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L’almanach a peut-être été l’imprimé le plus répandu auprès des classes populaires québécoises à partir des dernières décennies du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1940. Ce « livre aimé de tous », comme l’appelait Émilien Daoust, pourtant relativement peu connu aujourd’hui, fait l’objet d’une analyse érudite menée par Hans-Jürgen Lüsebrink, spécialiste des almanachs européens et américains. Adoptant une perspective généralement comparatiste, l’étude de Lüsebrink entend présenter et questionner la relation de filiation qui existe entre les almanachs québécois et leurs modèles outre-frontières, en insistant toutefois sur ce qui fait la spécificité du corpus québécois à travers les siècles.

Lüsebrink soutient d’emblée que l’almanach québécois, durant ses belles années d’existence, représente « de loin l’imprimé laïc le plus diffusé et le plus lu, devançant largement les tirages et la diffusion de tout autre livre (en dehors de certains livres religieux) et même ceux des grands quotidiens montréalais » (p. 31). Ce n’est donc pas par hasard qu’il se révèle rapidement comme un « médium d’acculturation » de prime importance : il informe une quantité exceptionnelle de lecteurs sur des questions variées, sans faire intervenir, dans bien des cas, le point de vue religieux. Dans cette optique, l’almanach ne représente rien de moins qu’une encyclopédie populaire, à la manière de ses modèles européens, condensant en un volume des connaissances qui, autrement, n’auraient peut-être pas trouvé leur chemin jusque dans les campagnes de la province. Sont ainsi transmises des explications quant aux nouvelles inventions technologiques, à la politique, à l’économie domestique, au corps humain, à la culture, bref, à tout ce qui peut s’avérer utile pour les lecteurs. Cette fonction éducative de l’almanach prend par ailleurs une certaine ampleur dans la première moitié du XXe siècle, alors que la modernisation accélérée de la société, de même que la démocratisation des savoirs, entraînent un besoin et une soif de connaissances nouvelles auprès de la population. Lüsebrink illustre donc parfaitement qu’au-delà des horoscopes et des prédictions annuelles, ces imprimés proposent un contenu sérieux non négligeable, parce qu’ils investissent massivement des foyers où ils n’auraient peut-être pas pénétré autrement.

Le chercheur arrive aussi à bien montrer comment l’almanach canadien-français, à partir du XIXe siècle, cherche à constituer un « puissant vecteur de renforcement et de diffusion » (p. 191) de l’identité collective à travers la représentation de différentes réalités sociales et imaginaires. Plus concrètement, ce sont les thèmes récurrents du territoire, de la langue française et de la religion catholique qui sont discutés, aussi bien dans les textes en prose que dans la fiction. Lüsebrink constate ainsi une réappropriation de l’histoire du Canada, éloignée de la version jugée aliénante qui est proposée par les autorités et les historiens britanniques. Dans la même veine, les almanachs ont contribué à la diffusion des conflits linguistiques et politiques entre anglophones et francophones et à la consolidation d’une identité canadienne-française définie par opposition à ce qui compose les moeurs culturelles et religieuses de même que l’idéologie politique des Canadiens anglais et des États-Uniens.

Paradoxalement, cependant que ces imprimés populaires témoignent et motivent un repli sur soi identitaire, une scission entre le « Nous » et « l’Autre », ils donnent cours à une fascination pour ce qui est étranger. Cette curiosité envers l’inconnu se manifeste le plus fréquemment par le biais de contes, des fables et de légendes publiés dans les almanachs, lesquels sont parfois écrits par des auteurs canadiens appartenant au canon littéraire, comme Philippe Aubert de Gaspé ou Louis Fréchette, et cherchant à rejoindre un large lectorat. Elle déborde cela dit du cadre de la littérature pour être exploitée, au XXe siècle, dans le discours publicitaire, qui mise sur l’attrait de la nouvelle « culture matérielle américaine » (p. 230) auprès des ménages canadiens. Qui plus est, l’« émergence d’une conscience culturelle transaméricaine » (p. 250) est incontournable pour la plupart des rédacteurs d’almanachs, étant donné qu’une large part de leur lectorat est composée des Canadiens français ayant émigré aux États-Unis entre les années 1840 et 1930. Le discours des almanachs au sujet des États-Unis se construit donc certes sur une méfiance inspirée par la crainte de l’Autre, mais aussi sur une attirance fondée sur une proximité, à certains égards, entre les cultures états-unienne et canadienne-française. Ce rapport ambigu à l’autre, comme l’observe avec beaucoup de justesse Lüsebrink, est corollaire d’une redéfinition des paramètres de l’identité canadienne, moins attachée à ses racines européennes, plus les années avancent, qu’ancrée dans une américanité francophone.

Victimes de la modernité des années 1930 et 1940, les almanachs voient leurs tirages chuter considérablement durant ces deux décennies, ce qui les oblige à adopter de nouvelles stratégies de séduction du lectorat. Ils feront notamment usage, à cet effet, de l’illustration et de la bande dessinée, s’alignant ainsi sur les pratiques éditoriales des quotidiens de l’époque. Malgré tout, l’arrivée de la radio dans les campagnes réduit l’importance des almanachs en tant que somme des savoirs utiles, ce nouveau média communiquant de l’information de manière beaucoup plus immédiate. L’étude de Lüsebrink, en abordant ce déclin des almanachs populaires, parvient à convaincre une fois de plus de la pertinence de ces derniers en tant que témoins des transformations socioculturelles, politiques et économiques ayant cours au Canada français durant leur existence. Leur disparition annonce effectivement l’émergence de la société du divertissement et de l’information amenée par les nouveaux médias que sont la télévision, la radio, les journaux à très grand tirage et le cinéma, entre autres.

Il est un peu regrettable, toutefois, que l’étude de Lüsebrink ne s’intéresse que de façon très superficielle aux almanachs qui survivent aux années 1940. Le chercheur parle bien d’une avancée de plus en plus difficile pour ces imprimés dans le XXe siècle et d’une percée encore plus ardue dans le XXIe siècle, sans spécifier vraiment ce qui a permis à de rares titres de survivre jusqu’à nos jours. Il aurait été intéressant, par exemple, qu’une analyse détaillée de la forme, du contenu et des stratégies de diffusion actuels de L’Almanach du peuple fasse la lumière sur sa longévité. Il ne s’agit là néanmoins que d’un simple regret qui ne jette aucune ombre sur un ouvrage finement conçu et essentiel à la compréhension d’un large pan de l’histoire culturelle québécoise.