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L’histoire et la généalogie constituent deux voies d’exploration du passé qu’il est difficile de combiner avec bonheur. Les méthodes de recherche documentaire en sont différentes et l’intégration des micro-histoires familiales dans l’histoire générale de la région concernée exige une grande habileté et pose d’évidents problèmes d’organisation de la matière.

Dans ce domaine, Marcel Fournier possède à son actif une belle liste d’études où il marie sa passion pour la généalogie avec l’histoire du peuplement européen et surtout français en Nouvelle-France et au Québec. Pour ce nouvel ouvrage, consacré à l’immigration française (et accessoirement belge et suisse) dans la région de Lac-Mégantic entre 1870 et 1910, il demeure fidèle à une formule bipartite d’exposé, historique d’une part, biographique et généalogique d’autre part.

La partie historique de l’ouvrage, bien que non articulée en chapitres numérotés, traite de trois sujets distincts : un « bref » historique de la région de Lac-Mégantic (p. 19-67), l’histoire de la Compagnie nantaise (p. 68-123) et une étude des familles françaises établies dans la région entre 1870 et 1910 (p. 124-142).

Malheureusement, le chapitre d’introduction à l’histoire de la région se révèle le moins bien composé. Puisant à plusieurs sources d’époques diverses, Fournier ne parvient pas à présenter au lecteur non spécialiste un tableau clair et succinct de la période envisagée.

Le recours à de très longs extraits d’auteurs (70 lignes citées de Stanislas Drapeau [1863]), l’abondance de détails topographiques, pour lesquels une carte plus détaillée aurait été utile, l’intérêt anecdotique de pousser jusqu’en 2011 des notices consacrées à l’évolution des structures administratives et paroissiales de huit municipalités (sans aucun appareil de références) et l’insertion en vrac de listes des noms de commerçants et de notables tirés des bottins des années 1880 à 1910, tout cela fournit beaucoup d’informations, mais de manière plutôt brute que commentée.

Le chapitre consacré à la Compagnie nantaise suit l’évolution chronologique d’un acteur majeur dans l’implantation de colons français dans la région. Il s’agit d’un cas assez rare de conjonction d’intérêts démographiques et économiques dans le cadre d’une association réunissant des Canadiens français de l’Estrie et des Français de Nantes. On se rappellera que, sous la présidence de Mgr Antoine Racine, nouvel évêque de Sherbrooke, des notables catholiques de cette ville mettent sur pied en 1880 une entreprise vouée à l’immigration de colons français dans la région du lac Mégantic. Il s’agit de la Société de colonisation des Cantons-de-l’Est, qui sera associée à la Compagnie nantaise (1881-1893).

Le factotum du projet est Jérôme-Adolphe Chicoyne, avocat et agent d’immigration. Il fera plusieurs voyages en Europe et s’abouchera avec des notables catholiques de Nantes qui investiront d’importants capitaux privés dans l’entreprise. Si la tentative de développer l’immigration dans le canton de Ditton, associée à un projet de monastère de Trappistes, tournera court, par contre l’établissement de colons dans le canton de Woburn sera plus positive. Ici, la coupe de bois débouche sur l’établissement d’une grande scierie à Lac-Mégantic, dont les profits devaient rentabiliser les coûts reliés à l’établissement de nouveaux arrivants. Malgré de fréquentes injections de capitaux, la Compagnie nantaise sera liquidée en 1893. Elle avait vendu sa scierie en 1886, à la suite de la crise économique de 1884.

L’histoire de la Compagnie nantaise elle-même (p. 68-91), de ses difficultés financières et des relations tumultueuses entre Chicoyne et les actionnaires nantais est bien menée. En fait, Fournier reprend à toutes fins utiles (et parfois de très près) l’exposé qu’en a fait, il y a plus de trente ans, l’historien John I. Little dans un article de la RHAF publié en 1978. L’auteur ne s’en cache d’ailleurs pas qui, dès le titre de ce chapitre, fait un appel de note référant à cet article !

On appréciera par contre le dernier chapitre (toujours non numéroté !) consacré à une analyse sociale et démographique des familles d’immigrants français de la région du lac Mégantic. L’auteur a eu recours à de nombreuses sources inédites qui éclairent le voyage, l’installation et, pour beaucoup, l’exode ultérieur qui frappera cette communauté installée dans des cantons peu fertiles des Hautes-Appalaches.

Il est à regretter que la documentation utilisée pour la partie historique soit exclusivement écrite en français, car l’histoire de la région a été également étudiée par des auteurs anglophones (L. S. Channel, John Little). À ce titre, le recours à l’important ouvrage de Little (Nationalism, Capitalism and Colonization in Nineteenth-Century Quebec, 1989) aurait permis de comparer la tentative d’implantation française dans cette région avec les initiatives anglaises et écossaises de cantons voisins.

La première partie de l’ouvrage souffre donc d’un certain éparpillement et du manque de lignes directrices. L’ordonnance du texte est interrompue par l’insertion d’appendices, qui auraient dû être relégués à la fin du livre ou de la partie historique.

Dans la seconde moitié de l’ouvrage (p. 147-292), consacrée aux biographies et généalogies de plusieurs dizaines de migrants français dans la région de Lac-Mégantic, Fournier est visiblement plus à son aise.

Il faut saluer ici la qualité de la recherche, qui a exigé un important travail d’archives tant au Québec qu’en France et qui a pu être mené grâce à la coopération d’amateurs de généalogie de divers pays.

Chaque petite monographie consacrée à une famille d’immigrants nous initie au milieu français d’origine de la famille, puis en suit les itinéraires de migration, les détails d’établissement dans la région et en précise les données généalogiques. On découvre ainsi que plusieurs immigrants français étaient protestants.

Marcel Fournier a tiré visiblement parti des listes nominatives des recensements du Canada entre 1871 et 1911 à des fins généalogiques, mais il aurait pu en extraire d’autres renseignements, entre autres en ce qui a trait à la scolarité des enfants ou aux activités économiques, par exemple agricoles, et les comparer avec les performances d’autres cultivateurs des mêmes paroisses ou cantons.

Relevons quelques erreurs (p. 20 : Townships pour Township ; p. 25 Wotton pour Whitton).

L’ouvrage, écrit dans une langue agréable, est illustré de nombreuses photos et comporte plusieurs index toponymiques et onomastiques.