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Cet ouvrage, qui puise abondamment dans la tradition orale, « se veut d’abord une contribution à la compréhension de la vision innue » du droit. À cet égard, il pourra servir à d’éventuels gouvernements autonomes innus et permettra de sensibiliser à cette perspective la population en général et les classes politique et juridique en particulier (p. 25). L’auteur décrit d’abord l’ordre juridique en vigueur au moment de l’arrivée des Européens, puis tente de déterminer dans quelle mesure celui-ci existe toujours chez les Innus ainsi que dans le système juridique canadien. Il envisage enfin des solutions d’avenir. Pour répondre aux questions de nature historique, il privilégie la parole des Autochtones. Ainsi, il a recueilli en 1992 et en 1993 des témoignages de plusieurs aînés, en plus de traquer les descriptions de ce genre contenues dans des publications et des documents officiels ou audiovisuels. Il s’est également appuyé sur la situation prévalant dans d’autres sociétés algonquiennes. Les sources « extérieures » comme les Relations des jésuites et les rapports d’explorateurs n’ont été utilisées qu’à « titre supplétif », en raison notamment du prisme déformant imposé par les valeurs et les objectifs propres à chaque auteur (p. 19). Un premier manuscrit avait été produit en 1994 et commenté par l’auteur de ces lignes. Depuis, plusieurs données additionnelles sont venues enrichir l’ouvrage ainsi que deux chapitres essentiels portant sur le droit canadien et sur un éventuel gouvernement innu.

De prime abord, il peut sembler téméraire de se fonder sur la tradition orale contemporaine pour dégager les principes reconnus il y a plus de quatre siècles par un ordre juridique autochtone. L’auteur souligne d’ailleurs que les Relations des jésuites « sont d’une richesse remarquable sur la vie des Innus à l’époque de Champlain » mais, à son avis, il ne s’agit pas de sources « primaires ». Il souhaite que d’autres études viennent compléter ou affiner ses constatations. Cela étant, son propos conserve un intérêt pour l’historien. En effet, la fiabilité de la tradition orale a pu, dans certains cas, être corroborée sur une période de plusieurs siècles (p. 21 et 51). En outre, en distinguant soigneusement les conceptions canadienne et innue du territoire, de la bande, de la chefferie, des conseils, de la réparation, d’une dette ou de la justice, il démontre que la description des personnes interrogées est indépendante des valeurs dominantes de la société canadienne ; en d’autres termes, elle est spécifiquement innue. Cela lui permet de prendre position sur certaines controverses, telles l’origine des territoires de chasse familiaux (p. 33-43) ou l’existence d’un conseil décisionnel au xviie siècle (p. 72-73). Néanmoins, le titre du chapitre 2 — « La société innue à l’époque du contact » — est mal choisi, car il y est question des valeurs traditionnelles observées à des époques fort différentes et parfois assez récentes. Mais l’auteur rétorquerait sans doute que cette manière de faire est inévitable si l’on veut utiliser la tradition orale (p. 67-70).

Le processus de colonisation et ses fondements juridiques est présenté de manière succincte et éclairante. Par la suite, les problèmes découlant à l’heure actuelle de la sédentarisation et de l’acculturation, en particulier chez les jeunes, sont exposés de manière rigoureuse, sans dissimuler le fait qu’un retour au mode de vie du xviie siècle est impossible. Le chapitre 4 aborde les conditions de reconnaissance d’un titre aborigène (un droit protégé par la Loi constitutionnelle de 1982) et les difficultés de preuve que devront surmonter les Innus à cet égard. Au passage, l’auteur s’interroge sur la pertinence juridique des conclusions tirées par deux historiens, pour qui la nation innue serait disparue pendant le Régime français (p. 198-199). Le dernier chapitre est consacré aux négociations entre les gouvernements canadien et québécois et les représentants des Innus, qui ont cours depuis une trentaine d’années.

Fort agréable à lire, destiné à un public instruit provenant d’horizons divers, cet ouvrage tente courageusement de formuler, dans des termes compréhensibles pour les Allochtones, les aspirations des Innus et la perception qu’ils ont de leur mode de vie avant l’arrivée des Européens. Entrepris dans le but d’éclairer les débats actuels plutôt que de dissiper des controverses historiques, il atteint pleinement son objectif et devrait intéresser tous les universitaires travaillant sur les questions autochtones.