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Introduction

La fonction d’audit ou de vérification interne[4] vise à aider les organisations à atteindre leurs objectifs, en donnant aux parties prenantes une assurance raisonnable quant à la maîtrise des risques stratégiques qui touchent leur organisation (Normes de l’Institute of Internal Auditors-IIA, 2017). Dans le secteur public, cette assurance doit être dirigée non seulement vers les parties prenantes internes, soit les gestionnaires publics, mais également vers l’externe, soit les décideurs politiques et les citoyens (Piper, 2015). Au-delà de l’assurance qu’il fournit sur les risques, l’audit interne joue un rôle important dans la gestion publique en produisant des données sur la gouvernance et la performance des organisations (Mayne, 2006).

Pour que l’audit joue son rôle de manière crédible et objective, les normes nationales et internationales stipulent que la fonction d’audit interne doit être pleinement indépendante (IIA, 2017). Au Québec particulièrement, les Orientations concernant la vérification interne (2006) insistent sur l’indépendance des auditeurs internes. On note toutefois deux menaces à cette indépendance. La première, de nature institutionnelle, est que la fonction d’audit interne est rattachée à l’organisation qu’elle audite. Les auditeurs sont en effet des employés des organisations auditées et leurs rapports, du fait de leur importance stratégique, ne sont pas rendus publics. Une seconde menace est que les auditeurs internes font parfois l’objet de pressions et ne peuvent, de ce fait, accomplir leurs tâches en toute sérénité (Mayne, 2006 ; Chambers, 2015 ; Roussy, 2015).

Dès lors, nous nous interrogeons sur l’indépendance perçue et réelle des auditeurs internes dans l’administration publique québécoise. Nous discutons de l’enjeu d’indépendance et examinons ses conditions d’exercice dans les ministères et organismes publics. L’analyse est réalisée à partir des données secondaires provenant d’une enquête du Secrétariat du Conseil du trésor (SCT) du Québec. Nous « faisons parler » les données secondaires afin d’évaluer dans quelle mesure les conditions d’exercice dans l’administration publique québécoise correspondent aux normes internationales, et quelles en sont les implications. La pertinence de l’utilisation des Normes IIA tient au fait qu’elles sont considérées et mises en pratique par la quasi-totalité des entités de l’administration publique québécoise (Rapport du VGQ, 2016, chap. 8, para. 29). Malgré certains manquements des Normes sur les aspects relatifs à l’indépendance réelle (Everett et coll., 2012 ; Everett et Tremblay, 2014), elles demeurent le principal cadre de référence des auditeurs internes. En ce sens, les Normes IIA ont un statut paradigmatique au sein de la profession.

La contribution de cette étude est double. Sur le plan empirique, elle fournit une analyse dans une perspective « macro » de l’indépendance de la fonction d’audit interne et des auditeurs internes dans l’administration publique québécoise, qui complète le portrait des pratiques d’audit tracé par Roussy (2015) dans une perspective « micro ». Sur le plan pratique, en fournissant un portrait appréciatif de l’indépendance en audit interne, cette étude pourrait contribuer à améliorer les pratiques dans l’administration publique au Québec, mais également au Canada et dans le monde.

L’article est structuré en quatre parties. La première discute du principe d’indépendance. En deuxième partie, nous situons la fonction d’audit interne dans le contexte institutionnel de l’Administration québécoise. La troisième partie explique les objectifs, les données et la méthode d’étude. Enfin, dans la quatrième partie, nous présentons et discutons nos résultats.

1. L’enjeu de l’indépendance en audit interne

Le recours à l’audit interne comme mécanisme de contrôle de l’administration publique découle entre autres de la recrudescence des scandales financiers (Tremblay, 2011 ; Roussy, 2012), ainsi que des besoins croissants de performance, de confiance et de reddition de comptes (Power, 2000 ; Abela et Mitchell, 2014). Pour certains, ce mécanisme est une réaction de régulation, de « contrôle de contrôle » pour favoriser la réassurance et renforcer la confiance (Power, 1997). Pour d’autres, c’est une illusion de contrôle (Tremblay et Malsh, 2012), une perte de sens sous l’influence politique (Everett et coll., 2012 ; Neu et coll., 2013), un instrument de rationalisation institué par le nouveau management public (Bezès et Musselin, 2015). Bien que ces critiques soient justifiées sous certaines conditions et circonstances, l’audit interne est par ailleurs un mécanisme de gouvernance qui participe à la saine gestion et à la performance des organisations (Mayne, 2006 ; Portal, 2011 ; Roussy, 2013 ; Roussy et Rodrigue, 2018). En effet, l’audit interne s’intéresse à toutes les activités de l’organisation, incluant la gestion des risques, le contrôle et l’amélioration des processus. Malgré les coûts engendrés par ces activités (Mayne, 2007), l’application des processus d’audit et des recommandations issues des rapports peut contribuer, sous certaines conditions, à ajouter ou à créer de la valeur pour l’organisation (Juillet et coll., 2016 ; Roussy et Perron, 2018). L’une de ces conditions est son indépendance. Cette étude s’inscrit dans cette perspective dominante et conventionnelle.

1.1 Définitions et littérature

L’indépendance est un principe clé en audit interne. Sans elle, l’audit interne est parfois considéré comme sans valeur (Power, 1997 p. 132). L’institut des auditeurs internes la définit comme « la capacité de l’audit interne à exercer, sans biais, ses responsabilités » (Normes IIA, p. 35). De même, pour l’organisation internationale des institutions supérieures de contrôle, « l’indépendance représente l’affranchissement de toute condition menaçant la capacité de l’activité d’audit interne ou du directeur de l’audit interne à s’acquitter de ses responsabilités d’audit interne de manière impartiale » (INTOSAI GOV9140, para. 5.1).

Comme le mentionne le Vérificateur général du Québec (VGQ), « un comité de vérification indépendant et compétent est un élément essentiel de la structure de gouvernance » (Rapport 2016, chap. 8, para. 15). Des auditeurs internes indépendants assurent non seulement la crédibilité de la fonction, mais garantissent aussi l’efficacité des organisations en bénéficiant d’un processus d’apprentissage organisationnel continu (Juillet et coll., 2016). La littérature empirique suggère en effet que l’indépendance de l’audit interne contribue à améliorer la gouvernance des organisations privées et publiques (p. ex., Raghunandan et coll., 2001 ; Goodwin 2003 ; Gramling et coll., 2004 ; Turley et Zaman, 2007 cités par Stewart et Subramaniam, 2010 ; Bailey, 2007 ; Bodolica et Spraggon, 2007). Nous nous limitons à quelques exemples ici. Grâce à un sondage réalisé auprès de 1 800 auditeurs internes, D’Onza et coll. (2015) ont conclu que l’indépendance est un facteur clé permettant à la fonction de générer une valeur ajoutée pour l’organisation. Dans leur étude quantitative de 100 entreprises américaines, Zarai et Bettabai (2007) ont démontré que l’indépendance du comité d’audit, mesurée par la proportion de membres externes à l’organisation, est positivement associée à la qualité des bénéfices de ces entreprises. De même, Asiedu et Deffor (2017) ont découvert, dans le cadre d’une étude effectuée auprès d’organisations publiques du Ghana, l’existence d’une relation statistiquement significative entre, d’une part, l’indépendance de la fonction d’audit interne et, d’autre part, son efficacité (relation positive) et la corruption (relation négative). En outre, une étude réalisée en Tunisie a révélé que le niveau d’indépendance de la fonction d’audit interne est positivement associé au courage moral des auditeurs, cette conviction qui leur permet de dénoncer abus et malversations (Khelil et coll., 2018 ; sur cette valeur, voir également Roussy, 2012). L’indépendance des comités d’audit est par ailleurs statistiquement associée à un niveau plus grand d’interactions informelles entre ces comités et les auditeurs internes, ce qui pourrait contribuer à l’efficacité de la fonction dans son rôle de surveillance (Zaman et Sarens, 2013).

Il convient de distinguer entre deux types d’indépendance, soit l’indépendance perçue (en apparence) et l’indépendance réelle (effective).

1.2 Indépendance perçue et indépendance réelle

L’indépendance perçue réfère à « l’image d’indépendance que projette le vérificateur » (Dopuch et coll., 2003, p. 80). Pour Saad et Lesage (2009, p. 4), c’est « le niveau d’indépendance de l’auditeur interne tel qu’il apparaît au regard des utilisateurs », soit les managers de l’organisation, mais aussi les politiciens et la population. L’indépendance perçue est exprimée au travers des signes visibles et explicites, c’est-à-dire un ensemble de modalités institutionnelles qui permettent de renforcer l’image publique de l’auditeur interne (Richard, 2003) et, ultimement, la confiance des utilisateurs (Compernolle, 2008 ; Portal, 2011 ; Roussy, 2015). Ces modalités permettent d’éviter les situations ou circonstances dont la prise de connaissance par un tiers pourrait remettre en cause l’objectivité de l’auditeur (Prat Dit Hauret, 2003).

Sur le plan organisationnel, l’indépendance perçue s’incarne dans les conditions matérielles prévues permettant aux auditeurs d’être indépendants, notamment les règles de nomination (Power, 1997 ; Mévellec et Donatien, 2020). Pour les auditeurs internes, cette dimension correspond aux règles de l’IIA concernant le double rattachement hiérarchique et l’évitement des conflits. Le double rattachement hiérarchique implique que l’audit interne est rattaché fonctionnellement au conseil d’administration via le comité d’audit, et administrativement à la direction générale. Le rattachement fonctionnel signifie entre autres choses que c’est le comité qui approuve la nomination et le remplacement du responsable de l’audit interne ; évalue sa performance ; valide ses travaux ; s’enquiert des limitations de son champ d’intervention ou de son budget, ou de tout autre frein qui pourrait perturber la réalisation de ses missions. Concernant le rattachement administratif, il renvoie au fait que la direction générale s’occupe de tous les aspects concernant le processus de recrutement des auditeurs internes ; l’établissement des budgets ; la comptabilisation des opérations et le flux des communications (Norme 1100). S’agissant de l’évitement des conflits d’intérêts, il signifie que tout intérêt personnel ou professionnel en contradiction avec les devoirs et responsabilités de l’audit interne doit être évité (Norme 1120).

Selon Power (1997), l’indépendance perçue sur le plan opérationnel se matérialise par l’accès aux informations nécessaires à l’audit sans risque de dépendance (indépendance informationnelle), et par le recours à des normes professionnelles externes par l’auditeur pour juger de la qualité de l’audit (indépendance épistémique).

Cependant, pour assurer sa crédibilité, l’indépendance de l’auditeur ne devrait pas seulement être « le produit mécanique et avéré de dispositions juridiques » (Richard, 2003, p. 120), mais devrait également se traduire par une capacité d’expression avérée ou réelle. Selon Saad et Lesage (2009, p. 2), l’indépendance réelle est « la capacité de l’auditeur interne à résister aux pressions pour révéler une erreur constatée ou éventuelle ». Il s’agit ainsi pour l’auditeur de présenter en toute âme et conscience, avec exactitude et sans crainte, les résultats de ses missions : une indépendance d’esprit (Prat Dit Hauret, 2003 ; Chambers, 2015). L’indépendance réelle est également une indépendance psychologique qui est fonction du degré d’éthique de l’auditeur interne (Page et Spira, 2005 cités par Saad et Lesage, 2009). Pour Richard (2003), l’éthique est un élément essentiel de la formation des auditeurs. La prédisposition à effectuer son travail avec intégrité et à donner les résultats sans compromissions fait partie des qualités que les auditeurs internes devraient incarner, en plus du courage (Roussy, 2012) ou de la sagesse (Everett et Tremblay, 2014).

L’indépendance réelle n’est pas facilement mesurable (Dopuch et coll., 2003 ; Compernolle, 2008). Dans Dopuch et coll. (2003), la mesure est faite au moyen du montant des honoraires des auditeurs liés aux missions autres que la vérification. Cette mesure, au minimum adéquate pour les auditeurs externes, n’est pas opportune pour les auditeurs internes. Powell et coll. (1992) mesurent l’indépendance par le nombre de rencontres du comité d’audit avec le responsable de l’audit interne. Aussi, « la liberté adéquate du directeur de l’audit interne concernant la planification des audits » est un critère d’évaluation de l’indépendance reconnue par l’INTOSAI GOV9140 (p. 8). Cette liberté peut être mesurée par le choix des missions à réaliser. La mesure est utile pour évaluer la contribution de l’indépendance des auditeurs internes dans la performance des ministères et des organismes.

Bien que les dispositions organisationnelles, informationnelles et épistémiques qui garantissent l’indépendance perçue de l’audit interne puissent contribuer à renforcer l’indépendance réelle, elles ne la garantissent pas. Plusieurs auteurs soutiennent en effet que cette indépendance est biaisée dès le départ, car les auditeurs sont salariés des organisations qu’ils auditent, en plus de devoir réaliser des missions d’assurance pour le gouvernement et des missions de conseil pour les managers de la même organisation (Compernolle, 2008 ; Stewart et Subramaniam, 2010). En outre, à la différence des auditeurs externes, les auditeurs internes n’ont pas de durée de contrat fixe non renouvelable et ne bénéficient pas d’un accès aux médias. Cette situation ouvre la porte à des tensions non négligeables auxquelles les auditeurs internes doivent faire face au quotidien (INTOSAI GOV9140).

Les conflits d’intérêts personnels mis à l’écart, les influences implicites peuvent provenir des managers, des autres auditeurs internes influencés, et même des membres des comités d’audit censés assurer leur indépendance (Roussy, 2015). En effet, près d’un responsable d’audit interne du secteur public sur quatre reconnaît avoir subi des pressions au cours de sa carrière pour modifier des constats d’audit valides (Piper, 2015). Mayne (2006) soutient, par ailleurs, que certains domaines à caractère politique seraient interdits de choix aux auditeurs internes dans le cadre de leurs missions. Chambers (2015) révèle que 49 % des auditeurs internes ont déclaré avoir été amenés à ne pas effectuer de travaux de vérification dans un domaine que le responsable d’audit avait identifié « à haut risque ». Power (2000, p. 115) parle de « pression institutionnalisée ».

Au Québec, une étude réalisée auprès de 42 auditeurs internes de ministères et d’organismes publics corrobore certaines lacunes en matière d’indépendance réelle, qui prennent la forme de pressions et de tentatives d’obstruction (Roussy, 2013, 2015). Certains auditeurs se sont en effet retrouvés pris entre les normes professionnelles d’indépendance et de rigueur d’une part, et les attentes des hauts gestionnaires et du pouvoir politique d’autre part, ce qui les a conduits à fermer les yeux sur certains problèmes, à adoucir des recommandations ou même à les retirer de leurs rapports (Roussy, 2015, p. 255-256). De plus, les auditeurs internes interviewés par Roussy (2013) considèrent que leur rôle principal consiste à servir et à protéger leur sous-ministre ou dirigeant d’organisme plutôt que leur comité d’audit. À la lumière de ces résultats, Roussy (2013) révèle que les auditeurs qu’elle a interviewés ont une conception de l’indépendance qui est « grise » (grey independence), soit « une forme nuancée d’indépendance qui tolère l’imperfection » (p. 561 : notre traduction).

Nous soutenons que ces résultats sur le plan « micro » sont extrêmement intéressants et devraient être complétés par une analyse « macro » de l’indépendance de l’audit interne dans le contexte québécois. Cela est d’autant plus vrai que les besoins de connaissance sur la fonction d’audit interne demeurent importants (Roussy 2015 ; Roussy et Perron, 2018). Nous situons maintenant la fonction d’audit interne dans le contexte institutionnel de l’Administration québécoise.

2. L’audit interne dans l’Administration québécoise

2.1 Évolution légale et réglementaire

La naissance de l’audit interne au Québec remonte aux années 1960. Les dirigeants des ministères et organismes recherchent alors des moyens efficaces pour maîtriser leur gestion (CRVI[5], 2000). Les travaux menés par les vérificateurs internes au ministère du Revenu (maintenant Revenu Québec) et à la Régie des rentes du Québec (les deux premières organisations à se doter d’une fonction de vérification interne-CRVI, 2000 ; Tremblay, 2011), en collaboration avec les comités du Conseil du trésor, aboutissent en 1980 au premier document d’encadrement de la fonction au Québec, soit la Politique gouvernementale en matière de vérification interne. L’évolution de l’environnement et du fonctionnement des organisations conduit par la suite à l’adoption d’autres instruments de régulation, jusqu’à la Loi sur l’administration publique de 2000 (L.R.Q., chap. A-6.01).

La Loi sur l’administration publique (LAP) marque un tournant décisif de l’administration publique québécoise vers une gestion axée sur les résultats (Fortier, 2010). Conformément à ses articles 72 et 74, le SCT peut développer des orientations (pouvoir non contraignant) ou des directives (pouvoir contraignant) pour favoriser la bonne gestion des ressources dans les ministères et organismes. Le choix de la mise en place des Orientations concernant la vérification interne en 2006 (ci-dessous Orientations) a été effectué afin de garder la philosophie de la LAP, qui veut que les sous-ministres ou dirigeants d’organismes (SMDO) soient les premiers responsables de leur gestion, et que le SCT se limite à un rôle d’accompagnement (sur le rôle du SCT en matière d’évaluation, voir Daigneault et Macé, 2020). Le choix de privilégier des orientations ou des directives influence le degré de mise en oeuvre de ces dernières dans les ministères et organismes. Le SCT pourrait, selon les recommandations du VGQ notamment, revoir son choix afin d’assurer une meilleure gestion dans l’administration publique.

La Loi sur la gouvernance des sociétés d’État-LGSE (L.R.Q., chap. G-1.02) est aussi une base d’encadrement de l’audit interne au Québec (voir Rapport du VGQ, 2016). Bien qu’ayant des apports significatifs sur le fonctionnement de l’audit interne, cette loi ne vise que les sociétés d’État, soit uniquement 22 organismes de l’administration publique.

Il est également important de souligner l’intervention de deux entités en matière de contrôle et d’audit dans les ministères et organismes : le Contrôleur des finances, qui relève du ministère des Finances et le VGQ, qui relève de l’Assemblée nationale du Québec. Du fait de leur indépendance, les audits réalisés par ces deux entités sont considérés comme des audits externes (Roussy, 2015). Ce sont précisément des contrôles de conformité axés sur le respect des conventions comptables en vue de la préparation des comptes publics (pour le Contrôleur des finances), et la vérification de l’utilisation des fonds et des audits de performance (pour le VGQ). Les objectifs de ces deux entités en matière d’audit sont différents de ceux des auditeurs internes. Une distinction supplémentaire est le fait que les rapports du VGQ et l’état des comptes publics du Contrôleur des finances sont divulgués publiquement, tandis que les rapports des audits internes sont confidentiels. Toutefois, le VGQ et le Contrôleur des finances ont accès aux rapports d’audit interne et peuvent ou non les utiliser comme point de départ pour l’élaboration de leurs rapports respectifs, en fonction de leurs objectifs (Roussy, 2015).

2.2 Prescriptions en matière d’indépendance

Ces prescriptions concernent les auditeurs internes et les membres des comités d’audit. Il est toutefois important de préciser au préalable que les Orientations sont actuellement le principal instrument encadrant la fonction d’audit interne au sein des 81 ministères et organismes québécois assujettis. Leur caractère non obligatoire fait en sorte qu’on constate une grande variabilité au sein des ministères et des organismes pour ce qui a trait à l’indépendance perçue des auditeurs internes. En outre, la signification de cette indépendance n’est pas toujours claire, car les Orientations ne la définissent pas explicitement. Cependant, elles recommandent des conditions qui s’y rapportent : la nomination d’un responsable de la fonction directement rattaché au sous-ministre ou au dirigeant d’organisme ; la constitution d’un comité d’audit ; le libre accès du responsable d’audit au comité à qui il rend compte de ses travaux (art. 9 à 11).

Le comité d’audit a la responsabilité de veiller à l’indépendance de la fonction et d’assurer la disponibilité des ressources adéquates (art. 13 à 18). Pour ce faire, le comité doit également être indépendant, une indépendance vérifiée dans la qualité de chacun de ses membres. Pour les Orientations, est membre indépendant celui n’ayant pas de lien d’emploi ou d’affaires avec le ministère ou l’organisme depuis au moins un an. La LGSE reconnaît comme membre indépendant celui qui n’a pas de lien d’emploi avec l’organisation pendant au moins trois ans, qui n’est pas employé du gouvernement et dont un membre de famille n’est pas dans la direction de l’organisation ou d’une des filiales où il souhaite être membre de comité. À l’extérieur du Québec, la Politique d’audit interne du gouvernement fédéral du Canada reconnaît comme membre indépendant celui qui est recruté à l’extérieur de l’administration publique fédérale.

Au-delà de ces caractéristiques, la proportion de membres indépendants dans le comité est également cruciale. Tandis que les Orientations recommandent un minimum d’un membre indépendant, les bonnes pratiques privilégient une majorité de membres indépendants (Politique d’audit interne du Canada) ou totalement indépendants (LGSE). Également, la LGSE reconnaît le comité d’audit comme organe de gouvernance, ce qui n’est pas toujours le cas dans les ministères et autres organismes assujettis aux Orientations. Le rapport 2016 du VGQ relève à ce titre la meilleure performance des organismes soumis à la LGSE en audit interne par rapport à ceux soumis aux Orientations, que nous pouvons entre autres attribuer au caractère contraignant de la loi, mais aussi au statut du comité d’audit. De manière générale, c’est au comité d’audit, étant lui-même indépendant, de veiller au bon fonctionnement global de la fonction, à l’objectivité et à l’impartialité des auditeurs. En ce sens, il est considéré comme le véritable patron de l’audit interne.

Les prescriptions en matière d’indépendance concernent également la reddition de comptes. Celle-ci est principalement réalisée au moyen des rapports rédigés au terme de leurs travaux. Au Québec, le rapport de l’auditeur interne est censé présenter avec diligence les manquements à l’indépendance de la fonction (Orientations, art. 11). Cependant, en raison du lien d’emploi existant entre les auditeurs et les destinataires premiers desdits rapports, soit les SMDO et les comités d’audit, il pourrait exister des situations où cette indépendance serait rudement éprouvée. À la différence des vérificateurs généraux (auditeurs externes), l’impact que pourraient susciter les médias ou la population ne peut être considéré dans ce cadre du fait de leur confidentialité. Une reddition de comptes professionnelle pourrait alors être avantageuse, par exemple au niveau de l’ordre professionnel des comptables. Toutefois, ni les Orientations ni les Normes n’exigent explicitement de certification en audit interne ou de titre comptable pour exercer en tant qu’auditeur interne dans la fonction publique. Le processus de reddition de comptes des auditeurs internes de l’administration publique québécoise pourrait s’apparenter à ce que Price et coll. (2016) ont qualifié d’imputabilité fondée sur la conformité ; c’est-à-dire un mécanisme mis en place pour surveiller le comportement des auditeurs internes et limiter leur discrétion, leur indépendance réelle.

3. Objectifs, données et méthode d’étude

Nous examinons dans cette étude l’application des conditions d’indépendance en audit interne dans l’administration publique québécoise. Nous évaluons dans quelle mesure celle-ci correspond aux normes internationales en la matière et nous en discutons les implications. Pour ce faire, nous exploitons les données d’une enquête effectuée par le SCT (2018)[6] sur l’état de la fonction d’audit interne dans les ministères et organismes.

Cette enquête a été réalisée à la suite du rapport publié par le VGQ sur le portrait de la vérification interne en 2016. Ce rapport a conduit le SCT à créer une direction générale responsable de l’encadrement gouvernemental des fonctions d’évaluation de programmes et de vérification interne. C’est dans le triple objectif de faire un suivi de l’application des Orientations, de décrire l’état de structuration de la fonction et de dégager des constats en vue de l’élaboration d’une directive en audit interne que le SCT réalise cette enquête à l’hiver 2018. Une préenquête par appels téléphoniques et courriels a permis d’identifier les ministères et organismes ayant une fonction d’audit interne : 19 ministères et 11 organismes assujettis aux Orientations ont ainsi été identifiés. L’enquête a porté sur ces 30 ministères et organismes. Un guide d’entrevue a été élaboré par le SCT, et des entretiens directifs (29 entretiens en personne et 1 entretien téléphonique) réalisés par les professionnels du SCT avec les responsables d’audit de chacun des ministères et organismes. Nous n’avons pas eu accès aux verbatims d’entrevues, mais aux résumés des réponses selon les questions posées. Nous avons compilé les réponses des ministères et des organismes en fonction de nos indicateurs.

Nous n’exploitons ici qu’une partie des données du SCT, soit les réponses à une dizaine de questions de l’enquête à partir desquelles nous construisons nos indicateurs. Les questions choisies étaient liées sans ambiguïté à chacun des indicateurs définis. Ainsi, l’indépendance perçue est mesurée à partir de trois indicateurs reconnus par l’IIA, l’INTOSAI et la littérature pertinente (p. ex., Zarai et Bettabai, 2007 ; Asiedu et Deffor, 2017) : 1) la composition du comité d’audit ; 2) le rattachement hiérarchique du responsable de la fonction ; 3) l’accès direct au comité d’audit. Sur le premier indicateur, les Normes préconisent que les membres du comité ne fassent pas partie du management (Glossaire des Normes, p. 33). Cependant, les bonnes pratiques en la matière recommandent une totalité ou une majorité de membres indépendants (p. ex., au fédéral, art. 4.2.8 de la Politique sur l’audit interne). Pour le deuxième indicateur, le double rattachement hiérarchique du responsable de la fonction est institué dans les Normes (Normes 1000, 1100, 1110). Cette position renforce le potentiel de l’audit interne à mieux remplir ses responsabilités : un pouvoir de vérification à la fois interne et contribuant à l’atteinte des objectifs (par la direction générale), mais non impliqué dans les opérations (par le comité d’audit). Le troisième indicateur est l’accès direct du responsable d’audit interne au comité et au sous-ministre ou dirigeant d’organisme (interprétation Norme 1100). L’accès direct permet au responsable d’audit d’informer les dirigeants de toute difficulté liée à ses activités, concernant entre autres la disponibilité des informations.

L’indépendance réelle est appréciée au moyen de deux indicateurs : 1) l’indépendance dans le choix des missions à réaliser ; 2) l’absence d’ingérence dans la reddition de comptes. Sur le premier indicateur, les Normes stipulent que le choix des missions relève de la compétence du responsable de l’audit interne qui ne doit subir aucune ingérence dans la planification de ses audits (Norme 1110.A1). Ces missions doivent être établies en fonction des risques (Norme 2010). Pour le second indicateur, la communication des rapports d’audit doit être faite aux organes de gouvernance (Norme 2060), mais sans ingérence de leur part (Norme 1110.A1).

Il convient de souligner deux limites découlant de l’utilisation de données secondaires centrées sur le plan « macro » (institutionnel) de la fonction d’audit. La première est que nos indicateurs ne capturent pas toutes les facettes de l’indépendance perçue et réelle. En effet, il existe d’autres indicateurs de l’indépendance perçue (p. ex., l’existence des chartes des comités d’audit ou des politiques d’audit interne au sein des organisations) et de l’indépendance réelle (p. ex., rencontres à huis clos des membres externes de comité avec le responsable de l’audit interne). Une deuxième limite est que cette méthode ne permet pas une analyse approfondie du principe d’indépendance au niveau « micro » (individuel), tel qu’abordé dans les écrits de Roussy (2013, 2015). Il ne faudrait toutefois pas exagérer la portée de ces limites. En effet, cette étude est fondée sur des indicateurs pertinents et une analyse rigoureuse des données. En ce sens, tout porte à croire que les résultats présentent un portrait fidèle — quoique partiel — de l’indépendance de l’audit interne dans l’Administration québécoise.

4. Résultats

4.1 Indépendance perçue : composition du comité d’audit, rattachement hiérarchique et accès direct du responsable d’audit aux organes dirigeants

Les constats à propos des 30 ministères et organismes démontrent que la majorité de ceux-ci respectent les conditions d’indépendance (tableau 1). Dans 90 % des organisations (soit 16[7] ministères et 11 organismes), une unité administrative d’audit interne a été mise en place. L’existence de cette unité est déjà en soi un premier pas intéressant, car elle facilite les améliorations futures. Toutes les organisations disposent d’un responsable d’audit interne et d’un comité d’audit. À 87 % (soit 15 ministères et 11 organismes), le responsable nommé est rattaché directement au SMDO. Les ministères ont cependant un retard à rattraper.

Tableau 1

Indépendance perçue des auditeurs internes dans l’administration publique du Québec

Indépendance perçue des auditeurs internes dans l’administration publique du Québec

*SMDO : Sous-ministre ou dirigeant d’organisme

Source : Adapté du Portrait sur la fonction d’audit interne dans les MO-SCT (2018)

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Le rattachement du responsable au SMDO est effectif dans tous les organismes, mais aussi dans 15 ministères sur 19 (79 %). Cette proportion est remarquable, car si l’on considère que le fonctionnement des organismes est un peu plus proche de celui des entreprises privées dont la plupart reconnaissent la valeur de l’audit interne, le fait que les ministères s’arriment à ces exigences envoie un signal positif sur le positionnement de la fonction dans l’administration publique. Cependant, le rattachement direct n’est d’aucune utilité si l’accès au comité, au SMDO, et surtout aux informations, n’est pas réel. En effet, dans 37 % des ministères et organismes, les auditeurs internes affirment avoir des difficultés d’accès à l’information, au dirigeant principal ou aux membres du comité ; ce qui entache leur indépendance informationnelle (Power, 1997) et ne leur permet pas d’accomplir adéquatement leur travail.

Un facteur encourageant est que la quasi-totalité des ministères et des organismes (96 % soit 29/30) a au moins un membre indépendant au sein du comité comme le recommandent les Orientations. Aussi, bien que cela ne soit pas exigé, huit ministères et organismes ont des comités exclusivement constitués de membres indépendants. En l’absence de conflits d’intérêts, un comité indépendant et compétent pourrait mieux soutenir l’équipe d’audit interne pour qu’elle se concentre sur les zones à risque de l’organisation. En garantissant la mise à disposition des ressources, ce sera une réponse à l’incapacité opérationnelle (Power, 2000), même si l’équation coûts-gains est toujours discutée (Bezès et Musselin, 2015). Cependant, dans 40 % des ministères et des organismes (12/30), le SMDO est membre du comité d’audit qu’il préside généralement.

Il est important de signaler que la structure hiérarchique formelle des ministères ne prévoit pas de conseils d’administration. Le sous-ministre est la plaque tournante en ce qui concerne la gestion (Abela et Mitchell, 2014). Dans les organismes, les conseils d’administration (et par conséquent les comités d’audit) sont des organes de gouvernance reconnus par des lois, ce qui leur confère un pouvoir d’action et de surveillance légitime. De ce fait, le rôle des comités d’audit dans les ministères est dilué et se limite à soutenir le sous-ministre. Dans ces conditions, leur responsabilité de favoriser l’indépendance de la fonction d’audit est compromise. Aussi, comme dit précédemment, c’est le SMDO qui crée la fonction d’audit interne et nomme le responsable, qui constitue le comité d’audit et qui en nomme les membres. Bien que les règles d’indépendance perçue soient établies, il serait difficile (bien que pas impossible), avec la présence des SMDO dans les comités, que l’indépendance réelle soit effective. Sachant que le responsable d’audit interne et son équipe sont employés du ministère ou de l’organisme, et que les rapports seront présentés au comité d’audit, la personnalité et le degré d’éthique de ces derniers sont certainement mis à l’épreuve lorsque les résultats de leurs missions ne satisfont pas les attentes de leur SMDO. Tout dépendra peut-être de la personnalité du SMDO (Malsch et Morin, 2017), de son degré d’éthique (Richard, 2003) et de ses appréhensions par rapport à l’utilité de l’audit interne pour l’organisation. Les Orientations sont muettes au sujet de la présence du SMDO au comité d’audit. Il doit constituer le comité, mais rien ne dit qu’il doit en faire partie ou pas. La Politique d’audit interne du fédéral n’en parle pas non plus, mais stipule que le comité doit être présidé par un membre indépendant. En Ontario, a contrario, les textes stipulent que les comités ministériels d’audit sont présidés par les SMDO. On peut donc supposer que cette situation peut aussi avoir des avantages pour les auditeurs internes, notamment quand le SMDO croit en la fonction.

Le tableau 1 corrobore les constats du VGQ, selon lesquels les organismes soumis à la LGSE sont plus performants en matière d’audit interne. Car, hormis l’accès direct au dirigeant principal, ils respectent les autres critères d’indépendance. Cette performance pourrait s’expliquer par le caractère contraignant de la Loi par rapport aux Orientations.

4.2 Indépendance réelle : choix des missions d’audit et absence d’ingérence dans la reddition de comptes

Quels sont les éléments de priorisation des missions en audit interne ? Ceux-ci sont réunis dans le tableau 2 et montrent une indépendance limitée des auditeurs internes dans leur travail quotidien.

Tableau 2

Éléments de priorisation des missions d’audit interne dans l’administration publique du Québec

Éléments de priorisation des missions d’audit interne dans l’administration publique du Québec
Source : Adapté du Portrait sur la fonction d’audit interne dans les MO-SCT (2018)

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Les missions d’audit sont prioritairement basées sur les préoccupations des SMDO et des comités d’audit (53 % - soit 16 ministères et organismes sur 30). La priorisation fondée sur les risques, stipulée dans les Normes et encouragée dans les Orientations, se place en seconde position (33 %). Les plans stratégiques, qui guident les activités des ministères et des organismes, ne sont pris en compte que dans 27 % des organisations. La disponibilité des ressources, souvent présentée comme handicap à l’atteinte des objectifs d’audit interne (Piper, 2015 ; VGQ, 2016), ne vient qu’en quatrième position (23 %).

Ainsi, les demandes des SMDO et des comités orientent les missions d’audit. Les données recueillies ne permettent pas de dissocier qui des SMDO ou des comités d’audit choisissent effectivement les missions à réaliser. Suivant l’analyse faite précédemment, nous pouvons supposer que, dans les ministères, c’est la décision des sous-ministres qui prime. Cette priorisation n’est pas nécessairement péjorative puisque des circonstances politiques et administratives légitimes peuvent amener les SMDO à exiger la réalisation de certaines missions plutôt que d’autres. Cela vient en revanche confirmer la restriction de l’indépendance réelle des auditeurs internes, et notamment l’usage de l’audit interne comme instrument politique (Everett et coll., 2012) ou de légitimation externe (Power, 2000). En effet, selon les résultats du portrait du SCT, plus de 70 % des heures réalisées en audit interne en 2017-2018 se concentrent dans quatre champs : audit de conformité (22 %) ; audit des technologies de l’information (17 %) ; audit de performance (16 %) ; évaluation de la fiabilité et de l’intégrité de l’information dans les rapports annuels de gestion (16 %). Le fait que les travaux d’audit de conformité dominent les champs peut traduire que, malgré les évolutions récentes de la fonction, les dirigeants d’organisations restent fortement attachés à la compétence traditionnelle de l’audit interne qui est la conformité. En tant que contrôle ex-post, l’audit interne est utilisé pour la réparation des dommages éventuels (Tremblay, 2011). Ainsi, malgré le fait que les rapports d’audit interne soient confidentiels, les responsables des ministères et organismes peuvent user de leur influence et utiliser ces travaux pour légitimer une décision ou pour justifier une action gouvernementale. Une limitation de l’indépendance réelle est ainsi constatée, et également observée dans le principe de reddition de comptes.

Nous analysons la reddition de comptes ici comme indicateur d’indépendance réelle des auditeurs internes, c’est-à-dire comme élément par lequel ils peuvent s’affirmer dans leur fonction. Cette reddition est essentiellement faite au moyen des rapports annuels d’activités transmis aux SMDO via les comités d’audit. Les ministres ont l’obligation de présenter un rapport annuel de gestion à l’Assemblée nationale et peuvent être entendus par la commission parlementaire compétente au besoin (Loi sur l’administration publique, art. 29). Cependant, aucune information des rapports d’audits internes n’apparaît dans le rapport annuel de gestion[8].

En 2016-2017, 25 ministères et organismes sur 30 ont déposé un rapport d’activités d’audit interne auprès de leurs SMDO et comités. Le SCT n’a actuellement aucune exigence sur le dépôt d’une copie de ce rapport dans leurs services. Bien que les auditeurs internes aient signalé que les recommandations étaient suivies, aucune preuve n’établit qu’elles sont mises en oeuvre efficacement (avec des certifications par exemple).

Tableau 3

Élaboration des rapports, suivi des recommandations et certification en audit interne dans l’administration publique du Québec

Élaboration des rapports, suivi des recommandations et certification en audit interne dans l’administration publique du Québec

*MO : Ministères et organismes

Source : Adapté du Portrait sur la fonction d’audit interne dans les MO-SCT (2018)

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Nous l’avons déjà signalé, les rapports d’audit interne au Québec sont confidentiels. De ce fait, les auditeurs internes ne peuvent divulguer aucune information issue de leurs travaux. Leur reddition de comptes est exclusivement administrative, c’est-à-dire qu’elle reste au niveau de leur hiérarchie directe : les comités d’audit et les SMDO. La reddition de comptes au niveau d’un ordre comptable n’aide pas, puisqu’elle n’est pas exigée du point de vue réglementaire. Les données du portrait indiquent que plus de 70 % des auditeurs internes n’ont pas de titre professionnel comptable, ni d’accréditation en audit interne (CPA-comptable professionnel agréé ou CIA-certified internal auditor). Cette reddition de comptes étant uniquement hiérarchique, elle ne saurait être un indicateur favorable d’indépendance réelle des auditeurs internes. Si ces derniers avaient le moyen, à travers leurs rapports, de se faire écouter ou de présenter leurs conclusions devant des entités autres que leurs supérieurs hiérarchiques, sans risque de violer leur devoir de confidentialité ou la valeur de loyauté de l’administration publique, alors on pourrait parler d’indépendance réelle dans ce cadre. En ce qui concerne le travail des auditeurs internes, la reddition de comptes semble être effectivement un concept politique, un arrangement visant à rassurer le pouvoir politique que la bureaucratie met en oeuvre les objectifs de politiques publiques qu’il a établis (Gregory, 2012). Cependant, il n’y a pas de consensus dans la littérature autour d’un rôle unique pour l’auditeur interne qu’on assimile à l’« homme à tout faire » (jack-of-all-trades) de la gouvernance avec tous les risques que cela comporte (Roussy et Perron, 2018).

Conclusion

Différents éléments participent à l’amélioration des performances de l’administration publique. Bien qu’il suscite diverses polémiques du point de vue politique ou organisationnel, l’audit interne fait partie des fonctions de soutien à la gestion axée sur les résultats au Québec (SCT, 2014). De ce fait, des règlements sont édictés afin de favoriser son implantation dans les ministères et les organismes. Ces règlements devraient couvrir des conditions permettant à la fonction de mieux assumer ses responsabilités, en favorisant son indépendance entre autres.

L’objectif de cette étude était de faire un état des lieux et une analyse de l’indépendance des auditeurs internes dans l’administration publique du Québec, à partir de données secondaires provenant d’un portrait de la fonction réalisé par le SCT. Les résultats démontrent que les règles d’indépendance perçue sont en majorité respectées dans les ministères et organismes, tandis que l’indépendance réelle pourrait être améliorée. Ces résultats confirment d’une part la tendance générale de l’administration publique québécoise à appliquer les Normes IIA. Ils confirment d’autre part les lacunes en matière d’indépendance réelle, notamment le fait que le sous-ministre soit membre du comité d’audit dans plusieurs ministères et que les rapports d’audit demeurent confidentiels. Malgré les différences importantes en termes de visée, de perspective, de méthode et de portée entre cette étude et celle de Roussy (2015), il faut souligner que leurs résultats sont cohérents en ce qui concerne les pressions relatives à la reddition de comptes hiérarchique et le choix des missions d’audit interne.

S’il est vrai que la conception puriste et idéalisée de l’indépendance est exigeante et d’une application difficile (Roussy, 2015), l’audit interne demeure un outil d’amélioration de performance non négligeable (Jean Denys, secrétaire du Conseil du trésor, 38e rapport-Commission administration publique). Pour garantir son efficacité, il est à la fois souhaitable et possible de renforcer les conditions d’indépendance perçue et réelle dans l’Administration québécoise. D’abord, l’objectif actuel du SCT de mettre en place une directive (force contraignante) en audit interne est un pas dans la bonne direction, mais il sera nécessaire d’accompagner activement sa mise en oeuvre dans les ministères et organismes. Le besoin de renforcement du leadership et de l’accompagnement du SCT dans les ministères et organismes a d’ailleurs été soulevé par le VGQ dans son rapport de 2016, et dans le rapport de recherche de Juillet et coll. (2016). Ensuite, la composition des comités d’audit pourrait être revue afin que ceux-ci soient exclusivement ou en majorité constitués de membres indépendants et présidés par l’un de ces derniers. La littérature a en effet démontré l’importance des comités d’audit indépendants. Dans le cas du Québec, il faudra toutefois s’assurer d’avoir un bassin de candidats conséquent afin de pouvoir couvrir toutes les organisations assujetties. Enfin, le fait que les auditeurs internes soient des employés de leurs organisations constitue un frein à leur indépendance réelle. La création d’un organe central au SCT pour gérer les équipes d’audit pourrait, sous certaines conditions, être un modèle bénéfique, comme cela est fait en Ontario. Cet organe pourrait notamment jouer un rôle d’arbitrage en cas de conflits.

Nous souhaitons proposer quelques pistes de recherche future pour terminer. La première consiste à réaliser une étude sur l’ensemble des 81 organisations assujetties (Orientations, art. 4), plutôt que les 30 étudiées, de manière à générer un portrait plus complet de l’indépendance de l’audit interne dans l’Administration québécoise. De même, l’utilisation d’autres indicateurs de l’indépendance des auditeurs internes pourrait enrichir les résultats présentés ici. Enfin, une étude portant sur les perceptions conjointes des auditeurs internes, des membres des comités d’audit et des SMDO sur la fonction permettrait de générer des résultats hautement pertinents pour les chercheurs et praticiens intéressés par l’audit interne. Ces recherches futures sont particulièrement nécessaires dans un contexte où il y a peu d’études empiriques de l’audit interne, en particulier dans le secteur public, comparé à l’audit externe (Roussy et Perron, 2018).