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L’anecdote voulant que Montréal ait eu, jusqu’au début du xxe siècle, un taux de mortalité infantile plus élevé que celui de toute autre ville occidentale – se rapprochant de celui de Calcutta – est bien connue, souvent racontée aux étudiants afin de leur faire comprendre jusqu’à quel point la vie était précaire dans la ville industrialisée de la fin du xixe siècle. Partout dans le monde, et ce depuis longtemps, les taux de mortalité infantile et de mortalité maternelle sont utilisés comme indicateurs de la santé et du degré de « civilisation » d’une nation. Dans Un Québec en mal d’enfants, l’historienne Denyse Baillargeon se penche non seulement sur la réalité de la mortalité infantile au Québec entre 1910 et 1970, mais aussi sur la construction de cette réalité comme un problème par les médecins, les infirmières, les associations de femmes, le clergé catholique et les trois niveaux de l’État (fédéral, provincial et municipal). Elle y explore également les tentatives de solutions apportées par ces mêmes groupes, tentatives qui étaient partie intégrante du processus plus large de la médicalisation de la maternité au cours du xxe siècle. Ce livre érudit et fouillé, rédigé à partir de recherches exhaustives dans les sources, demeurera sans doute l’étude définitive de son sujet. Il contribue non seulement à l’histoire de la santé et à l’histoire des femmes, mais aussi à l’histoire politique du Québec.

La médicalisation de la maternité – c’est-à-dire de la grossesse, de l’accouchement et de la petite enfance – est un sujet qui a déjà été abordé par d’autres chercheures explorant d’autres sociétés. Nous pensons par exemple aux travaux de Cynthia Comacchio sur l’Ontario, ou encore à ceux de Rima Apple sur les États-Unis. L’ouvrage de Baillargeon se situe carrément dans cette historiographie internationale, qui influence à la fois les questions posées et les conclusions tirées. Ce qui est nouveau dans son livre est l’accent mis sur le contexte québécois. À l’instar d’autres historiennes, Baillargeon insiste sur le fait que la maternité – phénomène supposément « naturel » – a une histoire, mais elle ajoute que cette histoire est « bien nationale ». En analysant la médicalisation de la maternité au cours du xxe siècle, ainsi que la résistance à ce processus, elle signale les parallèles avec ce qui s’est passé ailleurs dans le monde, mais elle y décerne également une spécificité québécoise – et au sein du Québec, une spécificité franco-catholique.

Après une introduction détaillée qui présente la problématique, l’historiographie pertinente, les sources dépouillées et le plan du livre, Un Québec en mal d’enfants commence par un chapitre sur l’ampleur des problèmes jumeaux de la mortalité infantile et de la mortalité maternelle au début du xxe siècle. Dans ce chapitre, intitulé « Une “mauvaise mère” nommée Québec », l’auteure démontre la « piètre figure » (p. 33) que faisait la province à comparer à ses voisins. Au sein du Québec, le taux de mortalité infantile était plus élevé chez les catholiques que chez les protestants et les juifs et, à partir des années 1930, plus élevé chez les catholiques francophones que chez leurs coreligionnaires anglophones. Les raisons données par Baillargeon pour le taux de mortalité infantile élevé et pour l’écart entre les taux respectifs des catholiques et des non-catholiques sont économiques, mais aussi culturelles : la pauvreté ; des installations sanitaires inadéquates ; l’éloignement de nombreuses femmes des médecins et des infirmières ; les manières respectives des catholiques et des protestants de colliger les statistiques et d’interpréter la catégorie « mort-né » ; le grand nombre d’enfants abandonnés dans les crèches ; et les pratiques de maternage des mères canadiennes-françaises, notamment le sevrage précoce.

Le chapitre subséquent, « Une mortalité infantile bien nationale », aborde la prise de conscience de la mortalité infantile au début du xxe siècle par les médecins francophones, pour qui le grand nombre d’enfants morts en bas âge était une catastrophe à la fois médicale et nationale. Leur solution, explorée dans le chapitre suivant, était la médicalisation de la maternité, processus qui, pour eux, voulait dire remédier à « l’ignorance des mères » (p. 94). Dans le chapitre 4, les nombreux services mis sur pied par des organismes charitables privés et par les différents niveaux de l’État afin de pallier cette « ignorance » sont analysés sous l’angle d’une « économie sociale mixte ». Selon Baillargeon, la tendance historiographique « actuellement dominante » qui réfute « la thèse du retard québécois dans le domaine de la santé » n’arrive pas à expliquer les « spécificités et insuffisances » du secteur de santé au Québec à l’époque (p. 133-134). L’auteure offre cependant une porte de sortie du débat un peu stérile sur ce supposé retard, en insistant sur l’idée d’une économie sociale mixte théorisée par la sociologue Mariana Valverde, entre autres, et en proposant le duo philanthropie/État pour remplacer le duo tradition/modernité. De plus, ce duo aurait été « genré », la philanthropie étant perçue comme oeuvre féminine et l’État comme institution masculine. Le chapitre 5, pour sa part, se penche sur les clivages dans le mouvement de la sauvegarde de l’enfance (une coalition « cimentée par le nationalisme », p. 185) : conflits entre praticiens privés et hygiénistes, médecins et infirmières, et infirmières et bénévoles, mais aussi entre des médecins et les femmes bourgeoises qui dirigeaient des associations caritatives, et entre l’État et certaines factions de l’Église catholique.

Enfin, dans un chapitre substantiel d’une cinquantaine de pages intitulé « La mère québécoise et ses enfants » (une référence au célèbre ouvrage du Dr Ernest Couture envoyé à plusieurs générations de mères par le gouvernement fédéral et intitulé La mère canadienne et son enfant), Baillargeon donne le dernier mot aux mères elles-mêmes. À partir d’entrevues réalisées avec soixante-six femmes québécoises (toutes franco-catholiques, semble-t-il), l’auteure montre comment ces mères ont su suivre, intégrer, négocier ou bien carrément ignorer les directives des médecins, des infirmières et des bénévoles. À long terme, ces femmes, en acceptant les conseils et les services médicaux ou en les cherchant activement, auraient contribué à la médicalisation de la maternité. L’utilisation de l’histoire orale – une méthode et une source privilégiées dans le livre précédent de l’auteure, Ménagères au temps de la Crise – rend ce chapitre très vivant et même touchant, apportant un regard différent de ceux des autres sources consultées : archives fédérales, provinciales et municipales ; documents d’associations privées ; publications officielles ; revues professionnelles, féminines et féministes. Dans ce chapitre, comme dans les autres, la Deuxième Guerre mondiale sert de point de rupture qui scinde en deux la longue période qui s’étend de 1910 à 1970.

Un bref épilogue rappelle aux lecteurs les raisons de la baisse du taux de mortalité infantile au cours du xxe siècle (la médicalisation de la maternité, certes, mais aussi des transformations économiques importantes) ainsi que l’une des ironies de cette histoire, à savoir que la médicalisation de la maternité n’a pu véritablement se produire au Québec qu’après la baisse de la fécondité. Selon l’auteure, « c’est à partir du moment où les femmes ont eu moins d’enfants qu’elles ont été davantage en mesure de se conformer aux directives médicales ». (p. 285) Comme le suggère son titre révélateur, « En avoir ou pas », cet épilogue rend compte du développement de moyens de contraception efficaces au milieu du siècle et donc de la nouvelle possibilité d’éviter la maternité. L’arrivée de la pilule anovulante dans les années 1960, ainsi que la multiplication de cliniques de planification familiale, sont des signes incontestables de la médicalisation non seulement de la maternité, mais aussi de la contraception.

Ce livre amplement illustré bénéficie d’un appareil critique substantiel : notes de fin détaillées, index complet, bibliographie exhaustive, plus deux annexes sur les sources écrites et orales et les taux de mortalité infantile au Québec et au Canada. Probablement trop long pour être utilisé dans un cours de baccalauréat, Un Québec en mal d’enfants sera toutefois un ouvrage incontournable pour les chercheurs et les étudiants des cycles supérieurs.