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Le foyer, un royaume abandonné ?

L’histoire de la paternité permet d’explorer l’espace domestique en adoptant un point de vue masculin et, du même coup, de revisiter quelques mythes. Longtemps présenté par les élites canadiennes-françaises comme le sanctuaire de la maternité, comme la terre fertile dans laquelle les femmes font germer les générations futures, le foyer aurait été un espace réservé aux femmes jusqu’à ce que le féminisme impose une redéfinition radicale des rôles parentaux. La transition aurait été brutale entre une structure familiale fixée par l’idéologie des sphères séparées et l’apparition de nouveaux modèles basés sur le partage équitable des tâches domestiques et l’égalité des compétences en matière d’éducation et de soins infantiles. Avant les années 1960, la participation des pères à la vie familiale aurait compté pour peu de choses devant le savoir-faire des mères, par nature grandes spécialistes de l’enfance. L’impression laissée dans l’historiographie est aussi qu’avant les dernières décennies du xxe siècle, seules les mères ont été exposées à un discours sur la façon d’élever leurs enfants[2]. L’Église, les élites et les experts de la famille (médecins, psychologues, infirmières, membres du clergé, etc.), trop occupés à chanter les louanges de la maternité et à former des mères, auraient complètement oublié les pères.

La réalité historique est tout autre. Au milieu des années 1950, un article paru dans la revue L’École des parents dénonce le fait qu’un trop grand nombre d’hommes délaissent la vie domestique et que le foyer soit devenu « un royaume qu’ils abandonnent à leur épouse[3] ». Cette intervention est fort représentative du discours des animateurs[4] du mouvement familial de l’après-guerre qui, en réaction aux transformations en cours dans la société québécoise, prônent une plus grande participation des pères à la vie de famille. Le père idéal ne doit pas seulement être présent au foyer : on s’attend aussi à ce qu’il tisse des liens solides avec ses enfants et voie à leur éducation. En plus de jeter un nouvel éclairage sur l’histoire des modèles familiaux, l’analyse de ce discours permet d’identifier les mécanismes de différenciation à l’oeuvre dans la construction de l’identité paternelle.

La conception de ce qu’un homme doit être et ne doit pas être détermine la construction de la paternité dans les années 1940 et 1950. L’objectif des animateurs du mouvement est de favoriser l’intégration des hommes dans un espace associé à la féminité sans menacer leur masculinité, c’est-à-dire en bâtissant un modèle qui leur paraîtra acceptable : distinct du modèle maternel et en accord avec leur identité masculine. Afin d’éloigner le spectre de l’homme efféminé, les ani-mateurs délimitent clairement le rôle des pères dans l’éducation et le soin des enfants, leur proposent d’exprimer un amour viril et mesuré et leur suggèrent d’exercer leur autorité dans un cadre bien précis. Du même souffle, ils insistent sur les caractéristiques typiquement mascu-lines de la paternité : le rôle de citoyen et de pourvoyeur et le statut privilégié des hommes au sommet de la hiérarchie familiale.

Construire la paternité dans l’après-guerre

Le développement de l’histoire du genre a entraîné au cours des 15 dernières années une multiplication des études sur les identités masculines et leurs transformations à travers les sociétés[5]. La paternité, vue comme une des facettes de la masculinité, a largement bénéficié de cette manne[6], mais au Québec ce champ d’étude demeure relativement inexploré. Si l’histoire sociale nous a, ici comme ailleurs, fait mieux connaître le citoyen, le travailleur, l’homme de l’espace public, elle a eu tendance à laisser dans l’ombre celui de l’espace privé[7]. Il est également vain de se tourner vers les travaux des historiennes des femmes pour découvrir le père québécois. Si elles sont parmi les premières à pénétrer l’espace privé (ou domestique), la nature de leur démarche visant à remédier à l’omniprésence des hommes dans les récits historiques les a amenées – en toute légitimité – à reléguer les pères à la périphérie au profit des mères, des épouses et des enfants. Personnages secondaires la plupart du temps réduits à leurs rôles de pourvoyeur, détenteur de l’autorité et vecteur de la domination masculine, brillant souvent par leur absence, les pères paraissent bien éloignés des réalités quotidiennes de la vie au foyer[8].

Les travaux en histoire de la masculinité et de la paternité sont venus nuancer ce portrait en identifiant par exemple l’apparition, dès la fin du xixe siècle, dans les discours et les comportements, d’une tendance vers l’intégration progressive des hommes à l’espace domestique[9]. On distingue aussi dans le discours des experts de la famille de l’entre-deux-guerres au Canada anglais une nouvelle conception de la paternité davantage centrée sur une participation active à la vie familiale[10]. Les rares travaux portant sur la période 1945-1960 confirment que cette conception continue de s’imposer au Canada après la Deuxième Guerre mondiale[11]. Le modèle paternel au sein duquel la vie domestique occupe une large place n’a donc pas été « inventé » dans les années 1960. Au cours de l’après-guerre, il est même constamment mis de l’avant par les experts de la famille – plus nombreux et disponibles que jamais et ayant désormais accès aux médias de masse[12] – qui multiplient les efforts afin de protéger l’institution familiale contre les dangers de la société moderne.

Ébranlée par la crise économique et la Deuxième Guerre mondiale, confrontée à une conjoncture internationale inquiétante (guerre de Corée, Guerre froide, menace communiste, etc.), la société nord-américaine de l’après-guerre fait de la paternité un enjeu capital. Face aux dangers que représentent pour l’équilibre familial la nouvelle prospérité économique, l’avènement de la société de consommation, l’accélération de l’urbanisation et l’émergence des médias de masse, le noyau familial est vu comme l’ultime refuge pouvant garantir quiétude et stabilité aux actuels et futurs citoyens[13]. L’absence du père qui doit quitter quotidiennement le foyer pour se rendre au travail suscite de nombreuses inquiétudes, particulièrement en ce qui a trait à l’équilibre psychologique et affectif des garçons : on croit qu’elle augmente le risque qu’ils sombrent dans l’alcoolisme, la délinquance ou l’homosexualité, des dangers auxquels la jeunesse masculine serait constamment exposée. Le père se voit donc attribuer un rôle crucial : assurer aux garçons une éducation saine en compensant l’omniprésence de la mère et en contribuant à créer une atmosphère familiale sereine. Être pourvoyeur ne suffit plus : le père doit aussi être un éducateur présent et actif au sein de l’espace domestique.

Dans le Québec de l’après-guerre, les experts de la famille oeuvrent principalement au sein du mouvement familial constitué d’un ensemble d’organismes voués à la protection et à la valorisation de l’institution familiale et encadrés par l’Église catholique. Leurs principaux objectifs sont d’offrir différents services aux familles et d’éduquer les parents[14] (en particulier ceux de la classe ouvrière qui doivent élever leurs enfants dans des conditions difficiles et dont on déplore l’incompétence[15]). Ils le font entre autres à travers la publication de journaux et de magazines éducatifs dans lesquels ils diffusent un discours normatif qui valorise le rôle du père et en délimite les contours. Magazine de la Ligue ouvrière catholique (LOC), Le Mouvement ouvrier (1941-1962, annuel) fait de l’éducation des parents une de ses priorités[16]. La revue L’école des parents (1949-1959, mensuelle) qui devient en 1958 La Revue de l’École des parents y est exclusivement consacrée[17]. La Famille (1937-1957, mensuelle), publiée à l’origine par les Franciscains puis par l’Institut familial, se donne comme objectifs d’éduquer et de christianiser les familles tout en défendant leurs droits. Produite par les Jésuites puis les Éditions Bellarmin, Collège et famille (1944-1969, mensuelle) vise à rapprocher maîtres d’école et parents en abordant de nombreuses questions relatives à l’éducation des enfants. Bien que n’en faisant pas officiellement partie, plusieurs organismes gravitent autour du mouvement familial avec lequel ils entretiennent une indéniable « parenté idéologique[18] ». L’Union catholique des cultivateurs (UCC) et plus tard l’Imprimerie populaire publient Le Foyer rural (1946-1955, mensuel), à l’époque le seul journal éducatif s’adressant spécifiquement aux familles rurales québécoises. Chapeautées par l’École sociale populaire (ESP), plusieurs rencontres annuelles des Semaines sociales du Canada, dont on publie les comptes rendus, portent sur le thème de la famille au cours de l’après-guerre[19]. L’ÉSP consacre aussi quelques brochures aux questions familiales[20].

Personne ne s’étonnera du fait que la grande majorité des articles parus dans ces publications s’adressent aux mères, considérées comme les spécialistes de la vie familiale. On y retrouve toutefois un riche discours sur le père constitué de conseils, de recommandations et de réflexions qui présentent la paternité, ainsi que l’exprime un collaborateur du Foyer rural, comme « la plus haute volupté humaine concédée à qui, dans le limon de sa chair, possède une âme[21] ». Nous avons recensé, à travers ces journaux, magazines et brochures, 310 articles sur la paternité et une cinquantaine d’illustrations et photographies représentant la conception du père idéal dans les années 1940 et 1950[22]. Le fait que près des trois quarts des articles soient signés par des laïcs[23] ne doit cependant pas faire oublier que le discours du mouvement familial s’appuie sur la conception des rapports familiaux véhiculée par l’Église catholique, avec laquelle il entretient des liens étroits. Cette conception, qui demeure inchangée jusqu’au milieu des années 1960, proclame une stricte division des rôles et fait du père le chef suprême de la famille à qui la conjointe et les enfants doivent obéir[24]. Le discours des animateurs semble toutefois s’ouvrir dans l’après-guerre aux idées véhiculées par les nouveaux professionnels canadiens et américains de l’éducation — en particulier les psychologues — qui insistent entre autres sur la responsabilisation des parents et la démocratisation des rapports[25].

Engagés dans leur entreprise de valorisation de la paternité, les animateurs du mouvement familial ont été confrontés à un défi de taille qui explique selon nous l’ambivalence chronique qui caractérise leur discours. Alors que les tendances sociales et démographiques de la période du baby boom favorisent une plus grande intégration du père dans la famille, elles renforcent tout à la fois l’idéologie des sphères séparées[26]. Fondée sur le modèle du couple ménagère/pourvoyeur, elle impose une division des rôles parentaux selon le genre, sous-tend les structures des principales institutions et détermine le mode d’intervention de l’État dans la vie des familles[27]. Dans l’après-guerre, la forte natalité provoque une poussée vers la banlieue qui accentue la ségrégation des espaces féminin (le foyer) et masculin (le travail). L’avènement de la technologie domestique qui rend disponible un équipement ménager plus performant élève du même coup les standards imposés aux mères concernant l’entretien du foyer et le soin des enfants. L’entrée des femmes mariées sur le marché du travail qui s’accélère à l’époque suscite bien des inquiétudes et a pour effet de stimuler la réaffirmation de l’idéologie des sphères séparées[28]. Proposer un modèle paternel centré sur la vie domestique et favoriser l’intégration des pères dans un espace associé à la féminité risque de transgresser cette norme ; nous y voyons une première cause du malaise qui transpire du discours du mouvement familial.

L’approche théorique développée par les historiens de la masculinité[29] permet d’amener un éclairage complémentaire et nouveau sur la dynamique à l’oeuvre dans l’élaboration de ce discours. Comme c’est le cas pour toutes les identités masculines, la construction de la paternité, étroitement liée à la recherche du pouvoir, se fait à travers un processus de différenciation par rapport à la féminité (et bien sûr la maternité) et à des identités masculines dites subordonnées qui désignent les hommes considérés « différents » de par leur orientation sexuelle, leur race, leur âge, leur classe sociale, etc.[30]. Ce processus entraîne à chaque époque la formation d’une conception hégémonique de la masculinité qui élève certains traits masculins au rang de norme à laquelle les hommes cherchent continuellement à se conformer ou contre laquelle ils luttent[31]. L’histoire de cette norme reste à faire pour le Québec, mais on peut certainement affirmer que dans l’après-guerre, le rôle de pourvoyeur, la vie dans l’espace public et le pouvoir demeurent de puissantes références masculines peu compatibles à première vue avec l’idéal paternel proposé par le mouvement familial qui mise sur le développement d’aptitudes d’une tout autre nature : présence au foyer, participation aux soins des enfants et aux tâches domestiques, éducation fondée sur la raison, exercice modéré de l’autorité, engagement affectif. Le risque est grand que ce modèle paternel provoque d’irréconciliables tensions dans l’identité de chaque homme en entrant en contradiction avec la conception dominante de la masculinité et en se confondant « dangereusement » avec la maternité. Les animateurs du mouvement familial, conscients de ces risques, tentent de construire un modèle paternel acceptable pour les hommes de l’époque, c’est-à-dire en accord avec leur identité masculine et distinct du modèle maternel. Le défi s’annonce double : démontrer qu’il est possible de concilier paternité et masculinité et de maintenir une nette différenciation entre la paternité et la maternité.

Concilier la paternité et la masculinité. travail salarié et vie publique : des obstacles à l’engagement familial ?

Selon la conception dominante de la masculinité, la sphère d’activité des hommes, contrairement à celle des femmes, s’étend bien au-delà de l’espace privé : ils possèdent de multiples identités enracinées dans l’espace public. Leur existence est partagée entre leur vie familiale, professionnelle, sociale et communautaire et ce qui les entraîne hors du foyer, c’est-à-dire leur travail et leur vie publique, aurait tendance à occuper la plus grande place. Dans leur discours, les animateurs du mouvement familial réaffirment dans un premier temps l’importance de cette caractéristique bien masculine parce qu’elle est à leurs yeux essentielle dans la vie du père dont le rôle « doit s’accomplir non seulement à la maison, mais dans son métier, sa profession et sur le plan social ; cela est nécessaire pour le bien de sa famille comme pour le progrès de la société[32] ». Toutefois, les animateurs sont bien conscients que dans la pratique, ce trait masculin – et sa valorisation excessive – peut entrer en concurrence avec le modèle paternel qu’ils mettent de l’avant : les hommes risquent de privilégier leur rôle dans l’espace public au détriment de celui qu’ils doivent jouer dans l’espace privé.

La fonction économique des pères, campée de façon définitive par l’industrialisation, est ce qui les relie le plus directement à l’espace public. Ils sont pourvoyeurs et doivent subvenir aux besoins de leur famille en lui fournissant sécurité financière, logement, nourriture, vêtements, loisirs, etc. Être soutien de famille structure l’existence des hommes en déterminant leur rythme de vie et la perception qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur masculinité[33]. Être pourvoyeur est un gage de respectabilité, de maturité et de responsabilité : c’est la vision des animateurs qui glorifient constamment ce qui pour eux est un devoir que la « nature » a confié aux pères[34], une mission qui permet de maintenir « les liens d’unité et de solidarité » de la famille et d’assurer « le sens de responsabilité du chef de famille[35] ». Être un bon père, c’est d’abord être un bon pourvoyeur, particulièrement dans la nouvelle société de consommation de l’après-guerre. L’importance de ce rôle est parfois soulignée de façon détournée, par exemple à travers des revendications faites au nom des travailleurs pour l’obtention de meilleurs salaires, d’horaires de travail plus souples ou pour susciter plus généralement une meilleure collaboration de la part des institutions, car comme l’écrit un militant de la LOC, « tous les devoirs que le chef de famille a acceptés en constituant la société familiale, il doit pouvoir les accomplir, humainement, chrétiennement, [la société étant] uniquement constituée pour l’aider dans ses fonctions nécessaires et pour le défendre contre ses ennemis naturels ou artificiels[36] ». Ce qui ressort du discours, c’est que les arguments invoqués pour justifier de telles demandes ne mettent pas uniquement de l’avant le rôle de pourvoyeur, mais aussi le rôle éducatif des pères. Au nom de l’épiscopat canadien, on écrit par exemple qu’une réduction des heures de travail laisserait plus de temps au père « pour bien connaître ses enfants », lui qui se doit d’être pour eux « un ami et un guide qui les comprenne, un confident, un conseiller[37] ». Ce genre d’intervention met en lumière les principales inquiétudes des animateurs du mouvement familial qui savent bien, comme la plupart des experts de la famille de l’époque, que le rôle de pourvoyeur réduit considérablement le temps que les hommes passent au foyer et risque d’occuper une trop grande place au sein de leurs préoccupations quotidiennes au détriment de leurs enfants. Le fait d’insister trop fortement sur son importance pourrait nuire à une plus grande participation des pères à la vie familiale. L’objectif des animateurs est clairement d’éviter une telle chose, de « vaincre le déplorable préjugé voulant que la femme soit l’éducatrice, le père le pourvoyeur[38] ». On répète dans de nombreux articles que les hommes doivent être plus que des banquiers ou des « assureurs de bien-être[39] » qui ne s’occupent que de leurs « affaires[40] » : ni l’obligation de s’absenter du foyer pendant toute la journée ni la fatigue ou le prestige que leur procure le statut de pourvoyeur ne doivent les amener à négliger leur rôle de père et d’éducateur[41]. Une collaboratrice de L’École des parents insiste : « ce n’est pas assez de nourrir un enfant, de le vêtir, de payer les frais de l’instruction ; il faut l’attachement par les liens nobles et plus précieux de la formation[42] ». Tout en réaffirmant la valeur du pourvoyeur, les animateurs du mouvement familial mettent l’accent sur la complémentarité des fonctions économique et éducative des pères.

Toujours selon la conception dominante de la masculinité reprise par le mouvement familial, l’espace public n’est pas seulement le lieu où les hommes travaillent, c’est aussi là que s’incarnent plusieurs autres facettes de leur identité : ils sont citoyens, ouvriers, professionnels, camarades de travail, syndiqués, etc. Si l’espace domestique est un espace féminin, l’espace public est clairement masculin. Il requiert à tout moment bravoure, habileté, force, autonomie, indépendance, etc. Par conséquent, la vie hors du foyer exercerait sur les hommes une attraction irrésistible. Ils seraient tous des aventuriers épris de liberté et de mouvement, attirés par la conquête du vaste monde. Leur bonheur résiderait d’abord et avant tout dans les découvertes de toutes sortes, la poursuite d’intérêts personnels et l’exercice de la raison : « L’homme sort, voyage, explore, construit, organise, projette à longue portée dans le temps et l’espace. – Ce sont des traits du caractère masculin[43] », écrit le jésuite Jacques Tremblay. Les hommes ne seraient donc intrinsèquement pas faits pour la vie de famille. Aux prises avec un irrépressible « besoin d’évasion[44] », animés d’une « vanité très masculine[45] » et d’une propension innée à l’égoïsme, ils auraient tendance à voir leurs enfants comme un fardeau, par opposition aux mères, êtres d’amour et d’abnégation. Une telle conception accroît les craintes que les hommes ne s’identifient qu’à leur rôle public et que la vie domestique et la paternité ne les comblent pas en termes de références masculines. Ils risquent ainsi de se désintéresser de leur rôle familial, ce qui entraînerait « la mort de la vie de famille », écrit le président de l’Action catholique de Joliette[46]. La solution pour éviter un tel drame, pour amener les hommes à se consacrer en priorité à leurs enfants, est de proposer une reconfiguration de l’identité masculine en faisant de la paternité son principal pôle d’attraction et le « premier titre social de l’homme[47] ».

Les animateurs s’appliquent à établir un rapprochement entre les deux pôles d’attraction de l’identité masculine, afin de désamorcer les tensions. On va en fait jusqu’à affirmer qu’ils sont indissociables. Les auteurs d’un article intitulé « L’homme aujourd’hui » avancent que « on ne peut concevoir en lui de cloisons étanches entre ses activités familiales, professionnelles et sociales[48] ». On écrit ailleurs qu’il ne peut y avoir « deux hommes en lui[49] ». Cette conception affirme clairement l’indissolubilité de l’identité masculine en y fondant la masculinité et la paternité. Un père ne peut donc pas négliger son rôle familial, car « un homme, même supérieur, qui ignore les peines et les joies de la paternité, de la famille, est moins pleinement un homme que celui qui les connait [sic][50] ». On insiste aussi fortement sur la complémentarité des traits masculins et paternels que les pères sont invités à développer conjointement et à mettre en relation. Certains animateurs expliquent par exemple en quoi la vie publique peut être un atout pour le père. Pour le jésuite Stéphane Valiquette, elle leur donne une meilleure perspective sur la vie de famille. Libéré des tâches que la mère doit remplir quotidiennement, le père « peut arriver plus facilement à porter sur les personnes et les événements du foyer un jugement impartial[51] ». Elle permettrait aussi aux hommes de jouer un rôle essentiel dans la socialisation des enfants à travers leur éducation. Pour le journaliste Gérard Filion, le père est « celui qui intègre la famille dans la société[52] ». Les animateurs reprennent un modèle popularisé par le sociologue fonctionnaliste américain Talcott Parsons pour qui une des fonctions principales de la famille est de « transmettre à l’enfant des normes, des rôles, des valeurs qui lui permettront de s’accomplir[53] » en société. Ce modèle présente les pères comme le lien vital entre la famille et la société puisqu’ils assurent la circulation des idées et des valeurs : « C’est par papa que le journal apportera à la maison ce qu’il contient d’essentiel[54] ! » Concrètement, ce rôle d’agent de socialisation peut entre autres être joué lors des repas de famille, moment idéal pour les pères de partager avec leurs enfants ce qu’ils ont vécu à l’extérieur du foyer.

Engagés dans la même démarche de rapprochement, d’autres animateurs soutiennent que les pères doivent fonder leur comportement dans l’espace privé sur les mêmes valeurs et les mêmes normes que dans l’espace public : « les vertus [...] que développe le travail professionnel chrétiennement organisé doivent servir au foyer, tout comme les vertus que développe la vie familiale doivent servir au travail professionnel[55] ». Tout ce que les hommes accomplissent dans la société, ils doivent le faire pour leur famille. Leur vie publique doit devenir le prolongement de leur vie de père : « S’il doit chercher à parfaire en lui l’homme de métier, le mari ne doit jamais perdre de vue la perfection avec laquelle il s’acquittera de son rôle familial et lui conférera sa première valeur humaine. Celle-ci ajoutera à son influence professionnelle ce que la profondeur des voûtes d’une cathédrale ajoute de résonance au chant des orgues[56]. » À l’évidence, les animateurs veulent présenter le foyer comme un lieu où les hommes peuvent aussi exprimer leur masculinité. Certains recourent à une stratégie discursive en parsemant leurs articles sur le père de références à des valeurs habituellement associées à l’espace public. Ils associent par exemple la paternité à l’héroïsme et à l’aventure et présentent l’amour paternel comme une preuve de courage. Un jésuite parle de la vie de famille comme d’un « champ d’exploits dignes de leur courage et de leur énergie[57]  ». Une ancienne directrice de l’École des parents pose cette question : « Y a-t-il [...] aventure plus angoissante et plus risquée que ce voyage hasardeux, jour après jour, à travers le monde des hommes [58] ». Sans qu’ils l’affirment ouvertement, les animateurs semblent croire que l’utilisation d’un tel langage rendra la vie de famille plus attirante pour les hommes et contribuera peut-être à combler leur besoin d’évasion[59]. Leur objectif est manifestement de présenter la paternité comme étant tout le contraire d’une vie calme, routinière, monotone, dénuée d’imprévus et de sensations fortes.

Le pouvoir, privilège dangereux pour la famille ?

Toujours afin d’apaiser les tensions au coeur de l’identité masculine et de bâtir un modèle de père acceptable, les animateurs doivent « adapter » une autre caractéristique fondamentale de la masculinité : le pouvoir. Pendant des siècles dans les sociétés occidentales, on a protégé la puis-sance et l’autorité paternelles, d’une part parce qu’on les considérait comme les « pièces maîtresses du pouvoir masculin[60] », d’autre part parce qu’on croyait que l’éducation et la formation des enfants devaient être guidées par une rigide discipline. Patriarche, commandant, surveillant, policier ou chef, les titres qui désignent les pères du passé font très souvent référence à leur omnipotence et les figures d’une paternité autoritaire, voire despotique, foisonnent dans les traces laissées par les cultures antiques, médiévales et modernes[61].

On commence à remettre en question la puissance paternelle surtout à partir du xviiie siècle par le biais d’écrits philosophiques – le discours révolutionnaire français est un exemple souvent évoqué[62] –, par la réforme du Code civil qui limite le pouvoir des parents, l’instauration de nouveaux standards de discipline et l’élaboration de projets d’instruction publique. La remise en question de l’omnipotence du père se poursuit au xxe siècle. Elle apparaît par exemple clairement dans le discours des experts canadiens de la famille de l’entre-deux-guerres[63]. La Deuxième Guerre mondiale et la Guerre froide, qui révèlent la fragilité des sociétés occidentales et la nécessité de les protéger en favorisant un climat de démocratie dans les familles[64] ne font qu’accentuer cette tendance. On assiste au cours des années 1950 et 1960 à un « mouvement de dépréciation de l’image du pater familias[65] », qui affaiblit peu à peu la puissance paternelle[66].

Les animateurs du mouvement familial s’inscrivent dans cette tendance. Pour eux, le pouvoir qui réduit le père à un tyran et à un maître brutal est incompatible avec son intégration à la vie familiale et au développement d’une relation étroite avec ses enfants. On rejette les modèles centrés sur des traits masculins « traditionnels » comme la force ou l’autorité pour un modèle davantage centré sur l’affection, la tendresse, la persuasion et qui met de côté le plus possible les punitions. Mais on ne semble vouloir à aucun prix réduire les privilèges des pères, tout aussi essentiels à l’équilibre familial. Surgit un dilemme : comment atténuer le pouvoir masculin sans miner leur autorité ?

L’analyse du discours du mouvement familial révèle une tension constante entre la nécessité de protéger l’autorité masculine et celle de la rendre compatible à la vie de famille. D’abord, plusieurs animateurs attribuent sans hésiter aux pères un statut de prestige, ils les placent sur un piédestal. Leur conception de la famille se fonde sur celle de l’Église catholique[67] : au haut de la hiérarchie se trouve le père, un peu plus bas la mère, puis les enfants. Les pères joueraient dans la famille un rôle plus central que celui de la mère, on pourrait même dire supérieur. Alors que la mère est le coeur et la flamme du foyer, le père en est la tête et la lumière. Les propos du pape Pie XII rapportés dans La Famille sont sans équivoque : « c’est de la valeur, de la vertu, de l’activité du père que dépendent premièrement la santé et l’efficience de la famille[68] ». Une telle prise de position peut étonner quand on considère que le rôle de la mère est constamment et parallèlement glorifié dans les discours normatifs. Nous affirmons que les animateurs veulent justement contrebalancer cette valorisation des vertus maternelles qui pourrait laisser croire que la famille doit être contrôlée par la mère. On accorde aux pères un statut privilégié pour refléter une image positive et attirante de leur participation à la vie familiale, pour les amener à assurer la direction de la famille en s’engageant pleinement dans l’éducation des enfants. Présenter le père comme la « clef de voûte de la société familiale[69] » est une façon de valoriser son rôle et encore une fois de souligner le lien entre la paternité et la masculinité.

Le rôle éducatif des pères paraît d’ailleurs défini à travers le même processus de renforcement du pouvoir masculin : on donne très rarement des directives précises aux hommes, on ne propose pas de comportements ou d’apprentissages concrets, on ne leur dit pas avec précision comment jouer leur rôle dont les contours demeurent vagues. Une attitude fort différente que celle qu’on adopte envers les femmes à qui on explique dans les moindres détails les manières de procéder avec les enfants dans les pages des mêmes publications. Les animateurs se contentent donc par exemple de résumer la mission des pères par la transmission de valeurs, d’attitudes et de vertus universellement associées au « Bien » : bonté, compréhension, calme, sagesse, courage, charité, respect, fermeté, patience, tact, bon sens, mesure, jugement, sacrifice, désintéressement, etc. Très à l’aise d’imposer aux mères le devoir de s’informer et d’acquérir les connaissances requises pour leur tâche éducative, la très grande majorité des animateurs hésitent à le faire avec les pères. Il y a cependant des exceptions. Certains affirment sans ambages, à l’instar encore une fois de Pie XII, que les hommes doivent apprendre à assumer adéquatement leur rôle : « l’art suprême du gouvernement de la société familiale, où l’homme exerce dans la plus large mesure toutes ses facultés affectives et intellectuelles, toutes ses qualités et ses ressources, croit-on qu’il ne soit pas nécessaire de l’apprendre[70] ? » On semble toutefois considérer qu’un discours trop directif risquerait d’effriter l’autorité des pères en remettant en question d’autres traits masculins tels le libre-arbitre, le jugement, l’autonomie et l’habileté. Le danger serait trop grand d’affaiblir le statut des pères par des remarques trop insistantes. Un animateur écrit que les pères ne réussiront « l’aventure » de la paternité que s’ils se renseignent, mais jamais il ne leur explique comment et où ils peuvent le faire[71]. Ailleurs, deux auteurs admettent qu’ils auraient pu expliquer avec davantage de détails comment les pères doivent s’occuper de leurs enfants : « Nous y reviendrons[72] », promettent-ils, ce qui ne sera jamais fait dans les sources que nous avons consultées. Il ne doit toutefois subsister aucun doute quant à la vision des animateurs : l’existence même de leur discours prouve quand même leur foi en la nécessité d’enseigner aux hommes les rudiments de la paternité. Leur conception de la féminité leur permet cependant d’être beaucoup plus insistants auprès des mères.

Au quotidien, le pouvoir masculin prend forme à travers l’exercice de l’autorité dont les animateurs du mouvement familial réaffirment l’importance. Les pères ont le devoir de commander leurs enfants, d’imposer la discipline et d’obtenir obéissance. La famille est véritablement « une société organisée avec une tête qui commande et des membres qui obéissent[73] ». L’autorité paternelle sert à « plier, dresser, modeler et humaniser[74] » l’enfant, cet être égoïste et guidé par ses pulsions, ses caprices et une constante avidité. L’autorité du père sert d’armature, de cadre qui oriente toute la vie de famille. En théorie, les pères ne doivent pas exercer leur pouvoir unilatéralement, mais plutôt « conjointement[75] » avec leur épouse. Ils en conservent toutefois le monopole : « il pourra y avoir divergence de vues ; en ce cas, l’autorité dans la famille revient au père[76] ». On dit même que l’ingérence maternelle peut nuire au bonheur des enfants : « quand on a affaire à une femme qui veut être l’autorité, qui veut être homme, ou à un homme qui est femme, c’est le désordre[77] ». Les animateurs craignent d’ailleurs constamment la subversion de l’autorité paternelle dans le déplorable ordre social de l’après-guerre. Faisant référence à un âge d’or révolu qu’ils souhaiteraient restaurer, ils accusent par exemple les médias de propager dans les foyers des valeurs malsaines[78]. Dénonçant le « refus » de l’autorité paternelle et la « défaite du père », l’un d’eux accuse la « civilisation démocratique moderne », en particulier sa « philosophie sociale » fondée sur la contestation de la tradition et des privilèges et sur la valorisation de l’individualisme et de l’initiative personnelle[79]. Le désir d’un retour en arrière est appuyé dans les pages du Foyer rural par un plaidoyer pour la survie de la bénédiction paternelle, tradition ancestrale d’une grande importance, car elle rappelle que le père est « le chef naturel de la famille, qu’il reçoit son autorité de Dieu même[80] ».

Tout en préservant le pouvoir masculin par la réaffirmation de l’autorité paternelle, les animateurs s’appliquent à l’atténuer afin de la rendre compatible avec leur nouveau modèle paternel. Ils redoutent que les pères, menés par une « tendance despotique qui [les] anime instinctivement[81] », conçoivent leur autorité comme un pouvoir arbitraire, illimité et égoïste devant être exercé avec sévérité, intransigeance et rudesse dans une atmosphère de répression. Une telle attitude constitue selon eux un abus. S’ils attribuent aux pères l’autorité suprême, les animateurs leur demandent de ne pas l’exercer à la manière d’un despote, d’un brutal tyran[82] : « si l’homme n’a que sa puissance, que sa force pour s’imposer, son autorité devient assez pitoyable[83] ». Le zèle n’est pas souhaitable et les pères doivent éviter d’être trop sévères et d’exiger une parfaite obéissance : ils doivent apprendre aux enfants à se soumettre à un « ordre de justice, d’amour et de respect[84] ». L’autorité « ne doit jamais se faire sentir[85] » et doit s’exercer discrètement. Les animateurs substituent une conception du pouvoir paternel fondée sur l’« autoritarisme[86] » à une autre fondée sur l’exercice d’une « force sereine[87] » : la patience, le calme, la souplesse, la douceur, la sagesse et la compréhension sont des vertus que les pères doivent maîtriser au même titre que la fermeté. Ils pourront de cette façon exercer leur autorité — comprise comme l’antithèse d’un esprit de « domination[88] » — dans une atmosphère de « persuasion réfléchie[89] ». Le père ne doit pas être un « dompteur[90] », mais un modèle qui donne l’exemple sans s’imposer : « l’éducation est bien différente du dressage, et la véritable autorité est moins une force physique qui mate des instincts, qu’une puissance morale[91] ». Cet état d’esprit doit par exemple se traduire par une plus grande confiance et une liberté accordées aux enfants que les pères doivent laisser prendre des initiatives et vivre des expériences[92].

Les animateurs veulent éviter que les pères ne réduisent leur rôle à l’exercice jaloux d’un pouvoir. Ils essaient de les rendre malléables, attentifs aux besoins des enfants et respectueux de leur désir de liberté. Cette volonté de présenter une vision différente et surtout positive du pouvoir paternel se traduit dans le choix des illustrations qui tapissent les publications du mouvement familial : une seule évoque une image négative de l’autorité. Elle montre un père qui donne la fessée à son fils mais, fait significatif, elle est accompagnée d’un article sur les effets néfastes de la brutalité en éducation[93]. La publication de deux dessins dans Le Mouvement ouvrier constitue un stratagème tout aussi éloquent alors qu’on représente côte à côte une mère donnant la fessée à son fils et un père exerçant son autorité avec douceur[94]. Le contraste est frappant entre cette mère brutale et ce père calme et posé.

Différencier la paternité et la maternité

Puisqu’il est impensable pour les animateurs du mouvement familial de transgresser l’idéologie des sphères séparées et leur conception de la masculinité, il leur faut proposer aux pères un modèle distinct de celui des mères. Le processus de différenciation se fait de manière plutôt subtile à travers la définition du rôle du père dans l’éducation, le soin des enfants, les tâches domestiques et les relations affectives.

Le rôle du père dans l’éducation des enfants... ou des garçons ?

Notamment influencés par l’approche de Parsons, les animateurs considèrent que les parents détiennent la lourde responsabilité de former l’identité sexuelle de leurs enfants, de favoriser « l’épanouissement en chacun et en chacune de sa vocation masculine ou féminine[95] ». Mais seule une spécialisation des rôles éducatifs peut garantir la construction de modèles féminins et masculins conformes à la norme. Le discours est on ne peut plus clair : la mère doit se charger principalement de la formation des fillettes pour en faire des femmes, le père de celle de ses garçons pour en faire des hommes et les prémunir contre une éducation trop maternelle[96]. Un dessin à saveur humoristique publié dans Le Mouvement ouvrier illustre la reproduction du modèle masculin souhaitée par les animateurs. On y représente un jeune garçon le torse bombé portant fièrement la pipe de son père à sa bouche et coiffé de son chapeau. Il s’amuse visiblement à se projeter dans l’avenir sous le regard réprobateur de son père, visiblement mécontent devant ce mauvais tour[97]. La disproportion est nette dans le discours entre les nombreuses références à la relation entre le père et le fils et les rares allusions à la relation entre le père et la fille : la très grande majorité des articles mettent en scène des hommes et leurs garçons[98] et l’absence presque totale d’illustrations présentant des hommes et des fillettes est éloquente. On maintient un silence quasi absolu sur le sujet et ce n’est que de façon détournée qu’on rappelle aux hommes qu’ils ne doivent pas aller jusqu’à ignorer complètement leurs enfants de sexe féminin.

Soin des enfants et tâches domestiques : l’assistant maladroit

La vie de famille implique l’exécution de nombreuses tâches relatives à l’entretien domestique (ménage, lessive, cuisine, etc.) et aux soins devant être prodigués aux enfants (alimentation, hygiène, soins en cas de maladie, soins nocturnes, etc.). En voulant faire une plus grande place aux pères dans l’espace privé, les animateurs du mouvement familial doivent inévitablement se prononcer sur les modalités de leur participation ou de leur non-participation dans ce champ d’activité qui demeure dans l’après-guerre « le rôle magnifique de la femme[99] » et un des plus forts symboles de la maternité. Persuadés que d’attribuer aux hommes la responsabilité de ces activités irait à l’encontre du modèle masculin dominant, ils maintiennent la différenciation des rôles qui, pour la majorité d’entre eux, doit être complète : la paternité ne doit pas s’incarner dans les tâches domestiques et le soin des enfants, mais dans d’autres domaines, principalement l’éducation. L’absence du pourvoyeur durant le jour est la justification la plus fréquemment invoquée : le temps que le père peut consacrer à sa famille à la maison, le soir et les fins de semaine, doit être utilisé à d’autres fins que le bain ou le changement des couches. De nombreux animateurs partagent cette conviction pour une raison encore plus fondamentale : la petite enfance est le domaine de la mère. La revue Collège et famille le souligne dans ces mots : « Il éclate à l’esprit que la mère, autrement mieux que le père, est faite pour procurer au tout petit les attentions qu’il lui faut[100] ». Le silence presque total des animateurs sur le rôle du père lors de l’accouchement illustre cette distance qu’on souhaite maintenir entre le père et le tout jeune enfant. La naissance est clairement un événement auquel les pères ne sont pas conviés à l’époque.

Parallèlement à cette conception du rôle du père qui l’exclut totalement des tâches domestiques, on distingue dans le discours du mouvement familial un désir de favoriser sa participation. Certaines interventions, mais elles sont rares, sont insistantes. Dans une brochure produite par l’École des parents, un psychologue écrit : « Il semble que jusqu’à présent on ait tenu le père un peu à l’écart, en lui répétant des phrases comme celle-ci : les bébés, ce n’est pas là l’affaire des hommes. Ils se sont habitués à s’abstenir, se contentant d’apporter les soins matériels, se contentant du devoir de pourvoir. Et pourtant les pères ont ici leur devoir[101]. » Un devoir dont les modalités ne sont toutefois jamais explicitement définies... Les animateurs tiennent à maintenir l’« inévitable[102] » division des rôles selon le genre et il n’est aucunement question d’attribuer aux pères la pleine responsabilité de ces tâches. Leur participation doit demeurer strictement occasionnelle. Ils ne doivent accomplir des travaux domestiques que lorsque la mère est absente, malade ou débordée et pour qu’elle soit « moins fatiguée [...], moins nerveuse, plus patiente avec les enfants[103] ». Dès que la situation revient à la normale, les parents doivent reprendre leur rôle respectif. On prévient d’ailleurs la mère de ne pas abuser de la disponibilité de son mari en exigeant de lui un trop grand effort : il doit faire office d’assistant ou de suppléant, sans plus. Les animateurs invoquent différentes raisons pour justifier le maintien de cette différenciation. Ils soulignent d’abord le désintérêt et la réticence innés des pères face aux tâches appartenant traditionnellement à la mère : les contraindre à les accomplir pourrait entraîner des conséquences néfastes pour la famille. À l’automne 1953, un article dans La famille annonce avec le plus grand sérieux le déclenchement d’une récente « grève conjugale » à Birmingham[104]. Pendant une semaine, 25 hommes ont « débrayé », se disant victimes d’injustices de la part de leur épouse. Ils demandaient « que leurs femmes cessent de les forcer à couper le gazon lorsqu’il fait chaud, à peindre le portique ou à bercer le bébé[105] ».

En plus du manque d’intérêt, c’est la maladresse et l’incompétence des pères, encore une fois innées, qui limitent leur participation dans les tâches domestiques pour lesquelles la mère possède d’innombrables talents naturels. Les animateurs illustrent cette conception en recourant fréquemment à l’humour. Leurs publications sont parsemées d’images montrant tantôt un homme désemparé devant un bébé mouillé dont il faut changer la couche, tantôt fort embêté devant le dilemme que provoque un imposant étalage de produits dans une épicerie, tantôt confus devant un bébé en larmes, tantôt accablé par les tâches ménagères à exécuter et manifestement incapable de voir seul à l’entretien de la maison. Cette façon récurrente de se moquer du père est typique du discours des experts de la famille des années 1940 et 1950. L’impression laissée est que le manque de doigté des hommes peut devenir une nuisance pour la vie de famille. Les pères ne doivent pas trop en faire au risque de commettre des bévues. Il est intéressant de remarquer que cette tendance à souligner leur incompétence et à recourir au ridicule tranche singulièrement avec la manière dont on leur attribue, dans les mêmes publications, des compétences supérieures dans d’autres domaines, notamment en éducation. Un paradoxe qui témoigne de l’obligation pour les animateurs du mouvement familial de rendre le modèle paternel compatible avec la conception dominante de l’identité masculine.

On distingue pourtant des idées novatrices sur le rôle des pères dans les tâches domestiques et le soin des enfants : certains animateurs ont des attentes plus élevées. Elles sont entre autres représentées dans des images montrant un père parfaitement à l’aise dans l’exécution des tâches ménagères et allant même jusqu’à faire preuve de compétence. Ici, un père exprime un certain entrain à faire manger un bébé. Là, un autre se fait une gloire de se voir confier la garde de son nouveau-né durant l’après-midi, ce qui lui permet d’exercer enfin pleinement ce qu’il considère comme son véritable rôle de père : « Me voici donc gardien ! Gardien officiel, nanti de toutes les prérogatives et pouvoirs inhérents à ma paternelle charge[106] », lance-t-il. Il semble que la tendance vers l’intégration du père dans les soins infantiles et les tâches domestiques, qui fait craindre une transgression de rôles de genre et suscite un malaise, n’en soit vraiment qu’à ses premiers balbutiements dans l’après-guerre. Les explications détaillées qu’on donne aux mères font de nouveau contraste avec le discours destiné aux pères qui ne propose aucune démonstration étoffée. Cet état de fait trouve une résonance dans le témoignage d’un père publié dans L’École des parents en 1950. Sa lettre dénonce le silence patent des animateurs sur la question des soins infantiles : « les plus éloquents commentateurs de la grandeur et la dignité de la paternité n’ont jamais songé à ce rôle bien défini que peut jouer auprès de sa femme et son enfant l’homme, au moment précis de la naissance et dans les premiers mois qui suivent[107] ». Du même souffle, l’auteur mentionne néanmoins que le rôle du père ne doit pas pour autant être confondu avec celui de la mère : il doit demeurer complémentaire.

Le père et son « amour viril »

La tendresse et les démonstrations d’affection ont été exclues du rôle du père dans les sociétés occidentales au moins jusqu’au xviiie siècle. La nature de sa relation avec ses enfants, fondée sur l’autorité et la transmission d’un patrimoine, aurait empêché « l’expression d’une sensibilité qui l’eût révélé vulnérable[108] ». On attribue aux philosophes des Lumières le renouvellement de l’image du père par la valorisation d’une plus grande proximité et de relations plus démocratiques entre parents et enfants. À l’ère de la nouvelle économie de marché qui réduit progressivement les liens communautaires, ils considèrent que la famille devient pour les hommes un soutien émotif essentiel[109]. Le thème de l’affection apparaît tardivement dans le discours sur la paternité des experts nord-américains de la famille (première moitié du xxe siècle)[110]. Dans celui du mouvement familial, on distingue toujours le même processus de différenciation à l’oeuvre dans la construction du rôle des pères.

La conception de l’attachement émotif repose toujours, dans l’après-guerre, sur l’idée que les liens entre la mère et ses enfants sont plus profonds que ceux qui unissent le père et sa progéniture : « l’enfant sait qu’il a été formé de ses chairs et qu’elle lui a donné la vie au prix de ses souffrances et de son sang. Mais les attaches physiques du fils au père ne connaissent pas la même valeur[111]. » Conséquence de ce puissant lien de vie : l’affection maternelle est par nature supérieure à celle que le père peut prodiguer. Cet accent mis sur les déterminismes biologiques, inspirée notamment des travaux de Sigmund Freud, ne sera remis en question que dans les années 1960. On établira que le degré d’attachement entre les enfants et les parents ne dépend pas de la biologie, mais plutôt de la qualité de leur relation et de la capacité des géniteurs à interpréter le comportement de l’enfant pour répondre à ses besoins[112]. Ce n’est pas le cas dans les années 1940 et 1950 et si la dimension affective de la paternité n’est manifestement pas une priorité pour le mouvement familial, plusieurs animateurs y accordent une importance notable comme s’ils ne pouvaient pas concevoir que l’élaboration d’un modèle paternel crédible et acceptable soit possible sans parler des émotions des pères. On semble vouloir démontrer que les émotions ne sont pas un trait exclusivement féminin, mais humain, donc accessible aux hommes et compatible avec leur identité masculine. Les démonstrations d’affection ne devraient donc pas devenir le monopole de la mère, comme l’écrit le psychologue Théo Chentrier : « Il me plaît assez qu’un père ait quelque tendresse pour ses enfants. C’est naturel, et ces marques d’affection, mieux que les discours de plus tard, aident l’enfant à allumer dans son coeur la petite flamme d’amour qui réchauffera un jour les siens[113]. » L’auteur ajoute qu’« il importe assez peu que le père voie rarement l’enfant. Il doit le voir de temps à autre, le toucher même quelquefois, et renouer ainsi le lien, rétablir le circuit vital, ne pas le laisser s’interrompre et ne pas affamer l’enfant[114]. » Cette insistance sur le maintien d’un « circuit vital » révèle la conception des animateurs selon laquelle l’unité de la famille doit reposer sur l’amour et dans laquelle un certain degré d’affection du père est indispensable pour former la personnalité des enfants.

La façon dont les animateurs abordent ce sujet révèle cependant, encore une fois, un malaise persistant ouvertement exprimé par Théo Chentrier : « le langage de l’amour est difficile : il est plein de nuances et de sous-entendus : il trahit facilement un coin obscur de notre nature profonde, que la société nous apprend à cacher plutôt qu’à exprimer. Devant ce langage, bien des pères se sentent mal à l’aise[115]. » Dans le même sens, un autre auteur écrit que « si la maman nous émeut au premier abord, le père lui, se voile d’apparences, de dehors souvent plus austères, et partant moins expressifs[116] ». L’embarras des animateurs témoigne de leur souci constant d’éviter la confusion entre la paternité et la maternité. Conscients d’aborder un sujet délicat, ils insistent sur les différences entre l’amour paternel et maternel qui ne sont pas de la même nature. On considère que les démonstrations d’affection de la mère « impressionnent l’enfant d’une toute autre manière que ne le fait le père, dont la présence intermittente, les attentions physiques moins nombreuses et moins immédiates, la tendresse particulière ont une toute [sic] autre résonance[117] ». Pour de nombreux animateurs, le père doit en fait mesurer ses démonstrations de sympathie au risque d’affaiblir les « grands centres volontaires chez son enfant[118] ». Dans une édition de la chronique « Le Courrier de Radio-Parents », on explique par exemple à une mère de famille que les relations entre un père et son garçon de 3 ans « doivent être marquées d’amitié plutôt que de tendresse[119] ». Plusieurs animateurs recourent à un ingénieux procédé en définissant l’affection du père par des références masculines. Plutôt que de parler de douceur, de gentillesse ou de tact, termes trop fortement associés à la maternité, on décrit l’amour paternel comme un sentiment distant, mais fort qui doit transmettre aux enfants un sens de la rudesse, de la résistance et de l’indépendance qui leur sera utile dans leur vie en société. On attend des pères une attitude douce et joyeuse, mais pour que s’impose mieux un « amour viril » qui permettra aux enfants de s’endurcir et de mieux accepter les châtiments qu’ils doivent occasionnellement imposer[120]. Si l’affection des pères doit être virile, elle ne doit pas pour autant demeurer figée et froide, il leur faut adopter une attitude « franche et directe » et éviter le « manque de naturel[121] ». Mais jamais il ne doit confondre son rôle avec celui de son épouse, ce qui serait néfaste pour l’enfant, car « les insuffisances d’un père “maternel” et d’une mère “paternelle” peuvent le marquer pour toujours[122] ». L’attachement du père à ses enfants est également bien différent de celui de la mère en ce qu’il peut s’exprimer à travers le jeu. C’est un des moyens concrets qu’on réserve exclusivement aux hommes pour solidifier les liens et provoquer une « explosion soudaine d’affection[123] ». Le père doit agir à titre d’entraîneur, de moniteur et de copain, facilitant par le fait même la socialisation des enfants et leur ouverture sur le monde selon les théories éducatives de l’époque.

Le besoin constant de différencier la paternité et la maternité est perceptible à un niveau plus implicite. Alors que les animateurs hésitent à aborder directement la question de l’amour paternel, certains utilisent le dessin, la photo ou la fiction pour illustrer des scènes d’affection de la vie quotidienne et convaincre les pères de l’importance de leur engagement émotif. Dans ces scènes, les hommes ne se gênent pas pour exprimer leurs émotions. On publie par exemple des réflexions inspirées de poèmes de Victor Hugo et Victor de Laprade dans lesquelles, sans donner de conseils directs, on glorifie l’amour du père[124]. Ailleurs, on met en scène un enfant que son père va mettre au lit afin de le « reconduire avec affection jusqu’au seuil du pays des rêves[125] ». Plusieurs photos publiées représentent un père souriant et attendri qui embrasse un enfant ou le prend dans ses bras. Les animateurs semblent ainsi chercher à atteindre la sensibilité des pères par des références concrètes, simples, vivantes et rattachées à leur quotidien. Ces scènes respirent le bonheur, l’harmonie, la simplicité, la richesse des émotions. On laisse entendre qu’une famille heureuse est une famille dans laquelle les enfants ressentent l’affection et l’amour des parents, y compris celle de leur père.

Conclusion

S’ils ont été oubliés jusqu’à un certain point par les historiens, les pères québécois sont loin de l’avoir été par le mouvement familial dont le discours témoigne de la volonté de leur imposer un nouveau modèle. Il semble que le modèle d’un père pleinement engagé dans son rôle familial qu’on voit apparaître au début du siècle (on l’appelle la « nouvelle paternité » ou « paternité moderne ») ait été présent au Québec dans l’après-guerre. Il faudrait maintenant étendre les recherches à la période précédant 1945 afin d’en retrouver les racines. Au cours de l’inquiétant après-guerre, pourtant marqué par le règne du maternalisme, les mères ne sont pas les uniques cibles dans l’entreprise de sauvegarde de l’institution familiale qui est vue comme un tout dont l’équilibre, comme celui de la société tout entière, doit être maintenu à tout prix. Il fallait donc intervenir auprès des deux parents, mais plutôt que d’articuler une norme parentale unique – car après tout, la paternité et la maternité sont à la base des fonctions humaines assez semblables qui consistent à éduquer des enfants, leur apporter des soins, les protéger, etc. –, les animateurs construisent leur modèle paternel en maintenant une nette différenciation vis-à-vis du modèle maternel. Suivant un processus décrit par Ralph LaRossa, ils gomment constamment les similitudes tout en soulignant les différences[126].

Les pères sont par nature appelés à jouer un rôle distinct de celui des mères. D’abord, leur statut de pourvoyeurs et d’« êtres publics » les empêchent d’être présents au foyer autant que leur épouse. Voilà pourquoi leur place dans l’espace privé ne peut être la même. Également, leur état de « mâles » peut devenir la source d’un conflit entre leur identité masculine et un modèle paternel davantage centré sur l’espace privé et des activités jusque là presque exclusivement réservées aux femmes. Voilà pourquoi la nature de leur intervention auprès des enfants et la forme de leur engagement dans la vie domestique ne peuvent être présentées de la même façon qu’aux mères et doivent être adaptées afin d’atténuer les tensions identitaires. C’est ce que font les animateurs en mettant l’accent sur la complémentarité des rôles de pourvoyeur, de citoyen et de père afin d’amener les hommes à être présents au foyer le plus souvent possible, de corps et d’esprit, et ce malgré leurs obligations professionnelles, sociales ou communautaires. L’espace domestique devient un lieu plus riche en terme de références masculines – champ d’exploits, terrain propice à l’héroïsme où l’on doit faire preuve de courage, etc. –, mais il ne devient toujours pas un lieu masculin.

Le père tel que présenté par le mouvement familial n’est pas un personnage absent de l’espace privé, contrairement aux mythes qui encore aujourd’hui persistent sur les années 1940 et 1950. Il a en fait ses « spécialités » auxquelles il doit se restreindre : essentiellement l’éducation des enfants (et leur socialisation, entre autres par le jeu) et l’exercice de l’autorité. On pourrait ajouter à cette liste, comme le démontrent les travaux de Robert Rutherdale et Chris Dummitt, la gestion des loisirs familiaux (le père est le « pourvoyeur de loisirs ») et la cuisine en plein air. Dans les domaines traditionnellement associés à la maternité, les pères ont aussi des responsabilités, mais fort limitées. L’éducation et la formation des garçons leur reviennent, celles des fillettes ne leur appartiennent pas. Ils peuvent accomplir des tâches domestiques ou voir aux soins des enfants, mais seulement pour venir en aide à leur épouse. De toute façon, leur amusante incompétence rend leur participation plus nuisible qu’utile. Finalement, leurs démonstrations d’affection, mesurées et « viriles », doivent être concentrées vers les garçons afin de leur transmettre des habiletés masculines qui seront un précieux atout dans la vie en société (rudesse, résistance, indépendance, etc.). De nouvelles recherches devront déterminer si la figure du père absent que tente visiblement de conjurer le discours du mouvement familial est fondée sur une réalité répandue ou sur un mythe : l’histoire de l’expérience des pères québécois reste à faire, en particulier celle qui tiendrait compte de différentes catégories d’analyse comme la classe sociale, l’origine ethnique, le lieu de résidence (milieu rural ou urbain), etc.[127].

Le malaise provoqué par l’intégration des hommes dans l’espace privé prouve la puissante rigidité de la conception dominante de la masculinité et de l’idéologie des sphères séparées. Les animateurs du mouvement familial ont en général préféré limiter la participation des pères plutôt que de remettre en question les fondements de l’identité masculine. À la lumière de l’analyse de leur discours, la période 1945-1960 apparaît toutefois comme un moment charnière dans l’évolution des rôles familiaux, certainement une sorte de transition entre le règne d’une structure figée et la critique radicale des modèles traditionnels par le mouvement féministe des années 1960 et 1970. On est loin d’envisager, dans l’après-guerre, un renversement des rôles familiaux qui, croit-on, rendrait les hommes efféminés, mais de toute évidence on veut faire en sorte que le foyer prenne la place du travail et de la vie publique comme principal pôle d’attraction de l’identité paternelle. Mais au fond, en « masculinisant » l’espace domestique d’une façon qui paraît bien artificielle, les animateurs font comme s’ils ne pouvaient concevoir la réalité familiale autrement qu’à travers les stéréotypes masculins et féminins traditionnels. Ce blocage, tout aussi présent dans les institutions, est bien sûr à l’origine même de la deuxième vague féministe qui verra comme seule issue, pour libérer les femmes, le renversement pur et simple de ces barrières. L’impact de ces bouleversements sur l’identité masculine fait actuellement l’objet de débats souvent acrimonieux au Québec comme ailleurs.