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Professeur à la TÉLUQ, Éric Bédard est loin de faire l’unanimité au sein de la communauté historienne. Pourtant, ce ne sont certainement pas ses travaux érudits qui suscitent la controverse. La monographie tirée de sa thèse, Les Réformistes. Une génération canadienne-française au milieu du XIXe siècle, est un modèle du genre et a reçu le prix de la présidence de l’Assemblée nationale et le prix Clio-Québec de la Société historique du Canada. Non, c’est plutôt le citoyen engagé, l’intellectuel qui dérange. Il est clair que certains des partis pris de Bédard dans ses essais suscitent de vives réactions. Et c’est tant mieux.

Recours aux sources permet d’explorer une dizaine de ses essais publiés entre 2006 et 2011, auxquels s’ajoutent deux textes inédits. La variété des sujets traités est grande, mais comme l’explique l’auteur dans son « Ouverture » et comme l’indique assez clairement le sous-titre de l’ouvrage, ces textes traitent tous d’une façon ou d’une autre du rapport de la société québécoise à son passé. Sur cette question, Bédard ne cache pas sa sensibilité conservatrice, sa posture bien assumée « d’héritier reconnaissant » (p. 14). Au fil des textes, il défend à partir de différents points de départ l’idée que la Révolution tranquille, quels qu’aient été ses bienfaits, mais aussi ses limites et ses dérives, aurait entraîné un « rejet viscéral du Canada français, [qui] a vicié notre rapport au passé » (p. 16). Qu’on salue ce rejet ou qu’on en déplore les conséquences, difficile d’en nier la réalité et Bédard en explore intelligemment les ressorts et les caractéristiques.

Il observe notamment les manifestations de ce rapport trouble au passé dans la culture populaire, que ce soit dans la chanson Dégénération du groupe Mes Aïeux, la cinématographie de Falardeau et Arcand, ou encore la minisérie télévisée Duplessis. Il s’intéresse ainsi au contexte de production, à la diffusion et à la réception de ces oeuvres (encore que, dans le cas de Falardeau et Arcand, il s’intéresse surtout à l’influence de l’historien Maurice Séguin sur les deux cinéastes). Les conclusions qu’il tire de ses observations remettent en quelque sorte en question son postulat de départ : ce qu’il constate, c’est un rapport plus complexe au passé qu’un simple rejet généralisé du Canada français. Car, si certains ont les yeux résolument tourné vers le futur, il y a ceux qui proposent un « rapport décomplexé au passé québécois et canadien-français » (p. 34), même si ce n’est pas toujours par nationalisme ou par conservatisme. La réception favorable réservée à la série Duplessis en 1977 serait un témoignage de cette ouverture de pans importants de la société québécoise à un autre rapport avec le passé.

L’éducation est également un thème important dans ce recueil d’essais, ce qui ne devrait pas surprendre, compte tenu des nombreuses interventions de Bédard sur ce sujet ces dernières années. Deux essais synthétisent bien son point de vue sur le sujet. Le premier est consacré à l’enseignement de l’histoire au secondaire. L’auteur y dépasse la simple critique nationaliste d’un programme qui est aujourd’hui menacé de disparition (le texte date de 2006) pour se concentrer sur son présentisme, son caractère général qui tient peu ou pas compte des particularités de l’histoire de la société québécoise et de sa majorité francophone. Un second essai, de facture plus académique, l’amène à s’intéresser à la pensée et à l’oeuvre du jésuite Pierre Angers. Dans cette étude d’histoire intellectuelle, Bédard montre comment Angers introduisit, peu après la Révolution tranquille, les idées qui allaient mener au « renouveau pédagogique ».

Bédard porte également un regard d’historien engagé sur différentes facettes du débat entourant la question nationale au Québec. Il observe notamment au sein du camp souverainiste, depuis la défaite référendaire de 1995, une « trudeauisation des esprits » qui se traduirait par l’abandon des dimensions conservatrices du projet nationaliste, ou du moins de son ancrage dans une communauté historique. Dans le même esprit, il s’attarde aux circonstances qui ont mené à la naissance du Parti québécois en 1968 pour démontrer que René Lévesque était au final plus à l’aise avec une alliance avec les « bleus » qu’avec les militants du Rassemblement pour l’indépendance nationale et qu’en voulant faire une croix sur cette alliance, le PQ d’André Boisclair aurait fait une erreur de laquelle le parti devrait apprendre.

Enfin, plusieurs de ces essais proposent des réflexions de nature historique et historiographique, qui font d’ailleurs écho aux positions qu’avait défendues Bédard dans le rapport qu’il a produit en 2011 sur la place de l’histoire nationale dans l’enseignement et la recherche universitaire. Mais, plutôt que de s’attarder à l’opposition entre histoire sociale et politique, il cherche à comprendre les raisons de l’effacement de l’histoire nationale dans les universités québécoises et en vient à la conclusion que l’influence de l’oeuvre de Maurice Séguin est en bonne partie responsable de cette situation.

Puis, dans ce qui est certainement l’un des meilleurs essais du recueil, il offre une réflexion nuancée et féconde sur l’incapacité relative des historiens à étudier la pensée conservatrice telle qu’en elle-même, autrement que comme adversaire du libéralisme. Il explique comment les métarécits qui en sont venus à dominer l’historiographie dans les dernières décennies du XXe siècle rendent la pensée conservatrice étrangère à une majorité importante d’historiens, qui ont peine à la comprendre de l’intérieur et qui regardent souvent avec suspicion ceux qui y voient, au contraire, un objet de recherche digne d’intérêt. Au contraire, « le Canada français conservateur risque de nous intéresser à nouveau si nous savons renouveler notre lecture des questions qui continuent de nous hanter comme collectivité minoritaire aux prises avec certains défis particuliers » (p. 223).

Bref, ce recueil d’essais offre au lecteur intéressé des réflexions qui suscitent la réflexion et ouvrent sur la discussion. Qu’on soit d’accord ou non avec les positions prises par Éric Bédard l’intellectuel, difficile de nier sa contribution au débat sur le devenir de la société québécoise, à la diffusion de l’histoire vis-à-vis d’un large public, mais également à l’étude de l’histoire politique et intellectuelle du Canada français.