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A Silent Revolution est un livre majeur. Il constitue la première étude rigoureuse et systématique du patrimoine financier des femmes en milieu urbain au Canada. Chaque chapitre expose un élément différent du patrimoine financier. Chapitre après chapitre, l’auteur analyse les investissements faits par des femmes dans les banques, les assurances, les hypothèques, les actions, les bons d’épargne et les biens immobiliers. On étudie également l’implication des femmes dans les réseaux de crédit et de biens et effets ainsi que dans les entreprises urbaines. C’est un travail qui fait preuve d’une grande originalité. Il est surprenant de constater le peu d’intérêt des historiens pour ces questions.

Le livre décrit et compare des modes de possession, de transfert et de transmission des biens à Victoria, en Colombie-Britannique, et à Hamilton, en Ontario, durant la période allant des années 1860 jusqu’aux années 1930. Cependant, l’analyse porte principalement sur les années 1880 et les décennies suivantes. Ainsi, l’auteur traite surtout des années qui suivent la mise en vigueur de lois sur la propriété des femmes mariées dans la plupart des provinces canadiennes à l’extérieur du Québec, y compris la Colombie-Britannique et l’Ontario. Comme Lori Chambers, Christopher Clarkson et d’autres historiens canadiens l’ont démontré, ces lois controversées permettaient essentiellement aux femmes mariées de garder leurs revenus et avoirs. Elles devenaient indépendantes de leur mari, ce qui leur ouvrait de nouvelles possibilités. De nouvelles stratégies d’investissement pouvaient également émerger pour les couples.

Baskerville présente de façon habile des preuves quantitatives d’une « révolution tranquille » suscitée, selon lui, par ces lois. Il explique qu’elles représentaient « la plus grande redistribution de la richesse depuis la conquête des terres amérindiennes par les Européens » (p. 236). Cette révolution impliquait un rôle plus important pour les femmes dans l’économie, en tant qu’héritières de terres et d’argent, actionnaires (surtout de banques), propriétaires, prêteuses et femmes d’affaires. Ainsi, à la lumière de sources judiciaires, Baskerville modifie sinon rejette un argument majeur qui figure dans les interprétations antérieures des lois sur la propriété des femmes mariées, argument selon lequel une magistrature conservatrice aurait minimisé l’autonomie et les avantages que les femmes auraient pu tirés de ces lois.

Au contraire, l’auteur démontre que la richesse manifeste des femmes et leur influence dans toute une gamme d’activités économiques augmentent de façon dramatique dans les années qui suivent l’adoption de ces lois. Il prétend également que cette activité économique ne peut pas s’expliquer selon le concept des « sphères séparées » (un concept que les historiennes féministes critiquent depuis environ vingt ans) et que ces femmes agissaient de leur propre volonté selon leurs situations particulières et pour différentes raisons, quoique la nature des sources utilisées ne permet pas à l’auteur d’approfondir cette question davantage. Il souligne de plus l’importance du lieu de résidence de ces femmes (p. 243), et combien les structures démographiques, économiques et légales – surtout les lois sur le douaire – déterminaient le degré d’autonomie d’une femme. Dans leur ensemble, ce sont des femmes qui « voulaient prendre leur juste part du gâteau économique » (p. 245).

De façon générale, ce sont des arguments convaincants et les résultats de l’analyse sont frappants. Par moments, cependant on ne ne tient pas assez compte de l’appartenance des femmes à leurs réseaux familiaux et je me demande si l’auteur ne minimise pas trop la possibilité que certaines de ces femmes n’aient été propriétaires que de nom dans des cas où le couple cherchait à protéger ses biens face à ses créditeurs. De plus, les femmes sont présentées de façon imprécise : on décrit souvent (mais pas toujours) leur statut civil, mais on fait rarement référence à d’autres identités interdépendantes de classe, race, ethnicité ou religion. Car ces femmes possédant des biens provenaient principalement de la classe moyenne ou de l’élite.

Afin de comparer le patrimoine financier des femmes habitant Victoria et Hamilton, Baskerville analyse les recensements, les rôles d’évaluation foncière, les documents de succession, les testaments et les listes des porteurs d’actions de banques et de compagnies d’assurances. Il jongle avec les données de façon habile et il réfléchit intelligemment sur les facteurs qui auraient pu les influencer. Dans les annexes, il cherche à évaluer comment les préconceptions au sujet de la différence sexuelle influençaient ces sources. J’aurais aimé en apprendre davantage sur les mécanismes derrière la création de telles sources et ce qu’elles auraient pu dévoiler sur le type d’individu qui possèdent ces biens. Par exemple, toutes les successions faisaient-elles l’objet d’une vérification judiciaire ? Quelle proportion des hommes et des femmes rédigeait un testament ? Les cas analysés sont peu nombreux. Quelles étaient les circonstances entourant chacun d’eux ? Quelle proportion de femmes dans chacune des deux villes accumulait des biens importants ?

On aurait égalemet pu présenter les différentes données plus simplement. A Silent Revolution ? est bien écrit et il offre des histoires vivantes au sujet de cas réels de femmes. Cependant, la tendance de Baskerville de souvent proposer une hypothèse (et parfois une hypothèse illogique), pour ensuite la démolir rend la lecture fastidieuse. Sa manière de présenter son analyse quantitative rend le livre moins accessible à ceux qui sont moins habiles avec les chiffres. L’auteur tient pour acquis que le lecteur connaît les méthodes quantitatives, ce qui laissera dans le noir certains des très nombreux historiens et lecteurs qui n’ont pas de grandes connaissances en la matière. Par exemple, « Les chiffres fournis dans le tableau 1.6 sont les log-odds des chances qu’un individu investi dans la catégorie la plus à risques. » « Cependant, il ne faut pas trop se fier à ces conclusions car le carré de l’âge n’est pas significatif ». (p. 45. Ma traduction.) De telles affirmations devraient être mieux expliquées à un grand public. Certains titres de tableaux étaient imprécis ou encore les sources utilisées étaient mal décrites. Une meilleure révision éditoriale aurait pu corriger ces problèmes.

Les forces du livre de Baskerville et sa contribution à nos connaissances sur le domaine traité sont importantes. Le livre informe les historiens sur la propriété, l’héritage, les villes, les femmes, la différence sexuelle et l’économie. Il devrait changer la manière dont les historiens enseignent et écrivent sur les femmes et sur la propriété et les villes entre 1860 et 1930, voire les décennies suivantes.