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Rares sont les historiens aujourd’hui qui se penchent encore sur le nationalisme québécois des années 1960. Dans ce contexte, le livre du stagiaire postdoctoral à l’Université de New York, Sean Mills, The Empire Within : Post-colonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal, suscitera un certain intérêt. L’auteur s’y fixe trois objectifs interreliés : placer les bouleversements politiques québécois de cette époque dans un cadre mondial ; illustrer la manière dont des idées radicales transcendèrent des barrières linguistiques et ethniques ; et finalement montrer que les mouvements de gauche occidentaux furent profondément liés à la pensée décolonisatrice originaire du Tiers monde.

Ainsi, Mills nous propose une synthèse véritablement multidimensionnelle, traitant à la fois des mouvements indépendantiste, féministe, antiraciste et syndical. Tous, selon lui, étaient inspirés par un discours commun, soit celui de la décolonisation. Toutefois, malgré leur « similar grammar of dissent », il reconnaît que les alliances entre ces mouvements étaient souvent éphémères, « generally breaking up over questions of class, language, and ethnicity ».

Le livre est divisé en deux parties. La première, consacrée à la période de 1963 à 1968, sert principalement d’introduction ; Mills y décrit les facteurs contribuant à la perception du Québec comme colonie et présente les premiers activistes à avoir puisé dans le discours anticolonialiste. L’élément le plus intéressant de cette section initiale est l’idée selon laquelle les gauchistes québécois (canadiens-français) se sont approprié une identité « nègre » ou « indigène » sans nécessairement s’inquiéter du sort réservé aux Noirs ou aux Autochtones qui vivaient parmi eux. Bien que Mills omette la préoccupation assez précoce du RIN pour les droits des Premières Nations — datant d’au moins 1963 — il s’agit là d’une réflexion prometteuse qui illustre bien les ambivalences au coeur du nationalisme québécois.

La deuxième partie, la plus importante de l’ouvrage, englobe la période de 1968 à 1972. Mills y illustre, en termes concrets, la cohabitation des différents groupes d’« opprimés » montréalais. Les trois chapitres initiaux sont voués, respectivement, à la « Renaissance » noire, à l’action féministe et au mouvement d’unilinguisme français. L’auteur offre une chronique détaillée des tensions qui les séparèrent, expliquant comment les militants noirs se sont réconciliés avec la prédominance du français ; ou encore décrivant la manière dont le Front de libération des femmes s’est dissocié du Montreal Women’s Liberation Mouvement à cause de conflits linguistiques. La fin de la deuxième partie est surtout consacrée aux syndicats et traite de leurs réactions à la Crise d’octobre ainsi que du Front commun de 1972.

Mills conclut que les grèves de 1972 représentèrent le point culminant de l’activisme anti-impérialiste québécois. En même temps, il soutient que le concept de décolonisation perdait du terrain parmi ceux qui luttaient pour la « justice sociale ». Il l’explique par le fait que le discours anticolonialiste dépendait d’un « heavily gendered language of robust masculunity », qui excluait les femmes et les homosexuels de l’action politique ainsi que de « metaphors of race and victimization… that were unsustainable when faced with the rise of Black Power and Aboriginal activism ».

Ce sont évidemment des facteurs importants qui ont contribué au déclin du discours anticolonialiste au Québec. Toutefois, le portrait aurait été vraisemblablement plus complet si Mills s’était attardé plus longuement sur la pensée des nationalistes québécois, qui furent, comme il le remarque lui-même, parmi les premiers à faire usage de ce discours. Certes, la conjoncture mondiale portait naturellement aux emprunts postcoloniaux, mais est-ce seulement le joug « du pouvoir colonisateur » qui poussa les Québécois dans les rangs du RIN ou du Mouvement d’intégration scolaire (MIS) ? Le combat pour la protection du français, n’était-ce pas également la continuation d’une lutte séculaire pour la sauvegarde d’une culture distincte en terre d’Amérique ?

Bien entendu, Mills reconnaît qu’il y eut deux tendances nationalistes : les « traditionalistes », tel François-Albert Angers pour qui l’identité nationale venait avant tout autre, versus les militants dits « progressistes » qui tentaient de lier la libération nationale avec diverses formes d’oppression. Cependant, ces mêmes « progressistes » ne furent-ils pas eux aussi porteurs d’une certaine tradition ? Sinon, qu’est-ce qui expliquerait le fait que plusieurs nationalistes de gauche cités dans cet ouvrage continuèrent à faire avancer un projet de pays, même quand ils reconnurent que le Québec, fût-il jadis une colonie, ne l’était plus ? Qu’est-ce qui expliquerait, par ailleurs, les références positives dans les discours de gauchistes québécois, comme Bourgault ou même Ferretti, aux pays qui n’avaient rien à voir avec le mouvement de décolonisation, tels Israël ou la Pologne ?

Bref, se dégage assez facilement, en lisant The Empire Within, l’impression d’un Québec des années 1960 en rupture avec son passé. Mais, pour citer Fernand Dumont, la tâche de l’historien, n’est-elle pas également de reconnaître — et de respecter — « la persistance de l’ancien sous les revêtements du nouveau » ? Les porteurs de ce qui est appelé communément « la nouvelle sensibilité historique » — dont le manifeste Les idées mènent le Québec est absent de la bibliographie — ont récemment contribué à remettre en cause la conceptualisation « modernisatrice » ou « progressiste » du passé québécois. Tout au moins, Mills aurait pu incorporer davantage leurs idées dans son analyse ; peut-être lui auraient-elles offert des pistes de réflexion quant à l’impossibilité d’une alliance durable entre le nationalisme québécois — fût-il de gauche — et les autres mouvements de contestation figurant dans l’ouvrage.

Cela étant dit, The Empire Within représente une tentative ambitieuse d’analyser la façon dont la sainte trinité de l’historiographie canadienne-anglaise « class, ethnicity and gender » s’est vécue à Montréal, pendant une des périodes les plus effervescentes de l’histoire du Québec moderne. Le livre montre, avec grande lucidité, comment des individus dits « marginalisés » ont pu, du moins dans une certaine mesure, dépasser une panoplie de divisions et forger, fût-ce temporairement, un discours commun. Le fait que tout se passe au Québec, dans un contexte où le nationalisme culturel entre en jeu, rend l’analyse d’autant plus stimulante et porteuse de débat.