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L’histoire des femmes au Québec est une sous-discipline encore jeune à l’intérieur de laquelle le genre biographique n’a pas tenu une grande place, les historiennes ayant privilégié les études plus étendues leur permettant de cerner le passé collectif des femmes. Depuis quelques années, toutefois, on sent un certain retour de la biographie et il est intéressant de voir dépoussiérée et redonnée à la mémoire collective l’histoire de certaines femmes ayant marqué leur temps, comme Éva Circé-Côté (dans une biographie d’Andrée Lévesque) ou encore Elsie Reford (dans les travaux de Karine Hébert), tant il est vrai que le parcours d’un individu offre souvent un éclairage d’exception sur une époque.

L’ouvrage de l’ethnologue Denise Girard sur la féministe Thaïs Lacoste-Frémont s’inscrit dans ce nouvel élan que connaît le genre biographique. En préparant son dernier ouvrage, Mariage et classes sociales (PUL, 2000), Girard s’est notamment intéressée à la famille Lacoste, dont sont issues la militante pour les droits des femmes Marie Gérin-Lajoie et la cofondatrice de l’Hôpital Sainte-Justine, Justine Lacoste-Beaubien. Cette famille bien en vue de la bourgeoisie montréalaise comptait en fait six garçons et sept filles, parmi lesquelles Thaïs Lacoste-Frémont, ardente féministe établie à Québec, dont le nom et le parcours ont été presque oubliés (même si un édifice gouvernemental à Québec porte son nom). En la découvrant à travers les archives abondantes qu’elle a laissées, Denise Girard, ancienne gestionnaire de bibliothèque, s’est donnée comme mission de la redonner à la mémoire.

Dans Thaïs. La voix de la lutte des femmes (1886-1963), Denise Girard lève le voile sur une femme au parcours remarquable, certes, mais – disons-le d’entrée de jeu – qui ne justifie en rien qu’on la considère comme « la » voix de la lutte des femmes, un choix de titre fort malheureux qui incombe probablement plus à l’éditeur qu’à l’auteure. Épouse de Charles Frémont, avocat qui deviendra surintendant général de la chasse et de la pêche au Québec, cette mère de quatre enfants est une personnalité bien en vue et respectée de la capitale. Elle se fera d’abord connaître, montre Girard, en devenant présidente de l’Association des femmes conservatrice de la ville de Québec (AFQ), une association affiliée au parti conservateur fédéral, où elle développera ses talents d’organisatrice et de conférencière et où elle sera chargée de trouver des emplois aux amis du parti.

En 1932, peut-être pour la remercier de ses services, le gouvernement Bennett la nomme déléguée du Canada à la 13e assemblée de la SDN, à Genève. Thaïs Lacoste-Frémont passe deux mois en Europe, durant lesquels elle noue des relations avec des féministes de plusieurs pays qui alimenteront sa réflexion sur la situation des femmes. Entre 1933 et 1935, une rumeur court qu’elle pourrait être nommée sénatrice, ce qui ferait d’elle la deuxième femme (et première Canadienne française) après Cairine Wilson à siéger à la Chambre haute, mais cette rumeur ne se concrétise pas, à sa grande déception. Par la suite, Thaïs Lacoste-Frémont – femme très religieuse – s’engage auprès de la Ligue catholique féminine, donne des cours à l’École d’action catholique sur la situation des femmes, oeuvre à l’Association canadienne des consommateurs (ACC) et milite activement pour des changements au statut civil des femmes mariées, continuant par là l’oeuvre de sa soeur Marie.

Denise Girard a dépouillé plusieurs fonds d’archives pour reconstituer la vie de son personnage, dont le volumineux fonds Thaïs Lacoste-Frémont du Séminaire de Québec. Sa documentation est solide, mais par moments, on aimerait qu’elle la cite davantage, qu’elle y colle plus. Le ton de l’ouvrage oscille entre celui de l’étude historique sérieuse et de la biographie grand public, voire, à certains moments, du roman historique. Cette hésitation amène l’auteure – pourtant détentrice d’une maîtrise en histoire et d’un doctorat en ethnologie – à très peu citer les travaux des historiennes des femmes et à éviter de s’inscrire dans cette historiographie. Par exemple, lorsqu’elle décrit le féminisme de Thaïs Lacoste-Frémont, basé sur l’idée de nature maternelle des femmes, elle omet de l’inclure parmi les maternalistes, concept développé par les historiennes des femmes.

Par ailleurs, l’auteure démontre un attachement manifeste envers son personnage, ce qui est probablement inévitable lorsqu’on consacre plusieurs années de sa vie à une telle recherche. Toutefois, ici, cet attachement amène l’auteure à beaucoup trop idéaliser celle qu’elle appelle simplement « Thaïs » et à nous la présenter sans presque aucun travers. Une approche plus critique aurait servi la crédibilité de l’ouvrage.

Malgré ces faiblesses, ce livre mérite qu’on s’y attarde pour plusieurs raisons. À travers le parcours de cette femme, il est intéressant de retraverser des épisodes bien connus de l’histoire des femmes comme la lutte pour le droit de vote et la commission Dorion. Le vécu personnel de Thaïs Lacoste-Frémont est touchant : cette femme très favorisée matériellement aura la douleur de perdre deux enfants sur quatre, ce qui nous remet en tête la place que pouvaient prendre la maladie et la mort dans la vie de nos ancêtres pas si lointains. Son cheminement idéologique est aussi fascinant : femme conservatrice et très catholique, elle est pourtant habitée par une insatiable soif de changement sur le plan de la condition des femmes, ce que Denise Girard rend bien.

Par ailleurs, certains épisodes de la vie de Thaïs Lacoste-Frémont nous rappellent éloquemment la rigidité de la société catholique d’avant 1950, notamment celui de sa lutte acharnée (et révoltante) auprès des autorités ecclésiastiques pour qu’elles acceptent que son fils diabétique reçoive l’eucharistie sans être à jeun… Finalement, il vaut la peine de s’attarder aux magnifiques photos présentées dans cet ouvrage (malheureusement pas toujours judicieusement positionnées), qui révèlent beaucoup de cette femme du XIXe siècle qui entre de plain-pied dans le XXe siècle et y fait sa place. Petit bémol : l’ouvrage nous a laissée sur notre appétit quant aux relations unissant Thaïs Lacoste à sa soeur aînée Marie Gérin-Lajoie, qui a dû être une de ses principales inspiratrices, mais dont Girard nous parle peu.

En refermant l’ouvrage, on se prend à se demander ce que Thaïs Lacoste-Frémont, femme indéniablement brillante, compétente et travaillante, parfaitement bilingue et ouverte sur le monde, aurait pu réaliser si elle avait été d’une génération ayant accès à l’Université. Et l’on regrette avec l’auteure qu’elle soit morte en 1963, un an seulement avant le Bill 16, qui, en mettant fin à l’incapacité juridique des femmes mariées, a couronné ses efforts de militante et de communicatrice. Si cette biographie ne fait certainement pas de Thaïs Lacoste-Frémont « la » voix de la lutte des femmes, elle a le mérite de la ramener néanmoins parmi les voix qui ont contribué à éveiller les consciences, aux côtés de sa soeur Marie Gérin-Lajoie, de Thérèse Casgrain, d’Idola St-Jean, d’Éva Circé-Côté et de plusieurs autres.