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« Il nous faut remonter le cours du temps, suivre la marche du fleuve et connaître ensemble hier et demain. »

Gatien Lapointe, Ode au Saint-Laurent

La structure et l’organisation de Parcs Canada sont édifiées sur une séparation de la nature et de la culture[1]. Cela se manifeste notamment par les directions distinctes des parcs nationaux et des lieux historiques nationaux. Du point de vue professionnel, cette distinction se reflète par l’emploi de spécialistes des sciences naturelles, d’une part, et de spécialistes des sciences humaines, d’autre part. Toutefois, une pratique bien ancrée de la pluridisciplinarité au sein de l’Agence fait se côtoyer les professionnels de tous horizons. Mais le fait que biologistes, écologistes, géographes, historiens, archéologues, anthropologues, ethnologues et muséologues soient réunis dans l’atteinte de mêmes objectifs, lors de la création d’un parc national par exemple[2], n’entraîne pas nécessairement le partage des mêmes perspectives et problématiques sur le plan de la recherche. On ne s’étonnera pas de voir là un reflet de la réalité du milieu universitaire où un même objet d’étude entraîne une multiplicité de champs disciplinaires. Mais comme dans ce milieu, de plus en plus de professionnels de la recherche et de la mise en valeur témoignent d’une insatisfaction et d’un inconfort à penser la nature et la culture comme des entités séparées. On peut, en effet, observer, notamment dans les parcs du nord du pays, un souci de penser ensemble la nature et la culture, et ce, malgré le fait que la structure dualiste de Parcs Canada ne soit pas contestée. On comprend davantage, au sein de l’Agence, que la séparation de la nature et de la culture constitue un dualisme dépassé.

Nous verrons ici que Parcs Canada est sans doute à l’aube d’un changement important dans la manière de concevoir la présence et la mémoire de l’homme dans les parcs nationaux. Il ne s’agit pas seulement de raconter l’histoire de l’homme dans la nature parallèlement à une histoire de la nature. Il s’agit plutôt de penser ensemble la culture et la nature dans la compréhension de la réalité et de l’évolution des territoires, paysages, écosystèmes qui caractérisent les parcs nationaux. L’objectif à atteindre est double : faire servir cette vision unifiée à l’atteinte de l’intégrité écologique des parcs nationaux, et réintégrer la dimension humaine dans la nature.

La pensée dualiste

La persistance d’une pensée et d’une structure dualistes au sein de Parcs Canada est directement tributaire de cette discrimination entre la nature et la culture qui trouve des assises encore solides dans les milieux universitaires. Nombreux sont les scientifiques de la nature qui résistent toujours à incorporer la dimension culturelle dans leur objet d’étude ; pour eux l’homme demeure un facteur perturbant ne méritant souvent que le statut de variable dans leurs modèles. Cette tendance est encore fort bien représentée à Parcs Canada. La notion de culture, et donc d’histoire, est difficilement conciliable avec des modèles écosystémiques qui recherchent un équilibre naturel sans la présence de l’homme. Tout se passe comme si la mission environnementale « n’était concevable que dans le cadre d’une stratégie qui n’implique que des données scientifiques sur la nature[3] ». Pourtant, du haut de leurs tribunes spécialisées, des experts en écologie ont fait le constat frustrant que l’accumulation de plus en plus grande d’informations scientifiques ne contribuait pas de façon significative à l’amélioration de l’environnement ou de la condition humaine[4] : « Lots of data but not much of knowledge », a-t-on entendu lors du congrès mondial de l’Union internationale de la conservation de la nature tenu à Montréal en 1996.

L’exclusion de l’homme de la nature est en fait une vision de l’esprit, car « la nature présuppose toujours la culture, qui en constitue le cadre d’analyse et d’interprétation[5] ». De nombreux scientifiques ont du mal à accepter que leur démarche ne soit pas dépourvue de subjectivité et soit en fait conditionnée par un univers culturel particulier. Pourtant, comme le souligne Augustin Berque, leur discours s’accompagne le plus souvent d’une dimension morale et éthique qui tend à prescrire une certaine vision du monde en s’appuyant sur la notoriété scientifique. Cette approche moralisatrice débouche souvent sur un point de vue fixiste, antihistorique et en fin de compte misanthropique[6].

Le premier paragraphe de la Politique de Parcs Canada sur les parcs nationaux montre l’influence de cette tendance :

La nature canadienne est renommée pour la splendeur et l’étonnante diversité de ses paysages. Pendant des millions d’années, les forces de la nature et non les activités de l’homme ont agi sur ces paysages. Avant l’arrivée des Européens, les peuples autochtones vivaient en symbiose avec la nature. Cependant, avec l’avènement de la société agricole puis de la société industrielle, l’environnement s’est dégradé à un rythme accéléré[7].

Cet énoncé de vision semble exclure que des territoires associés à l’agriculture et à l’industrialisation puissent devenir des lieux de mémoire d’une forme historique de notre relation avec l’environnement. En 1994, mon collègue historien Richard Stuart faisait remarquer que, dès la fin des années 1960, des géographes-historiens critiquaient la conception mythique des parcs nationaux qui proclamait que ces territoires étaient conservés dans une configuration voisine de leur état original, non transformé par l’homme. Or une meilleure connaissance de l’histoire de ces territoires en faisait plutôt des paysages culturels de « seconde nature », selon l’expression de William Cronon, c’est-à-dire des paysages renaturalisés par l’homme[8]. Par exemple, au Québec, les parcs de la Mauricie et de Forillon sont des parcs renaturalisés, car ils recouvrent des territoires dont les ressources forestières ont été largement exploitées aux xixe et xxe siècles, avant qu’ils soient reconnus parcs naturels dans les années 1970.

Lorsqu’on rétablit des écosystèmes, on accomplit bien sûr une intervention humaine méritoire, mais il s’agit bel et bien d’une intervention humaine. Et lorsqu’on efface ou remplace les traces humaines, on tend aussi à effacer la mémoire qu’elles renferment, et on se prive ainsi de la connaissance d’un processus évolutif révélateur des motivations de l’action de l’homme dans la nature. Cette nature renaturalisée n’est autre chose qu’un palimpseste sur lequel on écrit un autre épisode de l’interaction de l’homme avec la nature. Cet épisode s’inscrit donc dans un continuum historique où la pensée écologiste vient d’entrer en scène.

De ce rétablissement de processus naturels ressort trop souvent une vue étriquée de l’histoire du rapport de l’homme avec la nature qui occulte de grands pans de notre mémoire où se perdent des repères et des valeurs qui ont contribué à fonder notre culture, à l’instar de celle qu’on reconnaît aux Autochtones aujourd’hui. Si on admet d’emblée que la constitution des écosystèmes résulte d’un processus évolutif et dynamique, pourquoi ne pas reconnaître que la constitution d’une pensée écosystémique résulte également d’un processus historique et évolutif chez l’homme tributaire de son milieu culturel ? Les deux processus, qui sont interreliés, méritent l’un autant que l’autre d’être étudiés pour être portés à la conscience de nos concitoyens. Ils pourront ainsi se rendre compte que notre manière d’interagir avec la nature a été de tout temps directement conditionnée par des présupposés culturels. On ne peut donc comprendre ni les écosystèmes ni l’homme sans référer à l’histoire et à la paléohistoire. Notre connaissance, même partielle de l’histoire des territoires formant les parcs nationaux, révèle que ces lieux ont été depuis longtemps parcourus, occupés, habités et exploités par l’homme. Leurs paysages ont donc été porteurs de sens en d’autres temps et pour d’autres hommes qui y ont fondé un sentiment d’appartenance. Il importe que des efforts soient poursuivis pour que la vision que l’on propose de ces territoires re-naturalisés intègre davantage celle de ces hommes, autochtones comme allochtones, qui ont été habités par ces paysages qu’ils ont eux-mêmes contribué à façonner et à animer.

Vers un nouveau paradigme

Depuis une vingtaine d’années, dans les cercles écologistes, et depuis plus longtemps dans certaines disciplines comme l’anthropologie, l’archéologie et la géographie, sans oublier, en histoire, le rôle précurseur de l’École des Annales, des voix s’élèvent qui tentent de réconcilier la nature et la culture dans la définition même des objets d’études scientifiques. Il est donc normal que cela ait imprégné certains esprits au sein de Parcs Canada.

En effet, dans le milieu scientifique qui s’intéresse particulièrement aux questions environnementales, plusieurs chercheurs tentent aujourd’hui d’établir un nouveau paradigme qui propose une perspective évolutionniste unifiée de la nature et de la culture dans l’étude des écosystèmes de notre planète. Ces nouvelles propositions s’opposent à l’idée d’un développement indépendant des sciences naturelles et des sciences sociales qui a institué le divorce entre le monde naturel et le monde culturel. Elles invitent plutôt à l’émergence d’une perspective socionaturelle, fondée sur une approche d’écologie historique comme mode d’appréhension de la réalité qui nous entoure, une perspective qui puisse recréer des passerelles entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme, et redonner à l’homme sa juste place dans l’écosystème. Des ouvrages scientifiques à caractère pluridisciplinaire invoquent la nécessité d’intégrer une perspective historique et anthropologique pour comprendre la problématique environnementale[9]. On parle plus volontiers aujourd’hui d’intégration des savoirs, d’arrimage de concepts et de grammaire interdisciplinaire afin de créer de nouvelles perspectives de recherche[10].

Pionnier de l’écologie au Canada, Pierre Dansereau est de ceux qui ne conçoivent pas leur conscience environnementale sans référer à leur propre appartenance aux écosystèmes. Ce qu’il dit de notre rapport sensible à l’environnement est fort inspirant :

Chacun de nous porte […] dans son paysage intérieur l’image d’écosystèmes où se sont déroulés les principaux épisodes de sa vie familiale, amoureuse, professionnelle, sociale, économique et politique. C’est là le répertoire dans lequel il peut puiser pour se placer lui-même dans les divers milieux où il a vécu, et même dans les nouvelles ambiances où il est appelé à s’aventurer […]. Ces écosystèmes historiques et réels encadrent les images intérieures qui donnent sa continuité à l’échange de l’homme avec son milieu. […]. Ces écosystèmes que nous portons en nous se nourrissent de toutes les expériences de notre vie[11].

Dansereau nous invite donc à envisager la nature, et partant nos parcs nationaux qui nous ouvrent des fenêtres sur elle, comme des lieux de mémoire de nous-mêmes. Il y a, dans cette pensée, cette idée de proximité et de réciprocité entre la nature et la culture que l’on retrouve dans la pensée autochtone.

Le virage autochtone

En évoquant l’histoire institutionnelle de Parcs Canada, Richard Stuart, cité plus haut, rappelait que l’acceptation de la réalité autochtone dans le système national de parcs avait conduit à considérer les parcs du nord, non pas comme de la nature sauvage (wilderness), mais comme des terres ancestrales (homelands)[12]. Dans un contexte où l’intégrité écologique allait devenir un principe directeur de Parcs Canada, la reconnaissance politique de la culture autochtone[13] allait mettre en relief deux discours sur la nature : l’un hérité de la science occidentale et l’autre hérité d’un savoir millénaire transmis par la tradition orale. Cette rencontre de deux cultures du savoir allait nécessairement interpeller une pensée scientifique fondée sur la séparation de la nature et de la culture.

En effet, dans le contexte de la création des parcs nationaux en territoire autochtone, les scientifiques ont tôt fait de voir qu’un autre système de connaissance de la nature, transmis et validé depuis des millénaires, régulait les interventions de l’homme sur d’immenses territoires. De l’aveu de certains scientifiques du nord, les populations qui y vivent ont souvent une connaissance supérieure des écosystèmes et une longue tradition de conservation des ressources[14]. Pour les Autochtones, il existe un fondement mythique à leur connaissance de la nature. Les Otchipwe (Ojibways) des territoires du Nord-Ouest disent :

Nous savons ce que les animaux font, quels sont les besoins du castor, de l’ours, du saumon et des autres créatures, parce que, jadis, les hommes se mariaient avec eux, et qu’ils ont acquis ce savoir de leurs épouses animales […] Les Blancs ont vécu peu de temps dans ce pays, et ils ne connaissent pas grand-chose au sujet des animaux ; nous, nous sommes ici depuis des milliers d’années et il y a longtemps que les animaux eux-mêmes nous ont instruits[15].

Ces paroles, transmises depuis les temps immémoriaux et rapportées par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss en 1962, nous enseignent que les peuples autochtones ne se voient pas comme étant séparés de la nature. À l’Est, les Innus tiennent le même discours :

It is said that there is an Innu who lives with the beaver and watches over him. That is how the Innu learned what he knows. All the animals have someone with them, and from generation to generation, our grandfathers and our fathers told us what they did. There is nothing written down about what we did. That is how we learn. […] Thinking for us is like writing[16].

L’intégration de l’homme dans la nature est un élément constitutif de la culture et de l’identité de plusieurs peuples qui n’hésitent pas à puiser dans le monde animal pour nourrir leur culture. Empruntant les voix d’une anthropologie de la nature, Philippe Descola invite à se débarrasser d’un préjugé culturel occidental : « Bien des sociétés dites primitives nous invitent à un tel dépassement, elles qui n’ont jamais songé que les frontières de l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine, elles qui n’hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus modestes plantes, les plus insignifiants des animaux[17]. »

Cette pensée montre que les Autochtones ressentent une proximité entre la nature et la culture : la nature les nourrit, les alimente, mais elle leur donne en même temps des modèles, puisés notamment à travers l’observation des comportements des animaux, lesquels contribuent à façonner leur univers social et spirituel. Comme l’écrivait Lévi-Strauss, « les animaux ne sont pas uniquement bons à manger, ils sont aussi bons à penser ».

Il appert toutefois, dans la société occidentale, qu’une telle proximité de la nature a été occultée par un système de connaissances qui a privilégié l’objectivation de la nature pour mieux la dominer, l’exploiter et la contrôler. Nos pratiques aveugles d’exploitation des ressources naturelles ont contribué à nous éloigner davantage d’une vision holistique du monde où l’homme et la nature étaient pensés ensemble. En ne privilégiant que la dimension utilitaire de la nature, nous avons cessé de l’habiter et nous cultivons depuis longtemps l’illusion que nous n’en faisons plus partie.

Résistances et ouverture à Parcs Canada

Résistances

La « culture » de Parcs Canada témoigne à la fois de résistances et d’ouverture à une pensée globalisante qui accueille l’homme dans l’écosystème. Tous les parcs nationaux au Québec ont pourtant des emblèmes thématiques à connotation humaine qui rappellent l’interaction de l’homme et de la nature. Ce sont : « L’harmonie entre l’homme, la terre et la mer » pour le parc national Forillon, « L’héritage laurentien » pour le parc national de la Mauricie, « La Minganie est fille de l’eau » pour la réserve de parc national de l’archipel de Mingan, et « Carrefour de vie, source d’échanges et de richesses » pour le parc marin du Saguenay–Saint-Laurent[18]. Même si, en apparence, une vision harmonisée de la nature et de la culture participe de l’image de marque de Parcs Canada, les pratiques professionnelles de recherche, la formulation des messages et les modes de gestion renvoient encore l’image d’une cohabitation plutôt que celle d’une intégration de la nature et de la culture. La distinction est encore très nette, au sein de Parcs Canada, entre la gestion des ressources culturelles et la gestion des écosystèmes.

Des résistances à accueillir la dimension humaine dans les écosystèmes sont toujours bien présentes, mais en même temps, si on prête attention aux exercices internes en cours, on voit apparaître une ouverture sur autre chose. On peut l’observer notamment dans le processus de rédaction des Énoncés d’intégrité écologique (ÉIÉ) pour les parcs nationaux, ces documents de référence constituant un outil de gestion obligé pour chaque parc national. Certains textes sont très conservateurs, sinon timides, même lorsqu’on reconnaît au territoire du parc l’impact séculaire de l’homme dans le façonnement de ses paysages. D’autres laissent entrevoir une certaine pensée en gestation tendant à intégrer la nature et la culture. La production de certains énoncés relatifs aux parcs en territoire québécois en offre une illustration. Nous nous en tiendrons ici aux éléments de contenu qui apparaissent fort révélateurs des tendances profondes évoquées en première partie de cet article.

La rédaction de l’énoncé d’intégrité écologique du parc national de la Mauricie a donné lieu à une réflexion fort intéressante notamment sur le texte de vision qui devait annoncer l’esprit et l’objectif du document. La sensibilité à la reconnaissance de la présence millénaire de l’homme dans l’écosystème était palpable au sein du groupe de travail multidisciplinaire. Après avoir rappelé les grandes caractéristiques biophysiques du parc, le deuxième paragraphe du texte allait ainsi :

Depuis plus de 5000 ans, ce domaine est aussi celui de l’Homme. Il a longtemps été un lieu de transit et de contact, avant d’être exploité pour ses ressources forestières. À partir de la fin du xixe siècle, le développement des clubs de chasse et pêche témoigne d’une appropriation exclusive des ressources fauniques de ce territoire, mais révèle une nouvelle sensibilité à l’égard de la nature[19].

Et le paragraphe suivant :

Façonné par l’action conjuguée de l’homme et de la nature, le parc national de la Mauricie représente aujourd’hui un lieu privilégié de conservation et de ressourcement pour tous les Canadiens.

Et tout en insistant fortement, comme il se doit, sur la nécessité de rétablir l’intégrité écologique du parc, le texte tentait de susciter un sentiment d’appartenance aux valeurs environnementales et humaines que recèle le parc afin d’obtenir la plus grande adhésion des partenaires et visiteurs du parc. Malheureusement, le texte collectif fut très mal reçu et un seul segment sera retenu dans la version finale.

Un nouveau texte émanant de la gestion des écosystèmes entraîna un débat fort révélateur des modes de pensée des professionnels des sciences humaines et des sciences naturelles dans notre institution. Tout en reconnaissant la présence historique de l’homme dans l’écosystème, on objectait qu’un ÉIÉ ne devait servir qu’à donner des orientations sur le plan « strictement écologique ». À l’opposé, nous faisions valoir que si l’homme n’était pas dans la vision du parc, et qu’on tendait à occulter la mémoire qu’il renferme, on allait avoir du mal à susciter un sentiment d’appartenance. Cette discussion ayant visiblement touché un point sensible, notre débat fut rapporté aux membres de la Commission sur l’intégrité écologique des parcs nationaux qui parcouraient le pays au même moment (1999). Dans la crainte d’un certain relâchement de la vigilance écologique en accueillant un trop plein d’humanité dans la vision du parc, on rappela aux commissaires certains principes qui édictent les règles de conduite dans la gestion des parcs nationaux. Ces points de vue font apparaître justement cette forme de résistance à considérer l’homme comme partie de l’écosystème :

à fin du xixe siècle, dans le contexte de la révolution industrielle, on réalisa que certaines portions de territoire devaient être gardées en réserve pour les protéger de l’action destructrice de l’homme ;

en conséquence, le concept même de parc national, dès son application, impliquait l’exclusion des humains dans le but de laisser la nature suivre son cours ;

affirmer que l’homme fait partie de l’écosystème, que l’on doit tenir compte de facteurs socio-économiques, ou qu’il importe d’assurer un équilibre entre la conservation et les usages locaux, ne peuvent être que des exemples pour justifier un accroissement des activités récréatives dans les parcs.

À remarquer dans ces propos que l’homme dont il est question ici est l’homme contemporain, visiteur, utilisateur, voisin ou ex-habitant du parc[20]. Si cet homme a un passé, ce n’est qu’à travers son action destructrice qu’on le perçoit.

En fait, sur la question de la place de l’homme dans l’écosystème, le rapport déposé par la Commission en 2000[21] reflète les positions de Parcs Canada : pour l’heure il n’y a de place que pour l’Autochtone, qui l’a d’ailleurs durement gagnée à force de patientes négociations. Pour l’autre représentant de l’humanité, celui au passé lourd de péchés environnementaux, sa place n’est pas encore gagnée. Mais il faudra bien un jour comprendre que l’Autochtone ne pourra pas rester longtemps le seul homme écosystémique.

Ouverture

Par ailleurs, des progrès notables sont en train de se produire à Parcs Canada, allant dans le sens d’une vision unifiée de la nature et de la culture. Elle est de plus en plus acquise et mise en pratique dans les parcs du Nord, comme dans le cas de Kluane au Yukon[22], où des efforts remarquables sont faits en ce sens. Au Québec, la mise en oeuvre du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent a donné lieu à des recherches archéologiques, historiques et ethnologiques alignées sur la perspective de l’interaction de l’homme et du milieu marin, comme le prévoit le plan directeur[23]. Les résultats de ces recherches sont progressivement intégrés dans la mise en valeur de différentes dimensions du parc marin. Ailleurs, de jeunes biologistes écologistes apparaissent aussi avides de culture que de nature et ne conçoivent pas qu’on puisse continuer à les considérer comme des réalités difficilement conciliables. Nous évoquerons pour cela le cas de la Réserve de parc national du Canada de l’Archipel de Mingan (RPNCAM)[24]. L’énoncé d’intégrité écologique de la RPNCAM est particulièrement révélateur d’une volonté affirmée d’intégrer les dimensions culturelles des communautés locales à la gestion des écosystèmes en les associant à l’objectif de l’intégrité écologique. On souhaite favoriser « l’intégration du savoir traditionnel des communautés, des résultats d’études scientifiques et du suivi écologique afin de mieux comprendre les écosystèmes du parc et de limiter les effets des facteurs de stress ». On y reconnaît « l’occupation humaine ayant influencé l’histoire, la culture et les traditions de la région » comme une valeur patrimoniale de la réserve de parc. On affirme que la culture des communautés locales est un atout pour préserver l’environnement et on établit que la priorité dans l’approche globale pour le maintien de l’intégrité écologique est la collaboration des communautés locales à la mission du parc, sous-entendant du même coup leur apport culturel.

Le changement de ton est notable : on est en territoire autochtone, mais pas seulement, puisque d’autres communautés locales issues de mouvements migratoires du xixe siècle dans le Québec maritime sont également incluses dans cette vision. Le défi est de taille : faire converger les cultures autochtone, allochtone et scientifique dans un processus de respect et de valorisation des îles de Mingan dans le but de maintenir leur intégrité écologique. Si une telle vision se traduit en résultats tangibles et durables, on aura définitivement donné un sens au mariage de la nature et de la culture dans le réseau des parcs nationaux.

Conclusion

Dans ce que nous venons d’exposer, nous ne remettons pas en cause la nécessité de rétablir ou de maintenir l’intégrité écologique d’écosystèmes fragiles, perturbés ou même détruits. Ce qui cause problème, aux yeux de plusieurs penseurs des sciences de l’homme, c’est l’occultation de l’histoire et de la culture de l’homme dans le processus de rétablissement de la santé des écosystèmes. On ne conçoit pas que la culture puisse apporter une contribution, sauf dans le cas notable des cultures autochtones, pour lesquelles on commence à reconnaître les mérites des savoirs écologiques traditionnels. Il n’en demeure pas moins que, lorsqu’on tente d’élaborer une stratégie scientifique à Parcs Canada, on le fait encore sur la base d’une séparation des sciences naturelles et des sciences de l’homme.

L’importance des enjeux de conservation dans un parc national ne doit pas faire oublier que l’occupation passée de ce territoire et l’exploitation de ses ressources ont été des éléments fondateurs de l’identité des populations locales. Pour elles, ces territoires sont des lieux d’appartenance qui ont une grande valeur pour des raisons qui, souvent, sont du même ordre que celles qu’attribuent les écologistes aux ressources naturelles de ces lieux, comme les paysages par exemple. Or cette mémoire que recèlent les territoires des parcs nationaux ne peut qu’ajouter de la valeur aux écosystèmes qui les composent et contribuer ainsi à leur intégrité écologique. On admet maintenant l’apport de la culture autochtone et il faudra bien admettre un jour l’apport des autres cultures qui composent ce pays. Pour qu’elle se concrétise, une telle vision nécessite, en amont, la progression d’une démarche et de pratiques scientifiques qui tendent de plus en plus à penser ensemble la nature et la culture.