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Ce très vivant ouvrage mérite une vaste audience. Le moindre de ses mérites n’est pas de proposer une narration relativement claire des véritables faits et gestes de deux héroïnes de l’époque pré-Confédération, Madeleine de Verchères et Laura Secord. Pour mémoire, rappelons que la première, alors âgée de quatorze ans, organisa avec succès, en l’absence de ses parents, la défense du fort construit sur la seigneurie de sa famille et qui était en butte à une attaque des Iroquois. C’était en 1692. Quant à la seconde, elle réalisa son exploit durant la guerre anglo-américaine de 1812. Ayant eu vent d’un projet américain d’embuscade, elle entreprit de parcourir à pied une vingtaine de milles pour communiquer ce renseignement et, avec l’aide des Iroquois, parvint à en prévenir à temps le commandant britannique du district du Niagara. Bien entendu, les péripéties de ces héroïnes n’ont qu’un intérêt anecdotique pour les professeurs Coates et Morgan. Ce qu’ils entendent montrer, c’est que l’histoire est un objet malléable, un bloc de glaise entre les mains des générations et des groupes d’intérêts successifs. Chaque auteur s’attache à l’une des deux héroïnes et tous deux collaborent au premier et au dernier chapitres. L’ouvrage aborde ainsi les attitudes fort diverses adoptées, sur plusieurs siècles, à l’égard des deux héroïnes et des autochtones en cause dans leur histoire.

Pourquoi Madeleine de Verchères et Laura Secord ont-elles été l’objet, entre 1890 et 1930, d’une si grande attention sous forme de publications, de monuments, de défilés, de noms de rues et même de quelques entreprises commerciales ? Les auteurs y voient un effet de la montée du nationalisme à la fois au Canada français et au Canada anglais, les deux sociétés voyant dans ces héroïnes l’incarnation des luttes menées par les pionniers. Ils y décèlent aussi l’influence des féministes, désireuses d’inscrire le nom de femmes dans le livre de l’histoire. Cette dernière perspective coexistait difficilement avec des tentatives de contrer la modernité « à l’américaine » en mettant l’accent sur le côté féminin et maternel des héroïnes, dès lors perçues comme ayant agi « en hommes » pour la seule raison que leurs hommes étaient absents.

Colin Coates montre que les Iroquois ne furent pas le seul péril que dut affronter Madeleine de Verchères. Elle fut la cible de nombreuses critiques, à commencer par le prêtre de sa paroisse qui composa des poèmes licencieux à propos de ses supposées infidélités. Bien que les premiers champions de la jeune femme aient délibérément passé outre à ces accusations, il demeurait possible, à la fin du xixe siècle, de détruire une réputation par de telles insinuations, même non fondées. Coates soutient aussi, sans vraiment persuader, que le gouverneur Frontenac tenta d’occulter la bravoure de Madeleine ; il est plus probable que le gouverneur omit, comme il était coutume, de faire mention de civils dans des dépêches militaires. À l’ère moderne, certaines féministes la snobèrent, irritées parce qu’elle avait prétendu avoir transcendé la faiblesse propre aux femmes. La sympathie croissante acquise à ses adversaires iroquois fit aussi chuter sa popularité, estime Coates dans un passage qui profiterait d’une analyse plus approfondie du conflit franco-iroquois.

L’héroïne fut dépeinte de diverses manières. Obsédé par la crainte « de la transformer en virago », le sculpteur Louis-Philippe Hébert en fit une adorable et mince adolescente coiffée de tresses. Cette statue de vingt-cinq pieds d’une Madeleine de Verchères armée et résolue, érigée dans le village de Verchères en 1913, montre pourtant une femme en devenir, dont les seins naissants tendent le tissu de la robe. L’Action française estimait qu’elle était un modèle de militantisme pour certains jeunes qui refusaient de répondre à un employé des chemins de fer qui leur adressait la parole en anglais. En 1922, elle fut le personnage central d’un film trop mal interprété et trop ennuyeux pour marquer, tel qu’on l’avait souhaité, la naissance d’une cinématographie québécoise. Durant la Deuxième Guerre mondiale, elle figura sur des affiches prônant l’enrôlement et reçut de nouveau les honneurs de l’affiche lors du référendum de 1980, cette fois dans le camp des souverainistes qui posaient la question : « Madeleine de Verchères aurait-elle dit OUI ? » (ces documents comptent au nombre des nombreuses illustrations du volume).

Cecilia Morgan, qui traite de Laura Secord, propose une documentation plus étendue que celle de Coates. Il lui arrive, ici ou là, de maugréer à propos de monuments. Cette section compte cependant de nombreuses analyses pénétrantes. On retiendra, entre autres, un chapitre qui explique comment la manière de décrire Secord et les autochtones a évolué dans les manuels scolaires à partir de 1870 et comment trois générations d’« activistes » ont peu à peu altéré cette perception. Morgan évite aussi de dénigrer la chocolaterie Laura Secord, qui a fait davantage pour conserver la mémoire de l’héroïne que tous les responsables du gouvernement. L’auteur évoque des membres de la Women’s Literary and Historical Society qui ont produit certains des premiers travaux érudits sur Secord. Ces dames, décédées depuis longtemps, seraient ravies de voir l’auteur dégonfler l’orgueil de W. S. Wallace, historien à l’Université de Toronto. Professionnel fraîchement émoulu durant les années 1920, Wallace prétendait s’en tenir rigoureusement aux documents, mais n’en entretenait pas moins autant de préjugés que ses prédécesseurs. Il s’en prit aux motifs « cupides » et à la mémoire féminine de Secord, mais acceptait sans critique et de manière sélective les narrations des hommes — particulièrement celles des militaires. Curieusement, l’auteur ne fait nulle mention de l’important compte rendu, fait en 1827, de la marche de Secord, tel que publié par John Moir dans le Ontario History. Mais, pour l’essentiel, Morgan et son coauteur (qui fournit les citations en français et en anglais) proposent tout au long de l’ouvrage un éventail satisfaisant de preuves documentaires.

Tout cela compose un livre à la fois éclairant et divertissant. Heroines and History rend fort bien l’esprit de l’historiographie et de ses fluctuations idéologiques telles qu’élaborées sur plusieurs siècles. Il nous rappelle avec force que le récit historique est toujours « une oeuvre… inséparable du contexte dans lequel elle est écrite » et que « les historiens jugent différemment les héroïnes et les héros ». Pour en arriver à ces vérités, les auteurs nous conduisent dans des sentiers depuis longtemps oubliés. Cela ressemble assez à une agréable randonnée du dimanche, question de voir un monument ou deux en compagnie de guides compétents qui donnent un sens nouveau à ces vieux sites.

Traduction : Pierre R. Desrosiers