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Yolande Cohen nous a habitués à des publications qui suscitent la controverse : son dernier ouvrage ne fait pas exception. À vrai dire, Cohen expose clairement dans la conclusion de son livre ce qu’elle tient à présenter comme une interprétation nouvelle et définitive de l’histoire du féminisme au Québec ; elle tient à se démarquer complètement des travaux (articles, livres) qui ont été publiés auparavant, de Catherine Cleverdon à Diane Lamoureux, en passant par le Collectif Clio et les historiennes Lavigne, Pinard et Stoddart. Elle déplore surtout les jugements sévères des historiennes des années 1970 qui accusent les féministes du début du XXe siècle de conservatisme. « [Mon] étude, affirme-t-elle, permet de repenser les modalités de l’intégration des femmes à la citoyenneté (politique) et les processus de transformation des démocraties. Elle permet aussi de révéler la capacité d’agir des femmes (agency) pour établir leurs droits, alors même qu’elles sont exclues du droit de vote par des hommes de la bourgeoisie dominante. […] Le rôle joué par les associations philanthropiques bien que très souvent mentionné est rarement pris en compte. C’est désormais chose faite. » (p. 186-187). Fort bien. Examinons maintenant la démonstration.

L’ouvrage de Cohen commence par un chapitre théorique « Les philanthropies : genre, religion et politique », texte ambitieux qui propose des propos généraux sur les rapports entre l’État, les Églises et la société civile dans le domaine du soutien aux populations. Mais les termes ne sont définis nulle part. Pourtant, charité, philanthropie, justice sociale ne sont pas des concepts univoques. Elle s’appuie longuement sur l’évolution de la philanthropie en France mais ne dit mot, sinon en passant, du vaste mouvement de réforme sociale qui a traversé l’Amérique du Nord à partir du milieu du XIXe siècle qui est pourtant celui qui a inspiré les groupes qu’elle analyse. Elle propose un cadre d’analyse en quatre modèles (p. 33) « selon l’étatisation d’une société et le degré d’incorporation des associations en son sein » ; elle n’utilise toutefois pas ce cadre dans le reste de son ouvrage.

Son objectif est de « montrer que l’action des mouvements sociaux, anciens ou nouveaux, est indissociable de la nature de l’État qu’ils contribuent à construire ou qu’ils contestent » (p. 34). Surtout, dans ce chapitre théorique, Cohen s’attarde longuement sur le concept de « maternalisme », idéologie au « potentiel émancipateur », base de toute son analyse. À la suite des auteurs de ce concept, Seth Koven et Sonya Michel (Mothers of the New World : Maternalists Politics and the Origine of the Welfare States (New York/Londres, Routledge, 1993), Cohen avance que les femmes ont joué un rôle central dans la création de l’État-Providence. Mais le maternalisme n’est pas un concept univoque et il a été utilisé à bien des sauces. Louise Toupin a bien montré que c’est « un concept réducteur car il peut englober à peu près toutes les femmes qui, hors de la maison, se sont préoccupées du sort des mères et des enfants et qui ont utilisé (ou non), pour ce faire, la rhétorique de la maternité au sens large ». (« Des « usages » de la maternité en histoire du féminisme », Recherches féministes, 1996, p. 113-135.)

Cohen ne précise jamais si son recours au concept de maternité réfère à l’idéologie de la mère ou à sa réalité matérialiste. Au bout du compte, un bref aperçu des groupes qu’on peut qualifier de « maternalistes » en Occident permet de constater que le maternalisme est une appellation parapluie regroupant des individus et des organisations de plusieurs tendances politiques, soit radicale, soit libérale soit conservatrice ; des organisations féministes et antiféministes ; des organisations pro et anti droit de vote (Sonya Michel et Robyn Rosen, « The Paradox of Maternalism. Elisabeth Lowell and the American Welfare State », Gender and History, 1992, p. 464-485).

De toute évidence, Cohen nous présente une analyse simplificatrice du « maternalisme », dans son objectif de démontrer que le stéréotype de la féminité (et de la maternité) se trouve à la base des revendications féministes tout autant (sinon plus) que la référence à l’égalité. « Plutôt que de contester les stéréotypes de la féminité, comme le feront de nombreuses féministes durant cette période, ces associations construisent leur mouvement sur ces stéréotypes pour en faire un levier de leur intervention » (p. 21).

Le second chapitre situe rapidement les trois associations féminines qui seront l’objet de son étude, la « Young Women’s Christian Association », le « National Council of Jewish Women » et la « Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste ». Ce panorama global sur trois groupes confessionnels et linguistiques distincts est certainement une première ; il pourrait permettre des comparaisons fécondes, mais on n’en trouve guère dans le reste de l’ouvrage. On se demande cependant pourquoi elle a choisi la « YWCA » plutôt que le « Montreal Local » (auquel le YWCA était rattaché, lui-même rattaché au National Council of Women of Canada), ce qui lui aurait permis de comparer trois fédérations et non pas une association et deux fédérations.

Cohen propose une périodisation en trois étapes, 1880-1914, qui correspondrait à l’émergence du féminisme organisé à Montréal ; 1914-1931, qui correspondrait à une série de mesures des États canadien et québécois (on ne précise pas lesquelles), et à des revendications « maternalistes » des associations féminines ; 1932-1945, où se situe l’urgence de réclamer le droit de vote pour accélérer les réponses favorables à ces revendications. Toutefois, cette périodisation ne revient pas dans le corps de l’ouvrage, pas plus que les actions réclamant le droit de vote. Ce chapitre contient des informations intéressantes sur l’origine et le développement de la « YWCA », du « National Council of Jewish Women ». L’auteure s’étend plus longuement sur la « Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste », car elle tient à se démarquer des premiers travaux sur la FNSJB et met un bémol sur le contrôle présumé de l’Église sur l’association. Elle parle de la Commission Dorion comme d’une « Réforme du Code civil » et ignore manifestement l’article de Stoddart sur ce sujet. On aurait aimé qu’elle épilogue un peu sur la devise de la Fédération « Vers la justice par la charité », qui se situe au coeur de sa problématique. On se demande enfin pourquoi elle n’a pas examiné un ouvrage essentiel sur l’objet de sa recherche, celui de Magda Fahrni, Households Politics. Montreal Families and Postwar Reconstruction (University of Toronto Press, 2005) qui aborde justement les actions comparées des groupes anglophones, francophones et juifs de la ville de Montréal sur la politique familiale.

Le troisième chapitre, « L’aide aux immigrants : cloisonnement communautaire et pluralisme religieux », s’intéresse à l’aide aux immigrants et expose les actions des organismes anglophones, car « la FNSJB n’a pour sa part aucun comité particulier qui se préoccupe de cette question » (p. 79). Précédé d’un long développement sur l’évolution de la politique d’immigration au Canada et sur les niveaux de responsabilité des services offerts aux immigrants, ce chapitre évoque à peine le contexte identitaire de la réalité québécoise. Il nous informe surtout sur l’oeuvre du « Traveller’s Aid », rattaché à la « YWCA » et sur les différentes actions du « National Council of Jewish Women ». Elle tient surtout à se démarquer des critiques de Behiels sur le rôle négatif de l’Église catholique face à l’immigration, en invoquant les actions de la communauté anglo-catholique. Elle ignore les recherches de Pierre Anctil sur la communauté juive au Québec, qui, il est vrai, ne s’intéresse pas du tout aux associations juives féminines, mais dont les travaux auraient pu proposer un cadre contextuel éclairant. Un des objectifs de Cohen est de montrer que l’ensemble de ces services aux immigrants a contribué à l’implantation de la profession du service social, mais ce faisant elle ignore les travaux de Lionel-Henri Groulx et de Marie-Paule Malouin sur l’origine du service social à Montréal dans la communauté francophone, et ne mentionne aucune étude anglophone sur cette question. Enfin, la perspective dite « maternaliste » est singulièrement absente de ce chapitre.

Le quatrième chapitre, « Santé publique, care et professions féminines », avec ses 42 pages, est le plus long du volume. Impossible de tout aborder, dans le cadre de ce compte rendu, sur ce chapitre qui touche de nombreuses questions : la préoccupation de l’hygiène et l’émergence de la profession d’hygiéniste ; l’émergence de la profession d’infirmière ; la question de l’assistance maternelle ; le « Montreal Diet Dispensary » de la « YWCA » ; l’hôpital Sainte-Justine ; la question de l’association des aides maternelles. Nous sommes ici au coeur des interventions « maternalistes » : les femmes des oeuvres analysées « inaugurent l’ère d’un maternalisme d’État » (p. 149). Comment est-il possible d’aborder cette question sans référer à l’ouvrage de Denyse Baillargeon, Un Québec en mal d’enfants. La médicalisation de la maternité, 1910-1970 (Remue ménage, 2004) ? Baillargeon avait su proposer des approches théoriques sur les rapports de genre, les rapports nationaux, les rapports entre professions, les conflits Église/État sur cette question de la mortalité infantile. Rien de tel dans ce chapitre sinon de superficielles mentions des réticences des médecins ou des préoccupations natalistes de la communauté québécoise. Comment est-il possible de parler de cette institution si particulière qu’est l’hôpital Sainte-Justine sans référer à l’ouvrage d’Aline Charles, Travail d’ombre et de lumière. Le bénévolat féminin à l’Hôpital Sainte-Justine 1906-1960 (IQRC, 1990) ? Comment est-il possible d’examiner l’émergence de la profession d’infirmière sans référer à l’ouvrage d’André Petitat, Les infirmières. De la vocation à la profession (Boréal, 1989) ? Toujours est-il qu’on va trouver dans ce chapitre des informations sur tous ces sujets, mais encore une fois, les références documentaires sont rares sauf pour le « Montreal Diet Dispensary ». Par contre, on trouve des mentions sur les « Gouttes de lait » (p. 115 et 118) ; sur l’hôpital Sainte-Justine (p. 120) ; sur l’« Assistance maternelle » (p. 121) et sur l’« Association des aides maternelles » (p. 143).

Le cinquième chapitre, « Pensions aux mères et politiques familiales », nous propose un contenu pour le moins curieux, par rapport au titre de l’ouvrage. D’abord, un exposé rapide des mesures familiales prises en Colombie-Britannique et en Ontario avant la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, le chapitre se concentre sur les activités de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste pour la revendication des pensions aux mères et oublie carrément les actions des groupes protestants et juifs, qui auraient dû y figurer d’après le titre de son ouvrage. Cohen tient à démontrer que grâce à l’action de la FNSJB, l’Église a été obligée de reculer sur la responsabilité des oeuvres sociales en permettant l’adoption de la « Loi des mères nécessiteuses » en 1937. Elle décrie quelques études déjà publiées (Dominique Marshall, Nicole Laurin et Fahmy-Eid, etc.) parce qu’elles accusent la FNSJB de conservatisme et oublie des études importantes (Gauthier, Guest, Dandurand, etc.).

Parsemés à travers ces trois chapitres se trouvent des encadrés, biographies des principales responsables de la philanthropie féminine au Québec, selon Cohen : lady Aberdeen*, Hannah Solomon, Grace Ritchie-England*, Marie Gérin-Lajoie, Florence Fernet-Martel*, Antonia Robinson, Caroline Dessaules-Béique, Nan Garvok, Carie Derick*, Thérèse Forget-Casgrain*. Curieusement, plusieurs de ces femmes (*) n’ont joué aucun rôle notable dans l’organisation de la philanthropie au Québec, mais ont été actives dans les associations suffragistes, qui figurent de la sorte dans son livre mais de manière pour le moins indirecte sinon anecdotique. Par contre, dans cette liste, des omissions notables : Mary Cowans-McDougall (YWCA), Justine Lacoste-Beaubien (hôpital Sainte-Justine), Caroline Leclerc-Hamilton (Assistance maternelle), Yvonne Maisonneuve (Institut Notre-Dame de la Protection), Marie Justine Gérin-Lajoie (Institut Notre-Dame du bon Conseil), entre autres, qui illustrent le caractère partiel de la recherche.

La conclusion permet à l’auteure de mettre en récit la nouvelle interprétation de l’histoire du féminisme qu’elle tient à opposer à la tradition historiographique québécoise. En bref, cet ouvrage ambitieux contient des informations parfois utiles sur le développement des organisations caritatives féminines au Québec entre 1880 et 1945, notamment sur les activités de la « YWCA » et des associations juives. Mais le cadre théorique du « maternalisme » en biaise l’interprétation ; les études les plus pertinentes déjà publiées sur les questions qu’elle examine ne figurent même pas dans la bibliographie ; la méthodologie des sources consultées semble défectueuse ; la faiblesse contextuelle de la réalité québécoise est flagrante (il semble illusoire de dresser un panorama des organisations caritatives en ne mentionnant qu’à l’occasion les multiples activités des congrégations religieuses). Que la lutte pour le suffrage ait été contemporaine du déploiement des associations philanthropiques, cela tombe sous le sens. Que cette action philanthropique ait contribué à l’élargissement de la démocratie davantage que l’action suffragiste, ce livre ne le démontre nullement. Au bout du compte, la thèse de Cohen n’est guère convaincante.