélection des acteurs autorisés à participer et des formats pertinents d’organisation et de reconnaissance des groupes sociaux. Loin de renvoyer à un quelconque idéal d’émancipation, la « société civile » est ici un moyen de rendre « lisibles » les populations aux yeux des gouvernants ou des bailleurs de fonds internationaux. Cette mise en forme est profondément inégalitaire : tous les groupes sociaux ne disposent pas des ressources nécessaires à la maîtrise de la forme associative, tous les contextes ne sont pas également « conducteurs » pour ce type de mobilisation. Ainsi, la pluralisation de l’action publique revêt une dimension plus « fonctionnelle » que substantielle, l’ouverture du processus décisionnel ne rime pas avec l’égalisation des conditions des acteurs ou avec sa démocratisation.

Au Maroc comme en Inde, les secteurs susceptibles de s’arrimer à l’action publique sont les émanations associatives des populations. L’association d’usagers d’eaux agricoles est un moyen de gestion déléguée de la ressource en eau et les ONG sont autant les cibles que les principaux agents de mise en oeuvre du programme de réparation communautaire.

Prévue par la Loi sur l’agriculture familiale (2004), la participation à l’élaboration des politiques de « développement rural durable » des agriculteurs familiaux du Territoire rural d’Aguas Emendadas renforce la stratification des mondes de l’agriculture familiale en faveur des exploitants les mieux dotés et les mieux positionnés. Cette avancée législative hiérarchise les acteurs de la participation en sélectionnant un groupe de leaders communautaires. Ainsi, la participation est travaillée par des logiques de distinction. La gouvernance renforce le leadership de notables communautaires qui disposaient, avant leur entrée dans les diverses instances du dispositif, d’un savoir-faire de représentation des intérêts des agriculteurs familiaux. Notons que cette pluralisation limitée peut également passer par l’entrée de groupes nouveaux dans les jeux élitaires. L’enquête menée en Chine montre ainsi comment des élites techniciennes, les urbanistes, « entrent en politiques publiques » à la faveur de leur adoubement par le haut, c’est-à-dire par les élites gouvernantes issues du Parti communiste.

Il faut ajouter enfin que l’ouverture à de nouveaux acteurs, qui fait partie des principes de bonne gouvernance, a du mal à se traduire en termes de transversalité ou d’horizontalisation des interactions, au regard des traditions de relations verticales et hiérarchiques. Les rapports de tutelle, juridiques, mais qui sont surtout techniques et financiers en pratique, perdurent fortement. De surcroît, la fragmentation des modalités participatives ouvertes ici ou là reproduit la spécialisation des politiques publiques et les cloisonnements, au regard des grands débats politiques. D’autant que les forums constitués dans l’esprit de la bonne gouvernance se limitent à des usagers directs ou mettent côte à côte des « collèges » de représentants des professions ou des activités. C’est donc là un type d’ouverture qui est avant tout fonctionnel, c’est-à-dire qui ne confronte pas des idées, mais juxtapose des positions sociales.

On le voit, certaines élites locales travaillent à actualiser la gouvernance à travers leur adhésion à un renouvellement partiel des règles d’interaction et de négociation. Ce faisant, elles reconfigurent de nouvelles asymétries d’échange politique : les acteurs les mieux à même de se positionner en « passeurs » tirent bénéfice de leur conversion à la modernité managériale.

3. La gouvernance et la (dé)politisation de l’action publique

Le troisième grand type d’enseignement qui ressort de nos investigations croisées sur divers terrains dans des grands pays émergents a trait aux vecteurs de dépolitisation engendrés par des pratiques de bonne gouvernance, qui sont intériorisées localement ou bien prescrites. Plus précisément, on devrait dire de dépolitisation/politisation, même si la première dynamique s’avère effectivement dominante.

C’est le volet « participatif » de la gouvernance qui est ici notamment en question par rapport aux processus de politisation et de mobilisation. Mais les conséquences ne sont pas univoques ni uniformes d’un terrain ou d’un pays à l’autre. La participation, au sens standard international du terme (en anglais), correspond en réalité à une gamme diversifiée de modalités (avec au moins trois degrés croissants d’ambition : consultation ex-post sur des décisions quasi prêtes, concertation en amont sur des options différentes, ou encore co-élaboration d’ensemble sur des projets), mais aussi une diversité d’objets et d’échelles (très grands équipements, budgets d’investissements locaux, aménagements de quartiers ou de voisinage, etc.). La participation se voit en général reprocher deux types de limitations. Celles qui relèvent de l’encadrement des débats par des procédures et par des règles du jeu qui sont pilotées par des médiateurs rarement désintéressés, au sens sociologique du terme. Et celles qui découlent du compartimentage de la plupart des débats participatifs sur de micro « problèmes » sectoriels, débats tenus ainsi à distance des enjeux politiques globaux construits autour des élections et des partis. Tout cela n’est pas propre à la gouvernance, mais les présupposés participatifs qu’elle revendique contribuent à une diffusion transnationale jusque dans les terrains les plus ruraux et les quartiers les plus pauvres. Toutefois, les processus de politisation/dépolitisation opèrent de plusieurs manières et pas seulement à travers la participation.

On a déjà noté au cours de cette conclusion que le style de gouvernance opère comme un puissant outil de sélection des élites. Soulignons que cela joue également un rôle dans la structuration du leadership local. Sans aucun jugement normatif sur l’idée de « changement », on a souvent pu noter un renouvellement, ou une actualisation locale, des notabilités liées à l’agriculture traditionnelle et aux rapports patriarcaux, en fonction des gages donnés à la compétence technicienne moderne. Ainsi, au Brésil, dans la grande périphérie de Rio, les fonctionnaires de l’administration de l’État fédéré s’approprient en spécialistes le dossier local de la fourniture d’eau. Ils dessaisissent donc les pouvoirs élus et les associations, et construisent leur leadership technocratique en alliance avec les ingénieurs civils et les chefs d’entreprise. Ceci aux dépens des mobilisations collectives environnementales et des leaders associatifs qui sont par ailleurs mal insérés institutionnellement. En Chine du Sud, les maires des villes dynamiques du high-tech, proche de Hong Kong, monopolisent le pouvoir d’initiative concernant les aménagements urbains, dès lors qu’ils peuvent jouer de leur double expérience à la fois de responsables politiques et de techniciens, dans la mesure où leurs réussites passées de gestionnaires sont profondément intégrées avec celles de cadres politiques progressant dans la hiérarchie du Parti. Et dans l’Inde de la vaste agglomération de Delhi, une expérience de participation de quartier véritablement populaire, lancée à l’initiative d’une nouvelle équipe politique locale soucieuse de lutter contre la corruption, est rapidement étouffée par une conception plus traditionnelle de la participation portée par l’administration fédérale qui entend maintenir son leadership sur le gouvernement de la capitale en s’appuyant sur les associations de résidents de la classe moyenne.

Aussi, des dynamiques de politisation peuvent néanmoins exister à l’intérieur des offres de la gouvernance, où des ouvertures politiques sont parfois saisies. À Delhi justement, les plus pauvres, lorsqu’ils sont appelés à la table du débat public, en viennent à interpeler publiquement les politiques locaux, ou bien les médiateurs professionnels de la participation lorsque les élus pratiquent la tactique de la chaise vide aux réunions de quartier relatives aux budgets participatifs. C’est ainsi que le débat public devient un (court) moment possible de mobilisation collective et d’apprentissage de normes nouvelles de négociation explicite, qui ne passent plus par les rapports clientélistes habituels et secrets. Des apprentissages qui ne conduisent pas nécessairement à des consensus ou des accords, est-il besoin de le rappeler, comme le montre au Maroc le cas de la gestion « participative » de l’irrigation par les usagers. Ils se retrouvent face à une expertise étatique puissante alliée aux présidents d’associations d’irrigants, lesquels deviennent de nouveaux notables reconnus par les autorités dans la mesure où ils sont sensibles aux arguments techniques modernes.

Toutefois, nos divers terrains rendent plus généralement compte de dynamiques de dépolitisation que de formes de mobilisation collective et d’articulation avec les instances élues. Cette dépolitisation s’analyse en fonction des trois manières dont elle opère : par technicisation des termes des débats ; par manque d’institutionnalisation des mobilisations ; par ouverture purement fonctionnelle des forums de négociation.

Au Maroc, la dimension technique des projets de développement socio-économique impulsés par l’administration de « l’État compétitif », en zones urbaines (réparation communautaire) comme en zones rurales (irrigation), ne fait qu’actualiser la captation des ressources financières par certains des leaderships locaux qui savent s’allier au centre politique et à ses modalités de bonne gouvernance (appels d’offres systématiques, reporting fréquent). Tandis qu’en Chine, la participation officiellement instituée se limite, même dans les formules les plus avancées, à des procédures de simple concertation sur des projets ou sur des micro-agencements de quartiers urbains. Elle est de toute façon restreinte par le légitimisme ambiant et par l’encadrement politico-technique du débat. De plus, il faut ajouter que dans ces deux pays, l’agencification multiforme des politiques de développement contribue à leur technicisation et à leur opacité politique.

De surcroît, dans trois pays de notre échantillon, Inde, Brésil et Maroc, le militantisme institutionnel est peu développé, malgré la notabilisation fréquente de présidents d’associations d’usagers ou d’habitants. Ainsi, l’articulation aux arènes politiques, pourtant recherchée à Delhi du fait du volontarisme participatif des responsables, reste très problématique. De manière plus générale, les élus locaux rechignent à jouer le jeu de l’ouverture politique et cherchent à conserver leur part de leadership local, optant dès lors le plus souvent pour la face technicienne et gestionnaire de la gouvernance plutôt que pour son visage participatif.

La bonne gouvernance a circulé à l’échelle mondiale, au rythme de la diffusion du néo-libéralisme à qui elle sert de référentiel politique. Pour autant, ce n’est pas un flot uniforme ni général. Chaque pays, chaque région parfois, en fera une réception différenciée, caractérisée par des configurations historiques et des formes économiques qui spécifient aussi les règles du jeu politique et institutionnel. Les échanges politiques restent diversement marqués par les modes de clientélisme et de corruption. Les assises sociales de la notabilité varient beaucoup entre les formes patrimoniales rurales et l’expertise gestionnaire moderne. Et toutes ces variables sont sensibles à l’expansion du mode de vie urbain.

Les leaderships locaux que nous avons étudiés se recomposent à l’occasion des mutations néo-libérales et des injonctions à la bonne gouvernance que les organisations internationales promeuvent et qui sont ensuite relayées par les administrations d’État. Ceci avec plus ou moins de nécessité à se conformer, selon les degrés d’autonomie politique et économique des pays au regard des bailleurs de fonds et des dirigeants du commerce mondial. Les configurations des règles de l’échange et de la négociation politique y sont particulièrement sensibles, en particulier dans les dossiers touchant au développement économique local et à la gestion des services urbains.

Dans ces politiques, des élites locales de profils très divers, présidents d’associations, chefs de services administratifs locaux, élus dynamiques, consultants et ingénieurs experts, cherchent alors à investir un rôle de « passeur de modernité » managériale : montage de dossiers, préconisation de technicités nouvelles, et plus généralement adhésion aux démarches d’appels d’offres, de reporting, de partenariat public-privé, ou de consultation participative des habitants. Ceci implique souvent un travail d’acculturation aux nouveaux réquisits de l’action publique (new public management, contractualisation, délégations au privé, agences de gouvernement à distance), mais aussi comme le montrent nos terrains, de réinterprétation des normes internationales en fonction des spécificités sociales et des politiques locales.

Peut-on généraliser et parler d’un nouveau style de gouvernement à circulation transnationale, ou en tout cas très présent dans les grands pays émergents ? Ce que révèle notre enquête sur quatre pays de différents continents, c’est l’affirmation de formes de leaderships locaux plus ouverts ou distribués vers des couches sociales moyennes et dotées de capital social accru. Il n’y a pas d’opposition stricte, les combinaisons sont en effet fréquentes entre profils de notabilités traditionnelles et modernistes. D’autant que les invitations à la participation dans la bonne gouvernance correspondent en pratique à des formes de consultation qui, à l’examen, restent le plus souvent très sectorielles et fortement encadrées par les pouvoirs institués.

Ces situations dans quatre pays ainsi mises en perspective éclairent d’un jour nouveau le débat classique sur les rapports entre dynamisme économique et style de gouvernement démocratique. Il a connu, rappelons-le, plusieurs étapes. Dans l’après-guerre, le fort développementalisme ambiant avait postulé un lien causal entre démocratie et développement, l’une étant la condition de possibilité de l’autre. La priorité allait à l’émergence de pays adoptant les règles du pluralisme de partis et de démocratie d’assemblées sensées contrôler les exécutifs. La croissance suivrait sur ce terreau favorable. Le développement politique comme base du développement économique, en d’autres termes. Mais le déploiement du néo-libéralisme et de l’OMC a amené ensuite à une sorte d’inversion des causalités présupposées. La prophétie devenait alors : le développement économique d’abord, car c’est en fait une condition première de la démocratisation (avec, sous-jacente, l’équation entre liberté politique et libéralisme économique). Mais les temps actuels de diffusion du modèle politique de la bonne gouvernance apparaissent comme signant une phase, celle du « ni, ni ». En effet, si les systèmes politiques des pays émergents où l’on a enquêté sont fortement différenciés, on observe cependant dans plusieurs cas de figure un autoritarisme politique (frontal ou bien larvé) pouvant coexister avec un développement économique très rapide. Pourraient donc faire bon ménage durablement démocratie limitée, voire autoritarisme marqué, et néo-libéralisme économique (comportant une action importante de l’État) ? Plusieurs situations contemporaines peuvent le faire penser aujourd’hui !