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Que savons-nous de la vie des familles bourgeoises au Québec ? Pendant longtemps, la plupart des travaux sur la bourgeoisie ont surtout cherché à la catégoriser en évaluant son niveau de fortune et l’étendue de son emprise sur le plan économique et politique[2]. Récemment, plusieurs études ont interrogé l’expérience des hommes et des femmes de ce groupe social en explorant leurs relations intrafamiliales, leur sociabilité et le processus de transmission du patrimoine[3]. Pour notre part, c’est à travers le prisme de ses pratiques culturelles que nous proposons de l’aborder[4].

Cet article s’intéresse au mode de vie (conditions d’existence d’un groupe) d’une famille de la petite bourgeoisie en milieu rural et périphérique, dans le premier tiers du xxe siècle. À travers l’exploration des liens entre la vie privée et l’entreprise familiale, les rapports de genre et certaines pratiques culturelles d’un ménage de marchands généraux de Rimouski, il souhaite contribuer aux connaissances sur un groupe social dont le cheminement dans le Québec du xxe siècle demeure largement méconnu. Précisons qu’il ne s’agit pas de faire l’histoire d’une famille, mais bien de voir comment ce cas très précis peut nous renseigner sur certaines caractéristiques de la petite bourgeoisie en milieu rural. L’approche microhistorique retenue nous semble tout indiquée, car elle permet d’étudier en profondeur une question et d’aller au-delà de la simple constatation de la variété des expériences. C’est donc dans cette perspective que nous avons cherché à reconstituer l’expérience petite bourgeoise de cette famille et à la replacer dans son contexte social et historique[5]. En quoi cette famille peut-elle nous éclairer sur le mode de vie de la petite bourgeoisie en région ? Est-elle différente ou semblable dans ses pratiques des portraits tracés par l’historiographie européenne et canadienne ?

Le ménage choisi est celui d’Alphonse-Pierre St-Laurent, son épouse Catherine, leurs enfants ainsi que les serviteurs et les parents qui vivent sous leur toit. La périodisation (1897-1929) correspond à la vie active d’une génération de St-Laurent : elle recoupe le début de la vie maritale et professionnelle du marchand St-Laurent (1897) et se termine avec le règlement de sa succession (1929). Alphonse-Pierre se marie à deux reprises : une première fois en 1897 avec Clara Lavoie et une seconde fois en 1910 avec Catherine Thériault. Attendu que nous possédons surtout des documents archivistiques et photographiques concernant Alphonse-Pierre et sa deuxième épouse, notre étude favorisera la période allant de 1910 à 1929. Ce couple nous servira aussi de point de référence, car la composition du ménage change considérablement au fil des années, au gré des naissances, des mariages et des décès[6].

À la mort de son père survenue en 1896, Alphonse-Pierre devient le deuxième propriétaire d’un magasin général. Établis depuis 1855 dans le village du Quai de Rimouski, les St-Laurent ont acquis au fil des ans une solide réputation auprès de ses habitants et de ceux des environs[7]. Ils se font aussi connaître en tant que Ship Chandler auprès des équipages qui transitent par le quai, en leur offrant un vaste choix de fournitures[8]. L’accroissement du trafic maritime, des pratiques d’affaires habiles et l’établissement d’une clientèle socialement et géographiquement diversifiée vont contribuer à la prospérité de l’entreprise. En regard de son actif net, la famille St-Laurent est, jusqu’en 1960, l’une des familles les plus prospères du village du Quai de Rimouski.

La deuxième génération de St-Laurent bénéficie du prestige que la première a acquis par des alliances matrimoniales au sein de la notabilité locale, le développement d’un réseau social et l’exercice de différentes charges civiles[9]. Les marchands comptent parmi leurs proches un brigadier-général (Antonin Thériault), un futur lieutenant-gouverneur du Québec (Dr Eugène Fiset) et l’évêque de Rimouski (Mgr Georges Courchesne). Comme son père Joseph, Alphonse-Pierre fait partie de l’élite institutionnelle de Rimouski et occupe différents postes au cours de sa carrière : juge de paix à partir de 1905 et marguillier en 1925[10]. Sa deuxième épouse Catherine provient aussi d’une famille de commerçants relativement aisée et bien établie dans le milieu rimouskois. Elle est la fille de Pierre Thériault, un marchand ferblantier en affaires depuis le milieu des années 1880 et fondateur d’une Société de fabrication de beurre et de fromage en 1888, probablement la première du genre à Rimouski[11].

Figure 1

Portrait de mariage d’Alphonse-Pierre St-Laurent et de Catherine Thériault, vers 1910.

Portrait de mariage d’Alphonse-Pierre St-Laurent et de Catherine Thériault, vers 1910.

Cette photographie est caractéristique des portraits bourgeois par sa mise en scène. Plus conventionnelle que les photographies amateurs de notre corpus, cette image permet néanmoins de juger de certaines pratiques vestimentaires des St-Laurent.

Collection de l’auteure

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Si la notabilité (la reconnaissance sociale par la communauté) et l’appartenance de la famille St-Laurent à l’élite locale (l’exercice d’un pouvoir) sont évidentes, le statut petit bourgeois que nous lui prêtons demande quelques précisions. Certains auteurs ont remis en question l’unité sociale et idéologique d’une petite bourgeoisie formée de commerçants et de petits propriétaires indépendants[12]. D’autres ont pourtant mis au jour la cohésion du groupe dont l’existence est révélée par l’étude de ses comportements et de ses pratiques spécifiques, les uns et les autres étant influencés tantôt par des valeurs bourgeoises, tantôt par celles du monde ouvrier. Selon Geoffrey Crossick et Heinz-Gerhard Haupt, ces pratiques ressortent plus particulièrement quand on examine les liens entre la famille et l’entreprise. L’importance de la vie familiale, mais aussi un attachement très fort à une culture du travail, à la propriété privée (symbole de son indépendance économique) et à la communauté locale (par la défense de ses intérêts) caractériseraient l’identité petite bourgeoise. Celle-ci se définit aussi par sa volonté de se distinguer socialement et culturellement de sa clientèle (milieux ouvriers ou agricoles), en faisant sienne certaines des valeurs de la bourgeoisie (dont la respectabilité)[13].

Sans aller jusqu’à dire que le petit bourgeois est un bourgeois par imitation, nous croyons que certains grands principes structurant la cohésion culturelle de la bourgeoisie (comme la notion des sphères séparées) se retrouvent à des degrés différents chez la petite bourgeoisie. Ainsi, dans cet article, c’est en nous attardant aux pratiques sociales et culturelles du ménage St-Laurent, plutôt qu’en cherchant à mesurer son niveau de fortune ou son degré d’insertion dans les réseaux de pouvoir, que nous avons reconstitué son expérience historique, une expérience inscrite à la charnière du monde rural et du monde urbain.

Dans un premier temps, nous verrons en quoi la notion de respectabilité est centrale chez les St-Laurent. Celle-ci se décline au niveau des représentations de l’entreprise, de sa gestion quotidienne, de la prévoyance et de l’épargne, mais aussi à travers le rôle social de la famille au niveau local (charité et philanthropie). La séparation des sphères d’influence de chaque sexe, les obligations fondées sur le genre et le statut social, contribuent aussi à parfaire cette image de respectabilité. Certaines pratiques culturelles de la famille (lectures, voyages, pratiques vestimentaires et esthétiques) permettront à leur tour de rendre compte de la nature des liens qu’entretient cette petite bourgeoisie rurale avec le monde urbain. Bien qu’elle vive en périphérie des grands centres, la famille St-Laurent n’est pas coupée de l’influence des villes, des États-Unis ou du « monde moderne ». Les progrès dans les domaines des transports et des communications lui permettent de sortir de sa région d’attache, de découvrir une réalité différente de la sienne et d’adopter de nouvelles modes.

Afin de reconstituer l’expérience historique de cette famille, nous avons mis à contribution divers témoignages souvent sous-exploités par les historiens, en plus des traditionnelles sources généalogiques et notariales. Les livres de comptes occupent une place centrale dans ce corpus, et tout particulièrement un livre intitulé Registre des Factures et Paiements Achats (1916-1927)[14]. À la différence des autres livres du magasin, celui-ci contient les dépenses « privées » de la famille, ce qui permet de tracer un portrait de son mode de vie et de sa consommation. On y retrouve des informations sur l’achat de vêtements des membres de la famille, la liste des journaux auxquels ils sont abonnés, de même que des indications sur certaines questions aussi variées que l’éducation des enfants, les dons de bienfaisance et les placements de la famille. Pour traiter ces informations, nous avons fait appel à une base informatisée[15].

Nous avons aussi procédé à une série d’entrevues auprès de trois filles du marchand St-Laurent et de quatre amis et proches parents afin de préciser certaines questions sur lesquelles les livres de comptabilité étaient muets (telles la gestion quotidienne du magasin, la contribution de l’épouse ou encore les relations de la famille avec ses domestiques). Les entrevues semi-dirigées ont été privilégiées afin d’orienter le témoignage vers des questions soulevées par cette étude, mais aussi pour laisser aux informateurs une latitude dans le choix des thèmes qu’ils souhaitaient ou non développer. Des anecdotes, le rappel de moments clés ou de certains événements historiques, mais surtout des photographies ont servi à stimuler leur mémoire et la communication de leurs souvenirs[16].

Ces photographies étant au coeur de notre démarche d’enquêtes orales, nous avons décidé de les analyser et de les utiliser pour illustrer notre propos. La centaine de photographies recueillies auprès de membres de la famille St-Laurent éclaire une variété de thèmes liés au mode de vie de cette famille. La richesse de ce corpus tient surtout au fait qu’il est composé largement de photographies amateurs, non statiques et plutôt spontanées contrairement à celles d’un photographe de studio. Il est possible d’y déceler beaucoup plus qu’une illustration ou une description d’un mode de vie. Les conditions de production de ces sources sont suscitées par des instants de plaisir, de bonheur, de fierté, mais aussi par la manière dont on cherche à être représenté, pour ne pas dire immortalisé. La photographie n’étant pas une représentation de la réalité, mais bien un objet construit, elle se révèle particulièrement riche de sens[17].

Portrait d’un ménage petit bourgeois : se conformer à un idéal de respectabilité

L’étude des sources offre une image intimiste du marchand Alphonse-Pierre St-Laurent et de son épouse Catherine. Les livres de comptes révèlent une attitude prudente dans la gestion des affaires et du patrimoine familial. Les investissements consignés laissent deviner un homme prévoyant et attentif au bien-être et à l’avenir de sa famille. Les dons faits par le couple à des communautés, des organismes religieux, des confréries ou simplement à la paroisse, attestent de sa religiosité et de sa charité. Des témoignages oraux permettent aussi d’esquisser le portrait d’une dame St-Laurent pieuse, généreuse et charitable, mais également timide, effacée et passive. Son retrait par rapport aux affaires de son mari et son association à l’univers privé et domestique sont conformes aux normes régissant l’existence des femmes de la bourgeoisie à cette époque. En fait, le profil du couple St-Laurent répond à l’idéal bourgeois du xixe siècle qui prône la séparation du public et du privé en deux sphères distinctes[18].

Le maintien des acquis familiaux : une gestion prudente du patrimoine familial

La prudence révélée par l’analyse des pratiques d’épargne et d’investissement du marchand St-Laurent contraste fortement avec l’esprit d’entreprise que nous avons pu observer dans notre mémoire de maîtrise chez la première génération de St-Laurent. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, celle-ci avait fondé deux magasins et établi une clientèle dans la région rimouskoise en plus de faire des affaires sur la Côte-Nord et en Gaspésie[19]. À l’inverse, le mot d’ordre de la deuxième génération semble être la conservation et la mise en valeur des acquis sociaux, aussi bien qu’économiques. Cette tension entre esprit capitaliste bourgeois et prudence est loin d’être aussi contradictoire ou unique qu’elle n’y paraît au premier abord. Les travaux récents de Thierry Nootens révèlent que la « transmission des biens à l’intérieur d’une famille pouvait relever d’une logique relativement étrangère aux pressions et transformations favorisant une plus grande circulation des biens et une accélération des échanges[20] ». Certes, la gestion du patrimoine privé pouvait varier d’une famille à l’autre, dépendamment des facteurs individuels, du poids des héritages et des circonstances de temps et de lieu. À l’exemple des petits commerçants étudiés par Sylvie Taschereau, on peut facilement penser que des hommes qui ne possèdent pratiquement rien n’hésitent pas à prendre des risques et à s’endetter[21]. À l’inverse, d’autres ont une gestion fondée sur des habitudes d’épargne fort éloignées de l’esprit capitaliste et s’efforcent avant tout de conserver la fortune qu’ils ont accumulée par leur travail ou acquise d’un héritage.

La famille d’Alphonse-Pierre St-Laurent appartient à ce deuxième groupe qui, déjà bien pourvu à la deuxième génération, prend peu de risques et cherche à protéger ses acquis par l’épargne et des investissements prudents. L’importance accordée à l’assurance est révélatrice de cette attitude. Sur une période de douze ans, St-Laurent consacre 8829,22 $ au paiement d’assurances diverses destinées à protéger ses investissements immobiliers, son fonds de commerce et l’avenir financier des membres de sa famille. Cette somme correspond à 19 % de tout ce qui est consigné dans le livre de comptabilité privée. Elle se répartit inégalement entre l’assurance des biens immobiliers et l’assurance-vie. Ainsi, au cours de cette période, le marchand assure son magasin et ses deux maisons contre le feu pour une somme totale de 2398,24 $ (soit en moyenne 200 $ par année). Cette prévoyance apparaît de façon encore plus manifeste dans les montants destinés à l’assurance-vie. Pendant douze ans, il y consacre 6430,98 $, c’est-à-dire en moyenne 536 $ par année et 72 % du montant total affecté aux assurances. De ce montant, 4109,18 $ servent uniquement à payer une assurance-vie à son nom auprès de la mutuelle d’assurance l’Union Saint-Joseph du Canada. À cette époque, une assurance-vie n’est pas seulement une assurance : elle est aussi une forme de placement qui constitue en quelque sorte le fonds de retraite de l’assuré. Il s’agit en fait d’un placement à faible risque, ce qui équivaut un peu à laisser son argent à la banque.

La prudence de St-Laurent dans ses investissements se traduit également par l’achat d’obligations d’épargne et d’actions de sociétés à faibles risques. Au début des années 1920, il acquiert 50 obligations de la France à la Société générale du Canada et 25 obligations d’épargne de la ville de Paris, totalisant près de 2000 $. L’étude des actes notariés nous montre une pratique immobilière prudente et avisée : Alphonse-Pierre n’a pas tendance à accumuler les propriétés et encore moins à faire de la spéculation foncière. La comptabilité indique qu’il privilégie la mise en valeur de ses deux maisons en y effectuant diverses rénovations et en y installant, au début des années 1920, des commodités comme l’électricité, l’eau courante et le téléphone.

Cette prévoyance d’Alphonse-Pierre permet d’assurer à ses enfants et à sa veuve un bel avenir « économique ». À sa mort en 1927, il laisse environ 32 000 $ d’actif (sans compter l’immobilier). Une fois les dettes et les droits de successions payés, sa veuve dispose d’un peu plus de 26 000 $, ce qui équivaut, de nos jours, à 310 800 $ en tenant compte du taux d’inflation[22]. En termes de rendement (le taux de rendement approximatif des obligations du gouvernement canadien étant à l’époque de 5 %), cette somme procure probablement à la veuve St-Laurent une rente de 1300 $ par année, ce qui n’est pas une somme fabuleuse mais qui suffit très bien pour être à l’aise[23]. Si l’on tient compte du fait qu’elle bénéficie aussi de l’argent provenant de l’assurance-vie de son mari et que le loyer ne lui coûte rien, on peut supposer qu’elle dispose d’assez d’argent pour vivre décemment[24]. D’ailleurs, cette jolie somme, jointe au produit des assurances, permet à la famille St-Laurent de traverser la crise économique des années 1930 sans trop de privation, malgré la lenteur de la plupart des clients à payer leurs dettes envers le magasin[25].

Un rôle social respectable : la philanthropie

Mieux nantis que de nombreuses familles rimouskoises, les St-Laurent pratiquent la charité et n’hésitent pas à donner des sommes importantes à leur paroisse et à leur communauté, même en période difficile. En fait, c’est une véritable tradition de bienfaisance qui s’établit au sein de la deuxième génération de St-Laurent. Engagés socialement dans leur communauté, les St-Laurent prennent part à la gestion de la Fabrique(St-Laurent est marguillier en 1925) et offrent d’importantes contributions monétaires à des organismes de charité[26]. Le livre de comptabilité fait mention de plusieurs dons aux communautés religieuses (Soeurs de la Charité) et à des organismes de promotion religieuse (Propagation de la foi, l’Union de Prière et les Biens de la Terre église). Des sommes substantielles sont aussi versées pour la construction d’un monument voué au Sacré-Coeur en 1918 et 1919 (totalisant 319,75 $). Toutefois chez les St-Laurent, la charité et la philanthropie ne sont pas seulement des valeurs familiales : elles sont avant tout des valeurs féminines.

À n’en pas douter, les dons et la philanthropie de la famille St-Laurent lui valent les bonnes grâces du clergé rimouskois. Catherine St-Laurent est sans doute celle qui a le plus contribué à la réputation de la famille dans ce domaine. Son action caritative, après la mort de son mari, lui attirera la sympathie des prêtres, des communautés religieuses et même de son évêque. Elle a su développer d’excellentes relations avec les représentants du clergé rimouskois, à un point tel que la maison est fréquemment remplie de prêtres qui viennent la visiter et, bien souvent, jouer aux cartes et profiter d’un bon repas. L’une de ses filles raconte que l’archevêque de Rimouski, Mgr Courchesne (1928-1950), venait lui rendre visite à l’occasion. Il lui est même arrivé de parcourir à pied la distance de quatre ou cinq kilomètres séparant l’évêché du Quai, en longeant la voie ferrée.

Monseigneur Courchesne était descendu voir maman. Il était venu prendre une marche à pied, de l’évêché  ; il était venu par le chemin de fer, tout le long. Il était venu voir maman qui était malade au lit[27].

Ils venaient jouer au bridge, mais ils venaient surtout prendre une petite liqueur fine ou manger du sucre à la crème. Il y avait beaucoup de prêtres qui venaient parce que Madame Thériault, la grand-maman, les recevait puis bon, c’était à la mode dans ce temps-là. Il y avait une supposée classe gouvernante qui avait les moyens de les recevoir et eux autres en profitaient[28].

Cette générosité des St-Laurent avait-elle pour but d’acquérir une certaine reconnaissance sociale ? Si ces dons étaient faits de bon coeur, il ne faut pas perdre de vue que cette pratique est aussi intimement liée au statut social de la famille, car comme l’a affirmé l’un de nos témoins, « on était les premiers que les curés venaient voir[29] ». N’oublions pas que, pour le notable, la philanthropie et la charité sont très importantes pour acquérir de la respectabilité. L’action charitable, qui se traduit par un engagement au sein de sa paroisse, par des dons ou par de l’aide financière, assure une visibilité auprès de ses concitoyens. Elle répond aux valeurs catholiques (et protestantes) et à une pression sociale exercée par la communauté envers les personnes ayant un certain statut et une relative aisance économique. « Devoir de classe », la charité publique est aussi intimement liée au rôle des femmes qui aspirent à la bourgeoisie[30]. À cet égard, le cas de madame St-Laurent est particulièrement édifiant. Il nous montre une femme qui s’investit dans la vie de sa communauté, respectée de plusieurs et forte des liens personnels qu’elle a su établir avec des personnages publics. Cela dit, cette image d’une femme engagée dans la sphère publique contraste très fortement avec celle d’une Catherine St-Laurent effacée se tenant à l’écart de l’entreprise de son mari.

L’univers respectable de l’entreprise familiale : gestion et contribution des enfants et de l’épouse

La manière de gérer l’entreprise familiale chez les St-Laurent est révélatrice de leur recherche de respectabilité. Depuis une trentaine d’années, de nombreux historiens se sont employés à mettre en évidence et à comprendre l’évolution historique de la petite entreprise des xviiie et xixe siècles et du début du xxe. Plusieurs ont noté son caractère familial ainsi que l’importance grandissante de la contribution des divers membres du clan familial, de la transmission du savoir et des valeurs familiales, tant chez les artisans que chez les petits boutiquiers. On a également opposé cet idéal qui consiste à devenir son propre patron, aux conditions de vie précaires, aux difficultés économiques et aux multiples faillites d’une grande majorité de petits entrepreneurs[31]. D’autres auteurs ont insisté sur l’idéologie entourant le succès (et l’échec) de cette quête d’indépendance. Le succès de l’homme et de son entreprise dépendait largement de son habileté à se tailler une réputation honorable et à inspirer la confiance au sein d’une communauté, particulièrement auprès de ceux qui se trouvaient en position de pouvoir[32]. Plus précisément, dans le cadre d’une entreprise familiale, l’établissement d’une tradition d’affaires et d’une réputation de « maison honorable » est vu comme synonyme de respectabilité.

Figure 2

Publicité du magasin St-Laurent, Alphonse Fortin, Fête du Centenaire de Rimouski.

Publicité du magasin St-Laurent, Alphonse Fortin, Fête du Centenaire de Rimouski.

On aperçoit sur cette image le portrait d’Alphonse-Pierre St-Laurent, alors décédé, à titre de fondateur, et de son neveu Émile Ouellet, gérant du magasin. Sans aucun doute, cette publicité a pour but d’établir une filiation entre le défunt marchand et son gérant, car ce dernier s’occupera entièrement de la gestion du magasin au nom de la veuve St-Laurent pendant une quinzaine d’années.

Album-souvenir. Notes historiques 1829-1929 (Rimouski, Imprimerie Générale, 1929), xxi.

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Comme c’est le cas dans la plupart des entreprises familiales, la respectabilité est centrale dans la gestion du magasin St-Laurent. Elle est marquée non seulement par la tradition familiale, mais aussi par le respect et l’ordre que tente d’établir le marchand St-Laurent à l’intérieur de son établissement. Les publicités du magasin mettent l’accent sur son ancienneté en évoquant sa date estimée de fondation (« depuis 1850 »). Elles marquent également la transmission des affaires d’une génération à l’autre : « Joseph St-Laurent, fondateur, Alphonse-Pierre St-Laurent, fils du fondateur et Fernand St-Laurent, petit-fils du fondateur[33] ».

Lieu de passage et de rencontres quotidiennes, le magasin St-Laurent constitue, au dire de nos témoins, l’un des seuls points de rassemblement du petit village du Quai[34]. Le fils du gérant de l’époque évoque la présence tardive de plusieurs hommes « jusqu’à huit ou neuf heures du soir » et de rassemblements de ce qu’il appelle de façon savoureuse « la ligue du vieux poêle[35] ». Aussi, le marchand St-Laurent s’assure-t-il d’éviter les conflits ou les débordements à l’intérieur de son magasin en y réglementant quelque peu les manifestations de sociabilité. Ainsi, bien qu’il permette aux hommes de se réunir dans le magasin et de discuter près du poêle, il leur interdit de consommer de l’alcool ou même de fumer. Comme en a témoigné l’une de ses filles, de telles pratiques auraient pu nuire à la réputation de son père et, pour reprendre ses mots, à sa respectabilité[36].

La gestion du magasin St-Laurent est d’abord et avant tout une affaire de famille. Comme c’est le cas chez la plupart des petits entrepreneurs, les liens de parenté qui unissent le marchand à ses employés sont particulièrement révélateurs du caractère familial de l’entreprise. En plus d’avoir comme commis, puis comme gérant, l’un de ses neveux, le marchand emploie tour à tour ses deux fils aînés, jusqu’à leur départ de la maison vers 1920. Toutefois, les affaires sont une responsabilité masculine. Entre le début de notre période et 1935, madame St-Laurent et ses filles restent en retrait. Bien que la gestion d’une entreprise par des femmes ou leur participation aux activités commerciales de leur mari soit un fait historiquement reconnu, celles-ci sont publiquement tenues à l’écart de ce rôle. Leur présence au sein de l’entreprise est remplacée par celle des hommes en raison d’impératifs liés au statut social, à l’idée que l’on se fait de la place que doivent occuper les femmes de la bourgeoisie et à l’idéal des « sphères séparées[37] ». Certes, le recours au travail des femmes tend à rapprocher les commerçants des classes ouvrières ou de la lower middle class plus que de la bourgeoisie : le rôle des épouses dans l’entreprise familiale créant en quelque sorte des difficultés pour l’aspirant petit bourgeois[38]. Par contre, comme l’a récemment montré Béatrice Craig, les femmes de la petite bourgeoisie ne disparaissent pas pour autant de la sphère commerciale et elles n’adhèrent pas nécessairement, partout en Occident, à cet idéal des « sphères séparées » qui se met en place à la fin du xviiie siècle[39].

Dans le cas de la famille St-Laurent, cette contradiction entre le statut social et le travail de la femme derrière le comptoir du magasin ne pose pas de difficulté puisque madame St-Laurent ne s’intéresse pas directement à l’entreprise. Selon les témoignages, elle ne s’est jamais occupée de tenir le magasin ou de prêter main forte à son mari dans la gestion quotidienne de celui-ci[40]. La relative aisance économique de la famille n’exige probablement pas que madame St-Laurent travaille au magasin. Elle a donc pu aspirer à l’idéal de respectabilité de la femme bourgeoise de l’époque. Même devenue veuve à la fin de l’année 1927, elle est loin de se retrouver devant la nécessité de devoir aller travailler[41]. Non dépourvue d’argent ou du soutien de ses proches, elle fait appel aux hommes de la famille, en l’occurrence à son fils aîné et à son neveu par alliance, pour s’occuper de l’administration des affaires familiales. Jusqu’à sa mort en 1948, Émile Ouellet tiendra la comptabilité, rencontrera les fournisseurs ou les voyageurs de commerce, fera l’inventaire et passera les commandes.

Légataire des biens de son mari et tutrice de ses enfants encore mineurs en 1927, elle voit par contre à l’aspect légal du commerce familial. Jusqu’au transfert de l’entreprise à son fils aîné en 1939, c’est elle qui passe chez le notaire pour la signature des documents concernant le fonds de commerce  ; documents où on la désigne même comme « marchande du Quai ». Sa participation se limite à ce rôle officiel. Nos témoins ont tous répondu qu’ils n’avaient jamais vu madame St-Laurent « travailler » au magasin et qu’elle ne se mêlait pas de la gestion des affaires : « Non, les dames de l’époque ne s’occupaient pas de cela. Moi, je ne me rappelle pas de l’avoir vue dans le temps de papa. Peut-être qu’elle venait, mais elle ne venait pas souvent. Elle n’était pas loin, mais elle n’était pas là[42]. »

En fait, madame St-Laurent correspond à cette image d’une femme de la bourgeoisie qui appartient tout entière à l’univers de la maison, au domaine privé par opposition à la sphère publique, fief masculin par excellence. L’idéal des « sphères séparées », cette volonté de distinguer l’univers privé du domaine public et d’établir une séparation entre le monde féminin et le monde masculin est bien présent chez les St-Laurent. C’est peut-être en conformité avec cet idéal féminin que madame St-Laurent ne travaille pas et ne seconde pas non plus son mari dans la gestion quotidienne du commerce familial. N’étant pas forcée, même devenue veuve, de travailler au magasin, elle peut donc, comme c’est l’usage à l’époque, se consacrer entièrement à la conduite de sa maison et à l’éducation de ses enfants, tout en comptant sur l’aide de son indispensable servante.

Un regard de l’intérieur : femmes, univers domestique et servantes

Pendant l’ère victorienne, l’univers domestique bourgeois fut érigé en un véritable havre de la vie privée, en une « maison forteresse » à l’abri des turpitudes de la vie publique du monde masculin. Dans cet univers, femmes et servantes deviennent des éléments indissociables qui concourent à un seul et même but : la création d’un environnement domestique accueillant, réconfortant et qui invite à la détente[43]. La présence de domestiques au sein des ménages petits bourgeois est non seulement une pratique courante, mais une nécessité pour maintenir son statut social et sa respectabilité. La servante permet à l’épouse d’affirmer son statut qui, sans être oisive, n’a pas besoin de s’éreinter à des tâches ménagères qui exigent un certain effort physique, comme récurer les planchers ou battre les tapis[44]. Elle est aussi intimement liée à la notion de respectabilité. Magda Fahrni, qui s’est penchée sur la question du service domestique au Canada, soutient qu’il fut un élément essentiel à la définition d’un mode de vie bourgeois axé sur la respectabilité[45]. L’absence de domestiques, au contraire, remet en cause l’appartenance à une classe sociale dite aisée, mais aussi l’idéal de la femme bourgeoise qui, pour être respectable, doit donner l’apparence de ne pas travailler.

La famille St-Laurent ne diffère pas tellement de ces modèles tracés par l’historiographie. Ses valeurs semblent conformes à ce schème de la division des univers féminin et masculin. Si Catherine St-Laurent ne participe pas au quotidien à la gestion du commerce, elle est très présente dans tout ce qui touche l’univers domestique. C’est autour d’elle que se construit cet univers privé en retrait de celui du magasin et c’est près d’elle que l’on se réunit  ; c’est même à ses côtés que les prêtres viennent jouer leurs parties de cartes. En fait, elle semble presque, à la limite, faire partie du décor. Certaines descriptions faites par nos témoins de l’intérieur de la maison familiale incluent madame St-Laurent dans l’emplacement du mobilier et des pièces :

C’était une très grande maison. En bas, quand on entrait, il y avait un grand salon. À gauche, la salle à manger. Dans le hall d’entrée, c’était assez grand et il y avait un piano. Il y avait deux fauteuils de cuir, une bibliothèque et une horloge grand-père, l’escalier qui montait au 2e étage. […] Puis il y avait à côté de la salle à manger une petite salle à manger d’été qui retombait avec la cuisine en arrière aussi. La cuisine était très grande. Puis, « Gros-Mère » [madame St-Laurent], qui se berçait toujours là[46].

Selon les témoignages recueillis, cette dernière aurait toujours bénéficié des services d’une servante, et ce, jusqu’à sa mort dans les années 1960. Dès 1910 et 1911, on trouve la trace de deux domestiques dans un des livres du magasin et entre 1916 et 1927, quatre domestiques se succèdent au service des St-Laurent  ; certaines y demeurent pendant des années, d’autres, quelques mois seulement[47]. Ses filles ne lui reconnaissent d’ailleurs aucune forme de travail domestique, sauf peut-être la préparation de repas car, semble-t-il, « elle cuisinait, mais très peu[48] ». Les servantes ont donc la responsabilité du ménage, de la lessive, mais aussi des jeunes enfants. Lors de nos rencontres, elles ont insisté sur le fait que c’était surtout les servantes qui s’occupaient d’elles et qui, le soir, les mettaient au lit. De fait, elles en gardent toutes un très bon souvenir[49] :

On a toujours eu une bonne, toujours […]. La dernière qui est partie […] j’avais barré la porte à son chum puis je pleurais, je ne voulais pas qu’elle s’en aille. Marie-Louise qu’elle s’appelait. Je couchais en haut avec elle. Je lui avais barré la porte pour pas qu’elle se marie. […]. Et que je l’aimais. Je me souviens aussi qu’elle était de Saint-Anaclet[50].

[…] Maman en engageait une. Elles n’étaient pas vieilles, 15-16 ans peut-être. Puis ça restait plusieurs années chez moi. C’est comme ça qu’on les connaît très bien. […] Rose-Anna, c’est elle qui allait nous coucher le soir, puis elle nous contait des histoires. Elle les inventait. On avait hâte de savoir la suite[51].

Ces servantes sont recrutées dans les localités rurales des environs du Quai comme Saint-Anaclet ou Saint-Valérien au sein d’une même famille et travaillent chez les St-Laurent généralement jusqu’au moment de leur mariage. Elles résident à la maison, dorment avec les enfants et sont considérées comme des membres de la famille à part entière. Le fait qu’elles soient perçues comme des aides, plutôt que de simples employées rémunérées, correspond à un modèle traditionnel de la domesticité au xixe siècle[52]. Avec l’industrialisation et l’urbanisation, une distance spatiale et sociale s’établit entre la famille et ses domestiques. Dans le cas de la famille St-Laurent, cette distance n’existe pas, d’autant plus que certaines des servantes viennent probablement de familles qui leur sont apparentées[53].

Entièrement tournée vers des occupations d’ordre domestique, Catherine St-Laurent incarne l’idéal d’une femme bourgeoise respectable. Pour les siens, elle est l’âme du foyer, le pivot autour duquel s’organise la vie familiale. Le fait qu’elle ne soit pas tenue de s’astreindre aux tâches ménagères les plus lourdes et de veiller constamment sur ces jeunes enfants grâce à la présence d’une servante lui permet d’affirmer son statut social. On peut aussi penser que si l’aisance financière de la famille et sa recherche de respectabilité favorisent cette division des sphères d’activité entre l’univers masculin et l’univers féminin, « le cycle de la vie familiale » empêche toute contribution importante de madame St-Laurent à l’entreprise. La présence constante d’enfants en bas âge (moins de 4 ans) dans le ménage entre 1911 et 1928 nuit sans aucun doute à l’aide concrète qu’elle pouvait apporter à la gestion de l’entreprise familiale.

Consommer la ville à la campagne : lire, voyager et se vêtir

Loin d’être repliée sur elle-même, la famille St-Laurent profite des progrès réalisés en ce début de siècle dans les transports et les communications pour découvrir des réalités différentes de la sienne. Le prolongement du réseau ferroviaire canadien jusque dans la région du Bas-Saint-Laurent et les Maritimes et l’amélioration des routes lui permettent de voyager à travers la province et le Canada, de s’ouvrir à la réalité urbaine et d’adopter de nouvelles pratiques de consommation. La presse et la radio, véhicules de diffusion des idées politiques et de la culture, sont maintenant très accessibles dans leur région. La famille est abonnée à divers journaux francophones et anglophones, d’allégeance tant libérale que conservatrice et, à partir de 1924, elle syntonise les quelques stations de radio de la province et des États-Unis. Qui plus est, elle fait montre d’une ouverture à la culture anglophone par ses liens étroits avec le monde commercial et maritime, mais aussi par ses choix de lectures et de destinations de voyage.

Presse et magazines : une fenêtre sur les idées et sur le monde urbain

Le Registre des Factures et Paiements Achats révèle toute la gamme des journaux et magazines auxquels la famille St-Laurent est abonnée sur une période de treize ans. L’analyse de ces seize périodiques témoigne d’une grande variété d’intérêts allant du magazine de divertissement aux journaux d’opinions et d’information (presse politique, économique, religieuse, voire agricole). Mis à part quelques périodiques régionaux comme le Progrès du Golfe, la famille St-Laurent est surtout abonnée à des imprimés de l’extérieur du Bas-Saint-Laurent[54]. Comme il est possible au début du siècle de recevoir le jour même à Rimouski un journal de Québec ou de Montréal, cette presse urbaine lui permet de s’ouvrir à de nouvelles idées et aux nouvelles modes par le biais de la publicité des grands magasins.

Les journaux du marchand et de sa famille sont aussi bien de tendance conservatrice que libérale, sans doute par simple souci d’information. Cependant, il se peut que ces deux idéologies trouvent écho chez les membres de la famille, d’autant plus que les journaux qu’ils reçoivent sont, pour la plupart, qualifiés de modérés. D’ailleurs, la fidélité des St-Laurent va à des journaux d’allégeance libérale modérée, comme Le Soleil (de 1916 à 1928) et La Presse (de 1918 à 1927). Simultanément, la famille reçoit des journaux que l’on peut aisément qualifier de conservateurs. Ces abonnements sont toutefois de courte durée, sauf dans le cas de L’Action catholique (de 1921 à 1928). La famille St-Laurent n’est abonnée qu’un an à L’Événement, « l’organe officiel des conservateurs francophones oeuvrant sur la scène fédérale et québécoise » et à La Patrie qui se dit neutre en politique, mais semble être bien conservateur si l’on en juge par son appui au Parti du même nom et à son hostilité envers les nationalistes lors des élections[55]. Dans le cas du Montreal Daily Star, dont les prises de position sont souvent favorables au gouvernement conservateur, la famille St-Laurent n’y est abonnée que pendant quatre ans, mais celles-ci sont riches en événements, crises et controverses  ; citons 1917, année du débat sur la conscription, et 1922, moment fort de la récession économique conséquente à la guerre. Les questions économiques intéressent également monsieur St-Laurent, et peut-être même ses fils aînés (qui s’initient à la gestion du commerce familial entre 1916 et 1919) car la famille reçoit de 1916 à 1928 le Prix courant, un organe d’information qui « traite des questions économiques en hommes pratiques plutôt qu’en théoriciens[56] ».

La presse religieuse trouve aussi une place de choix dans les lectures de la famille. Mentionnons L’Action catholique, particulièrement populaire dans les milieux ruraux. Organe officiel de l’Archevêché, il est très critique face au gouvernement libéral dans les années 1910 et 1920, mais son opposition s’atténue avec le temps et il peut parfois écrire de « jolies choses » sur ce parti[57]. Dans les années 1910 et 1920, ses sujets de prédilection sont les questions religieuses, la tempérance, l’agriculture, la colonisation et l’immigration[58].

Enfin, on remarque chez les St-Laurent un intérêt certain pour la presse de divertissement. La famille est abonnée pendant trois ans à la Revue populaire et madame St-Laurent reçoit La Canadienne. En dehors des chroniques de mode, cette revue s’intéresse à la gastronomie et présente quelques feuilletons romantiques  ; elle traite également de politique, de lettres et d’arts, mais de façon plutôt superficielle[59]. Quant à la Revue populaire, fondée en 1907, elle se veut un magazine familial reposant sur les modèles américains et européens, mais conçu par des Canadiens français et s’adressant à eux[60]. Les nouvelles du front diffusées pendant la Première Guerre mondiale, les feuilletons et les récits de voyages publiés dans la Revue populaire favorisent, chez petits et grands, un certain éveil au monde extérieur. Informée par l’éventail de journaux auxquels elle est abonnée, la famille St-Laurent est loin d’être confinée à l’univers de son petit village. Ses choix de lecture font fi des barrières culturelles, linguistiques et idéologiques. Mais encore, ces échanges entre la famille et le monde urbain se matérialisent à travers des voyages à destination des villes canadiennes et américaines les plus importantes.

Visiter la ville au Canada et aux États-Unis

Au début du siècle, il est relativement aisé pour les Rimouskois de se rendre par train à Québec (Lévis) ou encore à Edmundston, en empruntant le Témiscouata Railway. Depuis le dernier quart du xixe siècle, Rimouski est reliée aux plus grandes villes canadiennes par le chemin de fer Intercolonial. Dans les années 1910 et 1920, plusieurs efforts sont aussi déployés pour développer le réseau routier dans l’Est du Québec[61]. Des routes provinciales relient Québec à Sainte-Anne des Monts, en Gaspésie, et Rivière-du-Loup à Edmundston. Les réseaux ferroviaire et maritime continuent cependant d’acheminer l’essentiel du trafic extrarégional des marchandises jusqu’en 1950, car l’hiver, les routes entre Rimouski et Québec ne sont pas toujours dégagées. Mais à partir des années 1920, l’automobile (puis l’avion après 1945) met fin au monopole du train pour le transport de personnes[62]. En 1930, on compte à Rimouski 326 automobiles, ce qui est de loin supérieur à la moyenne enregistrée dans la plupart des villes de la province qui est de 193[63].

Malgré cette relative facilité de déplacement, voyager demeure l’apanage d’une certaine classe. Avant la Seconde Guerre mondiale, seuls les membres de l’élite rimouskoise effectuent des voyages d’agrément. Ils se rendent en Floride, ou encore en Europe[64]. Les St-Laurent comptent parmi ces rares privilégiés qui par « plaisir » peuvent voyager. Au cours des années 1910 et 1920, ils se rendent plusieurs fois dans les provinces maritimes, au Québec et en Ontario, et parfois même à l’étranger. Dans les années 1910, Alphonse-Pierre et son épouse font même une croisière jusqu’en Floride[65] : « Mon père puis ma mère sont allés en Floride tous les deux : c’était leur voyage de noces, je crois bien. […] Je me souviens de celui-là, parce qu’ils avaient pris une photo et ils l’avaient mise au magasin. Par la suite, [ils ont fait] des petits voyages[66]. »

Figure 3

Monsieur et Madame St-Laurent lors d’un voyage en Floride.

Monsieur et Madame St-Laurent lors d’un voyage en Floride.

On remarque que le couple est en compagnie d’hommes en uniforme. Pourrait-il s’agir des membres de l’équipage de la croisière ? Précisons qu’il s’agit d’une des seules photographies du couple St-Laurent en voyage. En revanche, de nombreux documents photographiques témoignent des voyages et des excursions de la génération de leurs enfants. La photographie nous permet également de documenter les pratiques vestimentaires des St-Laurent dans un cadre beaucoup moins rigide que celui imposé par une photographie de mariage (voir la figure 1).

Collection de l’auteure

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Les distances à parcourir sont aussi assez importantes. Parents et enfants franchissent plus de 750 kilomètres pour aller à Ottawa en 1923. En1917, le couple St-Laurent se rend, en compagnie de l’un des fils aînés d’Alphonse-Pierre, à Halifax et à Charlottetown, ce qui représente plus de 1700 kilomètres. En septembre 1919, monsieur et madame parcourent, depuis Rimouski, un millier de kilomètres pour visiter la grande villede Toronto. Ces voyages sont caractérisés par l’esprit de découverteet d’ouverture à des réalités différentes de celle du petit milieu rimouskois.

Par ailleurs, certains voyages sont faits dans la région immédiate de Rimouski, mais ceux-ci semblent exclusivement réservés aux hommes de la famille[67]. En compagnie de ses frères, beaux-frères, amis et parfois même de l’un de ses clients, le marchand St-Laurent se rend quelques jours à son club de pêche situé dans un des rangs du village voisin[68]. En 1917, St-Laurent s’offre également une excursion aux « Eaux mortes », où il loue une voiture et les services d’un guide[69].

Le train est pendant longtemps le moyen privilégié par la famille pour se déplacer en dehors de la région. On fait bien entendu appel au confort de la première classe, et ce, tant pour les voyages de monsieur et de madame, que pour les déplacements des garçons vers les collèges de Victoriaville, Saint-Hyacinthe et Charlottetown où ils sont pensionnaires. Par contre, vers 1925, la famille St-Laurent fait l’acquisition de sa première automobile, une Willis Whippet, une voiture de tourisme plutôt modeste (voir la figure 4). En 1930, en pleine crise économique, madame St-Laurent en achète une deuxième, une Marquette plus spacieuse et plus luxueuse. Ces automobiles sont essentiellement vouées aux voyages d’agrément et aux randonnées touristiques dans la campagne bas-laurentienne ou pour sortir de la région[70]. En 1935, le fils aîné « emprunte » la voiture familiale et se rend au Manitoba afin de visiter la famille de sa nouvelle épouse. Nos témoins évoquent aussi des voyages aux États-Unis, à Pittsburgh, chez un demi-frère (issu du premier mariage d’Alphonse-Pierre) qui s’y est établi au début des années 1920. Les filles du marchand St-Laurent nous ont parlé de petits voyages à Ottawa, à Montréal ou à Québec en compagnie de leur frère aîné dans les années 1930 et 1940. Certaines d’entre elles évoquent même les « tours » de la Gaspésie qu’elles ont eu la chance d’effectuer avec ce dernier[71].

En dépit du travail qu’exige la gestion quotidienne d’un magasin, les St-Laurent font preuve d’une mobilité surprenante dans leurs déplacements de loisir. La ville occupe une place de choix dans ces différents périples et constitue certainement pour le couple et ses enfants une fenêtre privilégiée sur le monde urbain. Visite touristique de Montréal et de Toronto, visite de parents et amis à Québec et Ottawa, le passage à la ville est aussi une occasion de faire quelques achats et de découvrir de nouvelles pratiques de consommation et de nouvelles modes.

La percée des pratiques esthétiques urbaines chez les femmes des milieux ruraux

La présence croissante de publicités dans les journaux et à la radio, de même que le développement du commerce de détail, des grands magasins et du prêt-à-porter, ont eu une grande influence sur les pratiques de consommation féminines dans les premières décennies du xxe siècle. La diffusion des modes en provenance des États-Unis modifie les pratiques esthétiques des femmes, des secteurs urbains comme des régions rurales. À partir des villes et d’abord auprès des femmes des milieux aisés se diffusent, dans les années 1920 et 1930, certaines modes « controversées » comme le rouge à lèvres, les cheveux courts et même le port du pantalon[72].

Dans le monde rural, on assiste depuis la deuxième moitié du xixe siècle, et surtout dans les premières décennies du xxe, à une hausse de la consommation de produits non domestiques et au recul de l’autosuffisance. Une étude ethnologique menée auprès de femmes beauceronnes a révélé qu’à partir des années 1920, celles-ci ne fabriquaient plus tous leurs vêtements. Dans les années 1920 et 1930, les femmes des régions rurales, même les plus démunies, s’inspirent de plus en plus des modes urbaines, diffusées par le biais des catalogues des grands magasins comme Eaton ou Dupuis et frères[73]. Il serait faux de croire que parce qu’on ne vit pas à la ville, on n’aime pas s’habiller avec élégance ou suivre la mode : « le goût du tout-fait et l’attrait des modes rejoignent toutes les populations », et même celles des milieux ruraux périphériques[74].

Ces nouvelles modes n’échappent pas à l’oeil curieux de madame St-Laurent. Elle semble tout à fait conquise par le prêt-à-porter et certaines pratiques esthétiques qu’elle n’hésite pas à faire connaître à ses filles. Les voyages quasi annuels à Québec et à Montréal sont l’occasion de faire l’achat de vêtements prêt-à-porter chez Laliberté et chez Dupuis et frères. Les dépenses consacrées aux vêtements des femmes et des filles du ménage St-Laurent sont aussi beaucoup plus élevées que celles du marchand et de ses fils. Ces différences de coût s’expliquent notamment par le fait que Catherine ne fait faire aucun de ses vêtements, comme c’est le cas pour son mari et ses fils, préférant s’offrir le prêt-à-porter des grands magasins à rayons.

Sans adopter des tenues extravagantes ou controversées, les St-Laurent suivent les canons de la mode vestimentaire. Sur les photographies des années 1910 (voir la figure 1), monsieur St-Laurent porte un complet à rayures et une veste assez courte. Au début du siècle, et plus particulièrement dans les années 1910, le complet-veston non cintré supplante la redingote et la jaquette. Celui-ci annonce le complet de travail et témoigne de la simplification croissante de la tenue masculine. On observe ce même type d’évolution dans le costume féminin : les faux-culs disparaissent progressivement, les jupes se raccourcissent et les chapeaux se font plus petits à partir des années 1910. Le mot d’ordre de la mode féminine devient la simplicité afin de faciliter la pratique de nouveaux loisirs comme la bicyclette ou la promenade en automobile. Sur une photographie prise lors d’un séjour en Floride, le petit costume de voyage ou « costume-tailleur » de madame St-Laurent (voir la figure 3), formé d’une jupe et d’un chemisier portés avec une veste, à la fois élégant et pratique, traduit bien cet esprit de simplicité[75].

Enfin, madame St-Laurent est très attentive à certaines pratiques esthétiques en vogue dans les villes, mais qui ne sont pas encore généralisées dans les milieux périphériques. Vers la fin des années 1920, elle fait couper les cheveux de toutes ses filles à la mode « garçonne[76] ». Plusieurs photographies comme celle de la figure 4 en témoignent. En fait, l’adoption du prêt-à-porter par madame St-Laurent et la transmission à ses filles de nouvelles modes comme celle des cheveux courts sont particulièrement révélatrices d’une certaine diffusion de la « culture urbaine » en milieu rural au cours des années 1920 et 1930, du moins chez la classe « aisée ».

Figure 4

Catherine St-Laurent au volant de son automobile et ses filles à la fin des années 1920.

Catherine St-Laurent au volant de son automobile et ses filles à la fin des années 1920.

On remarque les cheveux « à la garçonne » des petites filles St-Laurent. Cette mode n’était vraisemblablement pas encore très répandue dans leur milieu, car l’une de nos témoins nous a raconté qu’à la rentrée, lorsqu’elles se sont présentées en classe, les religieuses Ursulines n’auraient pas tellement apprécié leur nouvelle coupe de cheveux (entrevue avec M. St-Laurent). Cette photographie est également intéressante du point de vue de ce mélange entre mise en scène et spontanéité. La photographie devant ou sur l’automobile familiale (on y grimpe comme sur un cheval) est une mise en scène courante au début du siècle, car elle est un nouvel objet de fierté. La spontanéité ou le naturel de cette photographie tient surtout au regard attentionné qu’a madame St-Laurent pour ses petites filles assises sur le marchepied et l’aile plutôt que pour la caméra.

Collection de l’auteure

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Conclusion

En choisissant une famille oeuvrant dans le commerce, cette étude souhaitait mettre en lumière certains comportements sociaux et culturels de la petite bourgeoisie francophone établie en région dans le premier tiers du xxe siècle. L’examen d’un cas particulier nous a permis de faire ressortir certaines caractéristiques générales de l’histoire socioculturelle d’un groupe social dont le cheminement dans le Québec du xxe siècle demeure encore largement méconnu. Mais surtout, cette étude des traces laissées par une famille a mis en évidence les contradictions d’un groupe social partagé entre ses aspirations bourgeoises et la réalité de la gestion quotidienne d’un commerce de détail.

Cherchant à maintenir la réputation, l’image et la fortune acquises au fil du temps, la famille St-Laurent adopte une attitude prudente et conservatrice. Pour elle, pas d’expansion ni de nouvelles entreprises, mais le renforcement des acquis familiaux par l’entretien d’un réseau de relations sociales, des investissements avisés et des pratiques d’épargne (où les assurances occupent une place importante) qui permettront d’assurer l’avenir de la génération suivante. Les St-Laurent adoptent des comportements conformes à un idéal bourgeois de respectabilité. Une respectabilité qui colore non seulement l’image qu’ils tentent de projeter dans la sphère publique, mais aussi leur gestion de l’entreprise. Ils misent sur les représentations d’une tradition d’affaires et d’un magasin « bien tenu ». L’expérience des femmes de la famille et les identités de genre doivent être comprises à travers ce prisme de la respectabilité.

Omniprésente dans la définition des rôles sexuels et dans l’univers domestique, elle est aussi intimement liée au rôle social de madame St-Laurent. La séparation idéalisée du travail de la vie domestique et des univers masculin et féminin correspond aux aspirations bourgeoises de la famille. L’absence de madame St-Laurent du magasin, le recours à des servantes et l’apparence d’un « non-working lifestyle » distinguent les St-Laurent des petits commerçants urbains et tendent à les rapprocher de la bourgeoisie. En ce sens, on peut dire qu’en regard de leurs pratiques et de leurs aspirations, les St-Laurent appartiennent à la petite bourgeoisie. Cependant, cette division entre sphères publique et privée n’est pas étanche. La participation de madame St-Laurent à certains voyages d’affaires de son mari, son action caritative et cet univers « public » qui semble prendre vie dans son salon en témoignent. Plus qu’une réalité stricte, les sphères séparées représentent un idéal dont s’approprient différents individus ou groupes (ici la petite bourgeoisie de périphérie) afin de marquer leurs différences sur le plan social.

L’étude du mode de vie des St-Laurent témoigne également de la situation particulière de la petite bourgeoisie francophone établie en région. Loin d’être repliée sur elle-même, celle-ci voyage, s’informe de l’actualité, écoute la radio et est ainsi mise en contact aussi bien avec les modes urbaines qu’avec les idées politiques. Bien que la famille St-Laurent appartienne au milieu rural, les améliorations survenues depuis la fin du xixe siècle dans les domaines du transport et des communications contribuent à lui ouvrir des horizons nouveaux et extrarégionaux. Sa mobilité de loisir est d’ailleurs surprenante, si l’on considère que c’est surtout aux classes urbaines moyennes qu’on reconnaît ce type de déplacement. Certes, les St-Laurent sont privilégiés par rapport à leurs concitoyens, car ils ont les moyens de voyager, d’acheter des vêtements prêt-à-porter et de s’abonner à plusieurs journaux. Mais ce qui frappe, c’est l’importance croissante que prend la ville dans leur vie culturelle. Que ce soit la provenance de leurs vêtements, de leurs journaux ou leur choix de destinations de voyages, l’univers urbain marque de son sceau la vie de cette famille. Si la dynamique des échanges économiques entre la ville et la campagne nous est bien connue, celle qui s’élabore dans le contexte d’une culture de consommation reste à écrire. Le développement des médias et la mobilité croissante des individus au xxe siècle ont modifié le rapport villes-périphérie, mais surtout, ils ont fait évoluer la signification de ce que représente vivre « en région ».