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Voici paru il y a quelque temps le cinquième ouvrage publié par l’auteur d’une histoire des mentalités dans le Bas-Canada entre la fin du XVIIIe siècle et la première partie du XIXe. S’appuyant comme toujours principalement sur la très riche correspondance cléricale qu’il fréquente depuis plus de quarante ans, Gagnon nous permet d’aborder le thème de la vie économique du clergé sous ses principaux aspects. Peu se rappellent sans doute son article programmatique de 1972, paru dans l’ouvrage Le laïc dans l’Église canadienne-française de 1830 à nos jours de Pierre Hurtubise, dans lequel le jeune historien, disciple des Marcillacy, Boulard et Le Bras, introduisait l’histoire religieuse d’ici dans l’approche de l’histoire sociale attentive aux pratiques et aux croyances du plus grand nombre grâce à l’utilisation de nouvelles sources quantitatives et qualitatives. La richesse du clergé y était examinée en tant que facteur explicatif possible d’un anticléricalisme associé à l’influence du parti Rouge. Peu convaincu de la fécondité d’une approche quantitative pour l’analyse des mentalités, Gagnon privilégiera par la suite, contrairement à plusieurs historiens de sa génération, les sources qualitatives.

Le lecteur découvre donc dès le premier chapitre la situation économique des prêtres au long d’une carrière qui va des quelques mois de formation au grand séminaire jusqu’au terme des assignations professionnelles en tant que curé dans une paroisse aisée. L’approche est délibérément prosopographique et ressemble peu à une histoire économique cherchant à valider des moyennes et des écarts. Gagnon nous donne accès à des destins personnels qui traversent les premières années de vicariats avec ses relations vicaires-curés souvent tumultueuses, la situation difficile des missionnaires en Gaspésie qui attendent d’être rapatriés et la suite de quelques nominations qui permettent des promotions puisqu’il semble qu’entre 1790 et 1840 l’ascension sociale est assez rapide. Le chapitre pullule de détails qui expliquent des modes de vie et font apparaître des caractères particuliers. Les amoureux de la petite histoire se délecteront de la pluralité des vignettes concrètes offertes par un auteur qui se méfie des généralisations.

Le deuxième chapitre aborde la question de la rémunération qui repose essentiellement sur la dîme (1/26 des grains, battus et livrés au presbytère) à laquelle s’ajoute le supplément, tiré d’autres productions agricoles dans le cas où la production de grains est faible, une partie du casuel tiré des rites tarifés et souvent des revenus tirés des terres de l’Église à l’usage du curé. Les curés bénéficient rapidement de revenus supérieurs, contrairement à la légende. Avant de changer l’assignation d’un curé, l’évêque ne manque pas d’analyser les revenus escomptés dans la nouvelle paroisse proposée et cette composante est au coeur de l’entente entre le supérieur et son inférieur. Le curé est ainsi lié directement aux fluctuations de la nature comme à celles de l’économie puisqu’il devient de facto un vendeur de grains complètement intégré au marché commercial. L’obligation pour chaque producteur de payer la dîme annuelle est sanctionnée par l’exclusion de la pratique pascale en cas de non-paiement. Un curé aimé de ses paroissiens a plus de chance de voir sa dîme régulièrement versée. Il y a donc là une certaine sanction populaire possible, mais l’auteur semble incapable ici de parvenir à une démonstration nette. La correspondance permet de voir un personnel curial assez ambitieux, manifestant une mentalité acquisitive. La carrière de curé fournit des revenus permettant un bon train de vie, des épargnes substantielles et des investissements conséquents.

À partir des années 1820, les nouveaux prêtres sont issus de plus en plus du monde rural et les fils de la campagne, éduqués dans les nouveaux collèges, connaissent majoritairement un enrichissement dû à leur statut. Il y a certes des cupides et des avaricieux. Une minorité s’enrichit beaucoup, la majorité dispose d’une vie confortable et une minorité garde un statut plus modeste. Mais que fait-on de ces revenus ?

C’est le propos du quatrième chapitre que de répondre à cette question. Il faut d’abord commencer par payer ses dettes d’études ou celles nées des dépenses d’établissement. Normalement, la paroisse a le devoir de fournir au curé un beau et confortable presbytère que celui-ci meublera. Que de tractations entre la fabrique et le curé d’une paroisse qui n’en possède pas encore. Dans certains cas, le curé préfère posséder sa propre maison. L’essentiel du revenu servira à vivre dans l’abondance, une vie douillette avec une table bien arrosée dans un presbytère très bien équipé. L’examen des testaments nous signale certains cas de belles bibliothèques comportant des livres de théologie, de spiritualité, d’histoire et de droit. Mais cela demeure généralement assez rudimentaire. À la lecture de ce chapitre, on peut être tenté de projeter cette image de la prospérité des pasteurs catholiques jusqu’au milieu du XXe siècle et d’en tirer une explication d’un embourgeoisement clérical qui aura du mal à composer avec les défis de la crise religieuse des années 1960.

Mais ces prêtres n’auraient-ils pas dû s’astreindre aux conseils évangéliques de pauvreté et de mépris des richesses ? demande l’auteur dans son dernier chapitre de même que dans sa conclusion. Certes le dossier des dons d’origine pastorale est assez abondant. Les curés fournissent le plus souvent du support aux familles pauvres, surtout en temps de disette et en effaçant par exemple les dettes issues de dîme non payée. Certes encore plusieurs curés font des dons à la Fabrique en offrant des objets liturgiques de prix ou en contribuant aux travaux de décoration de l’église. Contribuent-ils au support de l’éducation à cette époque qui voit se développer une conscience de son importance ? Ce n’est le cas que d’une minorité, car la majorité se méfie de l’éducation populaire perçue comme dangereuse pour l’ordre social. Quelques curés cependant fondent et supportent des collèges par leurs contributions annuelles et des legs après décès. Mais les surplus vont le plus souvent à l’avantage des proches que sont les vieux parents et leur famille immédiate.

L’étude de Gagnon débouche sur un jugement normatif qui apparaîtra à plusieurs comme anhistorique. La majorité des curés, écrit-il, n’a pas pratiqué les conseils de pauvreté, mais s’est paisiblement enrichie, avec l’accord des évêques qui se sont servis de l’attrait de bons revenus pour gérer les déplacements de leur personnel généralement rare dans la période étudiée. Ayant nous-mêmes analysé le même sujet pour le Sud-Ouest du Québec jusqu’en 1880, alors que les vocations étaient devenues abondantes dans notre Atlas historique des pratiques religieuses : le Sud-Ouest du Québec au XIXe siècle, nous pouvons prolonger le constat de l’auteur. Mais la culture catholique avait depuis le IVe siècle réservé aux moines et aux religieux l’application du précepte de pauvreté. Mais passer du constat au jugement moral fait intervenir un autre niveau que celui de l’analyste, celui du penseur engagé. Et c’est bien le croyant qui s’exprime ici et dans l’annexe qui fournit un petit compendium évangélique des conseils de Jésus à propos de la richesse. Gagnon nous a souvent habitué à ce « mélange de genres » qui ne remet pas en cause la valeur de son travail de recherche, mais qui crée un malaise méthodologique et éthique. Comment cet historiographe reconnu peut-il justifier une pareille position ?