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Le tabac ou pétun est à la base de l’économie des premiers établissements français des Petites Antilles (Saint-Christophe, Guadeloupe et Martinique), mais, à partir de 1635, la Compagnie des îles de l’Amérique nouvellement reformée, qui assure la direction de la colonisation des îles en vertu d’un privilège royal, envisage de diversifier la production. Le traité conclu le 14 février 1635 entre celle-ci et les capitaines Charles Liénard de L’Olive et Jean du Plessis qui s’apprêtent à conquérir la Guadeloupe pour son compte, stipule que « les années qu’on ne travaillera point de pétun, lesdits sieurs occuperont les habitants à faire du coton, du sucre, ou autres marchandises[1]… ». Il s’agit de développer une production qui existe vraisemblablement déjà à une petite échelle et d’en faire la force des îles. La Compagnie soutient aussi les initiatives du marchand de Rouen Daniel Tressel à la Martinique et du gouverneur Philippe de Longvilliers de Poincy à Saint-Christophe[2]. Le sucre est plein de promesses. Le père jésuite Jacques Bouton, de passage aux îles en 1640, fait de cette production l’avenir des établissements français des Antilles[3]. L’Anonyme de Saint-Christophe, sensiblement à la même époque, se montre tout autant enthousiaste, « ce sera le moyen de faire telle quantité de confitures sèches et liquides qu’on désirera, lesquelles étant envoyées en France, on en tirera de quoi faire subsister abondamment les peuples de ces îles et que peut-on désirer de plus délicieux[4] ? ».

Il s’agit pour la Compagnie d’investir un nouveau marché pouvant dynamiser les implantations françaises et les échanges dans le cadre de la politique définie par le cardinal de Richelieu[5]. Cependant, elle n’est pas un simple agent d’exécution. Elle fait des choix en matière économique afin d’atteindre ses objectifs qui traduisent son souci d’assurer la rentabilité de investissements consentis par ses actionnaires, fussent-ils des créatures de Richelieu.

En 1642, la Compagnie des îles de l’Amérique s’engage personnellement dans la culture de la canne et sa transformation en s’occupant d’une vaste habitation appelée « la famille ». Cette participation à la production des sucres est souvent mésestimée, alors qu’elle signifie sa volonté de jouer un rôle essentiel dans la réorientation de l’économie antillaise. C’est une expérience unique qui a valeur d’exemple.

La famille est peu évoquée et demeure donc une entreprise peu connue. Christian Schnakenbourg écrit dans un article consacré aux débuts de l’industrie sucrière à la Guadeloupe : « de cette famille, nous ignorons tout : qui était-elle, d’où venait-elle, quelle était sa compétence[6] ? ». En fait, la famille ne nous est pas totalement inconnue. Les actes de délibération de la Compagnie des îles de l’Amérique et les instructions laissées par les directeurs au commis de la famille – un document visiblement ignoré de nombreux chercheurs qui appartient pourtant au même ensemble documentaire que les actes[7] – nous permettent de mieux comprendre la stratégie suivie par la Compagnie dans le domaine de l’économie sucrière, d’en saisir les inflexions et de suivre l’élaboration du projet de la « famille ». Il conviendra de nous demander comment cette entreprise a été menée, comment elle a été organisée et quels en furent les résultats. Mais dans quelle mesure la Compagnie est-elle capable d’organiser l’économie antillaise et d’animer le commerce vers la France afin d’asseoir la politique maritime et commerciale française ?

L’établissement de la famille

Premiers développements sucriers à la Guadeloupe

La culture de la canne à sucre n’a pas été introduite à la Guadeloupe par les Français. Il semble que cela ait été le fait des Espagnols et qu’elle ait été délaissée ensuite, les cannes retournant à l’état sauvage. C’est du moins la version des événements donnée par les chroniqueurs. C’est cette canne dite sauvage qui a été au commencement des expériences françaises. Le jésuite Jacques Bouton dit d’elle qu’elle pousse sans beaucoup de travail et vient à sa perfection en huit mois. Le jésuite se montre particulièrement optimiste quant à son exploitation : « on en a fait l’expérience qui a bien réussi […] quand les moulins seront faits, cette île sera plus considérable que par le passé[8] ». L’Anonyme de Saint-Christophe souligne que les « cannes de sucre sont en abondance en l’île de la Guadeloupe, où elles croissent naturellement[9] ». Il semble que des colons s’adonnent à cette culture, car l’Anonyme évoque un peu plus loin dans son récit « quelques compagnies de marchands [qui] y ont fait bâtir [des moulins][10] ». Nous ne connaissons pas ces entrepreneurs. La date de composition de la relation n’étant pas connue, il est difficile d’avancer des hypothèses. Christian Schnakenbourg pense que l’Anonyme de Saint-Christophe évoque en fait l’entreprise plus tardive de Samuel Tressel[11]. Il semble bien pourtant que des habitants exploitent déjà la canne à Saint-Christophe. Nous trouvons en effet la trace d’un engagement de deux Rochelais « pour faire pétun, coton et sucre » en 1640[12].

Le premier grand projet sucrier à la Guadeloupe est évoqué lors de la délibération de la Compagnie des îles de l’Amérique du 6 octobre 1638. Un certain sieur Turque propose de passer à la Guadeloupe avec douze hommes pour travailler au sucre. Il demande à la Compagnie son passage franc pour lui et ses hommes et l’exemption des droits. Les associés examinent sa proposition et accèdent à sa requête, mais pour six hommes seulement. La prudence est de mise. Nous ne savons pas pourquoi la Compagnie se montre dubitative sur la réussite de l’entreprise. Le sieur Turque ne semble jamais être passé aux îles, et le projet d’exploitation du sucre à la Guadeloupe reste lettre morte[13]. Le 6 avril 1639, Daniel Tressel, qui a obtenu le monopole de la culture de la canne pendant six années à la Martinique, reçoit de la Compagnie par contrat une ou deux habitations à la Guadeloupe pour y faire des sucres, selon l’expression consacrée, « aux conditions générales et sans privilège particulier ». Il ne dispose pas du monopole de la canne à la Guadeloupe, il est un producteur comme les autres, devant acquitter les droits à la Compagnie[14], vraisemblablement parce que la Compagnie a cédé à une association de marchands dieppois la mise en valeur de l’île pour six ans[15]. Mais cela pourrait aussi indiquer qu’il y a déjà des planteurs à cette époque à la Guadeloupe. Daniel Tressel fait passer un de ses fils, Samuel, à la Guadeloupe pour assurer la conduite de l’entreprise[16].

Cependant, les terres proposées par la Compagnie pour la culture de la canne à la Guadeloupe ne satisfont pas le jeune Tressel, car elles sont couvertes « de grands bois périlleux et malsains ». Aussi se met-il en quête d’une habitation. Il s’entend avec le gouverneur Charles Liénard de L’Olive, pour l’achat d’une habitation « située le long d’une belle rivière […] et d’étendue convenable » moyennant 35 000 livres de pétun à livrer moitié dans un an, et l’autre moitié un an après. Le contrat est signé le 20 août 1639. Le gouverneur lui concède aussi « en pur don » deux jardins de « Sauvages » aux environs desquels se trouve aussi « quelque quantité de cannes sauvages bonnes à replanter »[17]. Mais Tressel ne dispose pas des fonds nécessaires pour réaliser cet investissement et fait appel à la Compagnie. Les associés, craignant qu’en cas de refus de leur part, Tressel n’abandonne l’affaire, se décident à le soutenir financièrement en lui faisant un prêt de 20 000 livres de pétun « savoir X milliers par le commis de la Compagnie en l’île de la Martinique, si tant il en a, sinon en prenant certificat de lui […] jusqu’à la concurrence desdits XX milliers en déclarant par ledit Trezel que c’est pour l’achat desdites habitations ». Ils promettent à Tressel de faire passer gratuitement sur un des vaisseaux de la Compagnie « quelques machines ou engins à sucre »[18].

Mais les choses ne se passent pas comme Tressel l’entendait. En 1640, il réclame aux associés de nouveaux privilèges pour exercer son activité à la Martinique et à la Guadeloupe et des engagements fermes pour aider et promouvoir ses fils dans la société coloniale. Il veut notamment un « privilège du roi ample et en forme due sous le grand sel avec la commission de son éminence » garantissant, pour lui et ses héritiers, le monopole de la culture de la canne à la Martinique et à la Guadeloupe pendant quinze ans « avec défense à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient de s’y entremettre » sans son consentement sous « peine de confiscation pour la première fois, pour la seconde, de 10 000 livres d’amende en outre et de punition corporelle »[19].

Le 13 mars 1640, les associés tiennent une assemblée presque exclusivement consacrée à ces demandes. Ils ne veulent pas satisfaire sa requête principale, le monopole, mais ils s’engagent à intervenir auprès du roi, pour obtenir « l’exemption de tous droits esdites îles et de la sortie des sucres d’icelles […] et l’entrée libre en France desdits sucres pour les dix premières arrivées », ainsi que le « prêt d’un des petits vaisseaux de sa majesté quand il ne sera employé au service du roi pour cependant faire un voyage ou deux auxdites îles pour y transporter des hommes, ustensiles et autres choses nécessaires pour le soulager en ses commencements entretemps qu’il se prépare d’en avoir un exprès à lui appartenant pour être employé continuellement à faire lesdits voyages »[20].

Les choses prennent alors forme à la Guadeloupe. Des constructions sont faites et des hommes sont recrutés pour travailler au sucre. Trois jeunes gens de Dieppe, Robert Dumesnil, Antoine de la Croix et Étienne de Vic, viennent ainsi à la Guadeloupe comme engagés[21].

Le tournant de 1642

En 1642, la Compagnie, après avoir soutenu les efforts de Daniel Tressel à la Martinique et à la Guadeloupe, entend se lancer dans la production du sucre. Le 16 décembre 1642, les associés réunis en assemblée décident ainsi d’entreprendre « …la manufacture des sucres en l’île de la Guadeloupe et pour cet effet [entreront] dans la dépense nécessaire à cet établissement[22] ».

Ce changement de stratégie en matière économique de la part de la Compagnie mérite d’être expliqué. Christian Schnakenbourg place en 1641, soit un an plus tôt, les intentions de la Compagnie de se lancer dans le sucre. Il prétend, en s’appuyant sur la délibération du 22 décembre 1641, qu’elle écarte Tressel de la Guadeloupe en récupérant son moulin contre une compensation, et se met en recherche d’ouvriers spécialisés pour mener sous son autorité la production. Il affirme, en reprenant cette fois-ci le chroniqueur dominicain Dutertre, qu’elle confie la direction des opérations au lieutenant général de l’île de la Guadeloupe, Aubert, en 1642[23]. Tous les éléments s’agencent bien, même si on peut s’interroger sur le temps passé entre cette « prise de possession » (en 1641) et l’organisation de la famille un an plus tard (en 1642), mais la démonstration est séduisante. Elle amène cependant quelques questions.

D’une part, il n’est pas sûr qu’Aubert ait reçu de la Compagnie de quelconques assurances pour la conduite de la confection des sucres. Dutertre a très bien pu travestir les événements et prêter à Aubert davantage de responsabilités qu’il n’en avait pour mieux minimiser celles du futur gouverneur de la Guadeloupe Charles Houël avec qui il entretient une très forte animosité. Dutertre n’est pas à une erreur près. Ne dit-il pas que Houël est en 1642 un associé de la Compagnie, alors il n’entrera dans la société qu’en 1643 en achetant une part[24] ? Par ailleurs, Aubert n’est pas mentionné dans les délibérations de la Compagnie à propos des projets sucriers. Le 16 décembre 1642, les associés ne disent-ils pas rechercher « quelque personne de considération à laquelle ils puissent confier la direction de ce dessein[25] » ? L’envoi en mission à la Guadeloupe de Charles Houël en 1642 par les associés pourrait avoir eu pour but de vérifier sur place la faisabilité des choses, et d’évaluer les investissements nécessaires à réaliser. Il apparaît d’autre part que le texte de la délibération de la Compagnie du 22 décembre 1641 est plus obscur voire ambigu que ne le laisse penser Christian Schnakenbourg. Qu’est-il dit ?

Sera fait recherche d’hommes entendus et qui veuillent entreprendre à faire des sucres dans ladite île de la Guadeloupe, lesquels seront gratifiés par la Compagnie, et pour cet effet, en cas qu’il se trouve quelqu’un qui y veuille aller travailler, l’on récompensera le sieur Trezel de sa marchandise en ladite Guadeloupe[26].

Nous remarquons que si les hommes qui travailleront la canne seront pris en charge par la Compagnie, il n’est pas dit qu’ils seront sous son autorité. Il peut s’agir de travailleurs dont la Compagnie n’assure que le passage et quelques avantages comme elle le fait pour d’autres artisans dont les établissements français ont cruellement besoin. Par ailleurs, Christian Schnakenbourg a fait une lecture erronée du passage de la délibération quand il dit que la Compagnie reprend à son compte la manufacture de Tressel, car là où il a lu « manufacture », il est écrit « marchandise », ce qui explique son interprétation.

Il semble difficile de croire que Tressel se soit laisser déposséder ainsi, et ce, pour plusieurs raisons. Tressel père a signé un contrat avec la Compagnie pour l’exploitation du sucre à la Martinique et à la Guadeloupe qui porte sur plusieurs années et qui ne peut être rompu unilatéralement à moins de finir devant les tribunaux. Nous n’avons aucune mention de litige devant les instances judiciaires. Donc soit le contrat n’a pas été rompu, soit la Compagnie et Tressel se sont entendus. Mais, en ce cas, les dédommagements évoqués par la Compagnie, et dont nous ne savons rien, peuvent-ils suffire à couvrir les frais engagés par Tressel ? Même si certains associés se montrent impatients, il apparaît singulier que dès 1641, alors que l’entreprise n’en est qu’à ses débuts, on pense à remplacer Tressel qui n’est pourtant établi à la Guadeloupe que depuis deux ans. Les menaces d’abandon de Tressel ne doivent pas nous aveugler, cela participe de sa stratégie pour obtenir davantage de privilèges de la Compagnie, elles ne signifient pas forcément son désir profond. Enfin, il serait étonnant qu’au cas où Tressel se retire et cède son moulin, il investisse à nouveau dans ce type d’affaire en 1643[27]. Tressel a dû continuer son entreprise à la Guadeloupe. Nous en sommes réduits aux hypothèses.

Il apparaît cependant que les associés avaient certainement déjà envisagé de fonder une entreprise de sucre et peut-être même se tenaient-ils prêts pour pallier la défection de Tressel dont ils craignaient qu’il n’abandonne l’affaire. Les associés considèrent en effet que cette culture est d’avenir et que la Guadeloupe est l’île la plus prometteuse en la matière : « la Guadeloupe [est] […] de toutes les îles [celle] qui est la plus propre à la nourriture des cannes[28] ». Nous ne savons ce qui fonde ce jugement, les associés n’étayent pas leur propos. Ils espèrent semble-t-il en tirer un bon profit.

La Compagnie face aux producteurs de la Guadeloupe

Le projet de la famille n’est pas, selon nous, une volonté de la Compagnie de s’approprier la production de sucre à la Guadeloupe, car dans le même temps, elle incite les colons à travailler la canne en consentant à une baisse importante des droits qui lui sont dus : « et afin que tous les habitants de la Guadeloupe se portent avec plus d’affection à la culture des cannes, […] la Compagnie leur accorde qu’ils ne payeront que LX livres de pétun pour homme des droits de la Compagnie durant la première levée qu’ils feront en ladite île[29] ». La Compagnie poursuit son aide à Tressel à la Guadeloupe. Elle invite le gouverneur à apporter son soutien à son entreprise et à celles des autres habitants qui cultivent la canne[30]. Cependant, nous ne savons pas leur nombre.

Les Tressel continuent donc de jouer un rôle important dans la confection des sucres à la Guadeloupe. Ils poursuivent leurs investissements. Le 3 juin 1644, Tressel et son frère forment une société pour établir des moulins à sucre dans l’île[31]. Le 3 mars 1645, la Compagnie les autorise à avoir un moulin pour cinq ans[32].

La Compagnie accorde à Tressel de nouvelles commodités pour l’exploitation des sucres. Elle exonère des droits qui lui sont dus « tous les sucres par eux ci devant faits et qu’ils feront jusque au dernier jour de décembre MVI c quarante-sept[33] ». En 1645, elle permet aux particuliers de faire moudre « leurs cannes au moulin de Tressel contre le payement d’un droit modique aux seigneurs de la Compagnie pour la permission de moudre hors les moulins banaux[34] ». Tressel obtient aussi le passage franc de six tonneaux pour porter les moulins et autres machines et la possibilité de fretter des navires pendant six ans. La Compagnie établit Samuel Tressel comme l’un des principaux personnages de l’île de la Guadeloupe en lui octroyant « des privilèges, exemptions, rang et séances comme s’il avait et exerçait la charge du dernier capitaine d’une compagnie en ladite île[35] ». L’absence de documentation ne permet cependant pas d’établir le niveau de développement de la culture de la canne dans l’île.

Les investissements de la Compagnie pour la famille

La décision des associés d’investir dans une habitation sucrière est mûrement réfléchie. La réunion du 16 décembre 1642 semble n’être que l’aboutissement d’un processus d’intervention économique dont malheureusement nous ne savons rien, faute de documentation. Les différents volets de l’entreprise (la construction des bâtiments, le recrutement du personnel, la conduite de la famille) sont la matière de plusieurs réunions. Les associés parlent d’investir plusieurs dizaines de milliers de livres. Nous reviendrons plus loin sur les montants évoqués. Mais en quoi consistent-ils ? Nous verrons successivement la question des terres, des équipements et de la main-d’oeuvre.

Les terres

Tout d’abord, où était établie la famille ? La documentation ne mentionne pas le lieu de l’habitation ni sa superficie. Mais nous savons que la Compagnie dispose de terres dans l’île, elles lui ont été cédées par Charles Liénard de L’Olive le 20 juillet 1641, quand ce dernier abandonne sa charge de gouverneur de la Guadeloupe. Il lui laisse « toutes les habitations, armes, canons et autres ustensiles » pour 120 000 livres de pétun[36]. Elles doivent être à Cabesterre où était établi L’Olive, voire à Basse-Terre, mais pas dans la Grande-Terre, car elle n’est pas occupée à cette époque. Les terres de la Compagnie sont dans un premier temps plantées en pétun. Nous savons, par exemple, qu’en 1643, Jean Fleury signe un engagement de trois ans pour travailler « en la façon et manufacture du pétun » pour le compte de la Compagnie à la Guadeloupe[37]. La liquidation de la Compagnie et la vente de la Guadeloupe à Charles Houël en 1649 ne donnent pas davantage d’information à ce sujet. Le contrat de vente ne mentionne pas dans le détail les biens concernés[38]. Quand Houël accueille les Hollandais venus du Brésil en 1654, il les installe pour faire des sucres sur son habitation de Sainte-Marie en Cabesterre[39]. Il s’agit peut-être de la terre qui avait été mise en culture par la Compagnie. Mais la Compagnie a peut-être aussi acquis de nouvelles terres ou habitations.

Les équipements

Une habitation sucrière nécessite la construction de nombreux bâtiments pour le traitement de la canne et pour abriter la main-d’oeuvre, le matériel et la marchandise. Il convient d’édifier un moulin pour broyer la canne. Il semble que, dès 1643, un modèle ait été établi par un menuisier[40]. En 1644, la Compagnie dispose d’un moulin sur l’île[41]. Nous n’en connaissons pas les caractéristiques. S’agit-il d’un moulin à bras, à vent, à eau ? Il est possible qu’il soit à manège car Houël fait venir des boeufs de France[42]. L’archéologie n’apporte pas d’éclairage certain sur les débuts de l’exploitation sucrière, car les vestiges mis à jour sont soit plus tardifs (en général ils datent du XVIIIe siècle), soit difficiles à dater[43].

On sait peu de choses sur les aspects techniques de l’entreprise. Les associés ne les évoquent guère et laissent faire sur place le gouverneur Charles Houël. Visiblement, des formes – des moules en terre dans lesquels on verse le sirop de sucre chaud pour qu’il refroidisse et se cristallise – sont utilisés. Dutertre insiste sur le fait qu’avant 1654 et l’arrivée des Hollandais du Brésil, on utilise des formes qu’on est « obligé de faire venir de Hollande à grand frais » car on ne sait pas les faire[44]. Cependant, on ne fait semble-t-il que du sucre brut. On ne sait pas à cette époque faire le sucre blanc à la Guadeloupe en laissant, comme il se doit, sécher les formes remplies de sucre pendant quelques jours avant d’être recouvertes de terre (le terrage). Dutertre pense que l’échec de la famille s’explique par la méconnaissance de cette technique[45]. Tressel ne semble pas davantage connaître le procédé de blanchiment du sucre[46]. Il semble qu’à cette époque, seul Poincy ait été au courant de cette technique grâce au concours d’un maître portugais qu’il avait sauvé de la pendaison[47]. Le carme Maurile de Saint Michel parle de ce maître, un certain dom Paul, qu’il dit être espagnol[48].

La main-d’oeuvre

La culture de la canne nécessite une abondante main-d’oeuvre puisqu’elle renferme de nombreuses opérations. Il faut préparer le sol, planter les cannes, les récolter, puis les porter au moulin pour qu’elles y soient broyées. En 1642, alors qu’elle définit son projet, la Compagnie table sur une centaine de personnes spécialement dédiées à la famille, « jusqu’à soixante nègres et quarante ou cinquante artisans[49] ». Nous pouvons relever deux catégories de personnes qui travaillent donc dans la famille : les engagés, qu’ils soient ouvriers ou artisans, et les esclaves.

La Compagnie privilégie dès le début la main-d’oeuvre servile. Elle est à la base du développement de la culture de la canne et annonce la structure de la société coloniale dite d’habitation si bien étudiée par Richard S. Dunn et par Jacques Petitjean Roget dans le cas martiniquais[50]. D’ailleurs, en 1669, le gouverneur de Baas souligne que le développement du sucre souffre du manque d’esclaves, ce qui indique combien ils importent pour cette activité[51]. Ce choix de la Compagnie s’inscrit donc dans une logique de recherche d’une main-d’oeuvre abondante et s’inspire vraisemblablement des exemples des îles voisines quoique les premiers esclaves n’aient pas été introduits pour la culture de la canne mais pour celle du tabac dès le début de l’aventure antillaise française.

Mais combien la famille possède-t-elle d’esclaves ? Le 12 décembre 1642, la Compagnie veut acquérir 60 esclaves noirs[52]. Le 7 janvier 1643, elle charge Jean Rozée, l’un des associés, de lui fournir 60 Noirs à 200 francs pièces, pour un total de 12 000 livres[53]. Rozée a été le fondateur de la Compagnie du Sénégal en 1633, et s’il a cédé l’affaire en 1638, il a dû garder de nombreux contacts dans le milieu. Le 4 février 1643, il s’entend avec le capitaine Drouant pour la livraison des esclaves. Les directeurs Jacques Berruyer et Pierre Chanut s’assurent de l’opération en prenant des parts dans le navire de Drouant à raison d’un seizième chacun « pour et au profit de la Compagnie[54] ». Le chroniqueur dominicain Raymond Breton, qui est alors établi à la Guadeloupe, note que le capitaine Drouant livre les 60 Noirs peu après la Pentecôte 1643[55]. Dutertre indique que la Compagnie dispose de 56 esclaves le 5 septembre 1643[56]. Ce sont probablement ceux achetés quelques mois plus tôt. La Compagnie a pu en acquérir d’autres par la suite. Des Noirs arrivent en effet à la Guadeloupe en décembre 1643 sur un navire anglais. Le gouverneur de l’île et directeur de la famille, Charles Houël, les achète tous mais on ne sait combien sont affectés à la famille. Il semble qu’un bon nombre ait été revendu aux officiers de l’île[57]. Le 24 août 1644, Drouant amène de nouveaux esclaves[58]. En 1645, Houël achète 100 esclaves[59], semble-t-il principalement pour la Compagnie. Cela donne un total de 156 esclaves au minimum travaillant sur l’île pour la Compagnie. Ce chiffre peut être corroboré par celui des conversions des esclaves effectuées par les pères à la Guadeloupe. Le dominicain Raymond Breton indique qu’une centaine de Noirs de la Compagnie et de Hoüel ont été baptisés par les frères prêcheurs et les capucins : 55 ou 60 en 1644 par le dominicain Dominique de Saint-Gilles, 22 en 1646 par Armand de la Paix et 30 ou 35 par les capucins, soit un total d’esclaves baptisés compris entre 103 et 113[60].

Nous ne savons pas si les engagés qui servaient auparavant sur l’habitation de la Compagnie participent à la culture de la canne, mais il est possible qu’ils travaillent dans les champs de canne ou encore soient dédiés aux vivres sur l’habitation. La Compagnie escompte avoir 40 à 50 artisans quand elle envisage la manufacture de sucres à la Guadeloupe en 1642. Mais combien sont venus ? Tout au plus savons-nous qu’en 1645, Houël revient avec 100 hommes, mais nous ne connaissons pas leurs spécialités[61]. Ils n’ont pas dû être tous affectés à la famille.

Les gens de la famille dépendent entièrement de la Compagnie qui leur fournit tout ce dont ils ont besoin. Ils reçoivent du commis des vivres, des outils, des marchandises et des ustensiles. Leurs gages leur sont remis par le commis qui tient un livre des gagistes. Il semble que les hommes libres travaillant pour la famille aient été pris en charge pour leur nourriture. Ils peuvent aussi acheter au magasin de la famille un certain nombre de produits dont le prix est retenu sur leurs gages[62].

Le montant des investissements

Les investissements consentis par les associés pour la famille se montent à 85 000 livres. Le 6 janvier 1645, ils avouent avoir dépensé 40 000 livres et avoir une dette de 35 000 livres et envisagent une nouvelle dépense de 10 000 livres pour du matériel et du personnel[63]. Ses investissements ne sont pas toujours maîtrisés. Houël dépense sans compter, il a largement entamé son crédit et tire des lettres de change sur la Compagnie. Nous n’avons pas le détail de ses dépenses pour les étudier mais nous disposons de quelques données. Ainsi, en 1645, la Compagnie doit à son commis à La Rochelle, Denis, 5000 livres que Houël a engagées. Elle doit en outre au capitaine Barbier et aux bourgeois de Dieppe 6000 livres pour « des nègres, bestiaux et autres choses fournies par ledit capitaine Barbier audit sieur Houël en ladite île de la Guadeloupe[64] ». La Compagnie doit emprunter 45 000 livres pour poursuivre ses activités.

À ces investissements, il convient d’ajouter les frais de fonctionnement, notamment les gages des artisans. Nous pouvons penser qu’ils touchent chacun plusieurs centaines de livres par an, voire pour certains quelques milliers, mais sans rien pouvoir affirmer car nous n’avons aucune indication. Nous ne possédons des informations que sur le commis de la famille, Legay, qui reçoit 3000 livres de pétun[65].

Figure 1

L’organisation de la famille

L’organisation de la famille

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L’organisation de la famille

L’organisation de l’habitation et la conduite de l’entreprise font l’objet de nombreuses réunions des associés.

La direction de la famille

L’une de leurs préoccupations majeures est de savoir de quelle façon doit être dirigée la famille. Il apparaît d’emblée que les associés ne veulent pas disperser les pouvoirs dans l’île. Aussi conviennent-ils d’un commandement unique et lient-ils les deux charges de gouverneur et de directeur de la famille. Il est possible que cela ait été suggéré par Houël puisqu’on trouve dans la délibération du 16 décembre 1642 : « que le sieur Houël, sieur du Petit-Pré, pourrait accepter la charge de conduire ladite entreprise dans la Guadeloupe s’il y était envoyé par la Compagnie avec la qualité de gouverneur de ladite île ». Les associés savent qu’une telle nomination peut provoquer des jalousies, aussi privilégient-ils une personne en laquelle ils ont confiance. Le 4 mars 1643, Houël est choisi comme gouverneur[66].

Les tâches de directeur de la famille sont ainsi définies :

monsieur Houël, […] prendra le soin et la direction entière de la famille que la Compagnie entretiendra en ladite île pour la confection des sucres, donnera les ordres aux commis, ouvriers, conducteurs de nègres et autres de ladite famille selon qu’il jugera le plus à propos pour l’exécution dudit établissement de la manufacture des sucres sans que pour la conduite de cette entreprise il soit obligé de suivre les avis d’aucuns autres officiers sur les lieux, la compagnie s’en remettant totalement à sa prudence[67].

Il met à prix les cannes apportées par les habitants aux moulins de la Compagnie. Le montant est versé en sucre et suit la convention établie pour trois ans. Mais les habitants peuvent aussi utiliser le moulin de Tressel[68].

Le directeur de la famille ne peut investir dans des affaires économiques, ni tenir une habitation par héritage ou par acquisition, sauf permission spéciale de la Compagnie, car cela entrerait en concurrence non seulement avec sa charge, mais aussi avec les intérêts de la Compagnie qu’il doit défendre et promouvoir. Il reçoit pour cela à titre de dédommagement pour sa responsabilité dans la famille « six soldats auprès de lui soient nourris aux dépens de ladite Compagnie dans le corps de ladite famille ». La Compagnie promet de fournir à chaque soldat la somme de cent livres de gages par an. Il reçoit encore pour sa direction :

un dixième franc de tous les sucres qui seront faits et fabriqués par ladite famille en la Guadeloupe tant qu’il y fera séjour en ladite charge, et pour ce que les trois premiers années ne produiront que fort peu de revenu, ladite Compagnie promet audit sieur Houël de lui continuer le même droit de dixième sur tous les sucres manufacturés par ladite famille durant trois années après son départ de ladite île, pourvu qu’il y soit demeuré six années[69].

Il peut compter sur l’assistance de ses officiers, mais ils ne semblent pas spécialement affectés à la famille.

Le directeur de la famille doit suivre « les intentions de la Compagnie qui lui ont été communiquées et l’acheminera par les voies portées en l’instruction particulière qui lui est baillée à cet effet[70] ». Si les associés lui laissent une certaine latitude pour atteindre les objectifs fixés, ils l’invitent à « conférer par lettres avec le sieur de Leumont, intendant général des affaires de la Compagnie […] pour avoir ses avis aux choses importantes[71] ». Ils espèrent ainsi surveiller ses activités et bénéficier de remontées d’informations. Mais Leumont est établi sur une autre île, Saint-Christophe, et les liaisons existantes entre les îles ne permettent pas d’assurer un contrôle aussi rigoureux que voulu.

Le commis

La Compagnie n’entend pas que Houël se mêle de tout. La tenue des comptes et des livres revient au commis de la famille. Le 1er avril 1643, ses compétences sont précisées :

de six mois en six mois [il] envoyera aux dits sieurs directeurs de la dite Compagnie les extraits de sesdits livres et les états des habitations, moulins, terres cultivées, plants de cannes, ouvriers, nègres, et autres particularité afin que la Compagnie connaisse les progrès qui se feront de temps en temps, et lorsqu’il aura plu à Dieu de bénir l’ouvrage et que le labeur de la famille produira des sucres, les comptes en seront tenus par ledit commis et rendus aux sieurs directeurs de ladite Compagnie[72].

Les tâches principales du commis sont de tenir les comptes de la famille et d’aviser la Compagnie de la conduite des affaires. Les associés, soucieux d’une bonne gestion, entendent ainsi avoir un suivi précis des choses.

Nous ne savons pas s’il y eut un commis dès 1642, car nous ne trouvons aucun nom dans la documentation. Il est possible qu’à cette date, la famille soit sous l’unique contrôle de Houël. Un commis aux écritures spécialement choisi par lui a pu oeuvrer sous sa conduite.

La situation change le 3 mars 1645 avec la nomination de Legay par les associés en tant que commis de la famille pour la confection des sucres à la Guadeloupe. Il perçoit des appointements de 3000 livres de pétun par an et est nourri au frais de la famille. Sa femme Julienne Bourgoing est autorisée à passer dans l’île aux frais de la Compagnie « pour servir à la conduite du ménage de ladite famille », aux gages de 1000 livres de pétun[73]. Des instructions sont données à Legay pour qu’il accomplisse au mieux sa tâche. Les livres qu’il doit tenir sont décrits avec précision, comme la façon de les tenir. Les directeurs insistent sur le fait qu’il doit garder toutes les pièces justificatives des dépenses.

Le registre de la dépense qui contiendra tout ce qui aura été employé ou consommé dans ladite famille sera divisé en quatre chapitres dont le premier sera des choses distribuées aux particuliers de ladite famille et sera divisé en plusieurs articles comme de vivres, outils, marchandises, ustensiles et munitions ; le second contiendra ce qui aura été délivré ou donné aux sauvages, soit vivres ou traite ; le troisième ce qui aura été vendu aux habitants ou baillé aux officiers et gens de ladite famille sur étant moins de leurs gages ; et le quatrième, tout ce qui aura été envoyé en France des effets de la famille, par quels vaisseaux, à quelle condition de fret et quel commis le tout aura été adressé en France[74].

Le commis a un rôle important dans la gestion du personnel. Il doit en effet aviser la Compagnie des officiers et gens de travail qu’il faut gratifier ou au contraire reprendre. Il ne peut engager aucune dépense. Il n’est qu’un agent d’exécution. Le commis est sous l’autorité sur place d’une part du gouverneur et, d’autre part, de l’intendant général de la Compagnie, Leumont.

La nomination d’un commis en 1645 pourrait être une réponse des associés pour mieux encadrer l’action de Houël et éviter de nouvelles dépenses. Parallèlement, le procureur fiscal de la Compagnie à la Guadeloupe, Mathurin Hédouin, reçoit 2000 livres en qualité de maître des ouvrages de la famille[75]. Mais nous ignorons en quoi consistaient exactement ses attributions.

Le rôle de conseiller de Tressel

L’inexpérience des associés et de Charles Houël dans ce type de production nécessite de trouver des personnes qui puissent leur donner des conseils. Les associés s’adressent alors aux Tressel. Ils sont invités à conseiller Houël « pour avancer l’ouvrage ». Ils fournissent les premiers plants de canne[76]. Il s’agit d’un échange de bons procédés qui doit profiter à chacun. Les deux entités de production de sucre, l’habitation de Tressel et la famille de la Compagnie, sont cependant bien distinctes et personne ne doit entrer dans les affaires de l’autre, ainsi est-il hors de question d’« admettre [les Tressel] en aucune part dans l’entreprise de la confection des sucres » de la Compagnie[77]. Il est bien entendu que les Tressel sont obligés par la Compagnie d’aider Houël en retour des nombreux privilèges qui leur ont été octroyés.

Nous pouvons nous interroger sur le rôle exact qu’eut Samuel Tressel dont les qualités d’entrepreneur ont été plus d’une fois critiquées par les associés. Quant à ses conseils, le peu de résultats qu’il a obtenus sur sa propre exploitation laisse assez dubitatif. Mais assurément, il en sait davantage que Houël. Les résultats des Tressel à la Martinique ne semblent guère plus brillants au regard des chroniqueurs.

Les difficultés de la famille

La Compagnie éprouve cependant de nombreuses difficultés dans la conduite de son affaire. Charles Houël mène l’entreprise un peu à son gré et sans grande prudence. Il achète beaucoup au nom de la Compagnie sans en aviser toujours les directeurs. Les résultats ne sont pas au rendez-vous en raison d’un manque de savoir-faire dans la conduite des opérations de la canne, mais aussi de la situation particulière des îles.

Le manque de main-d’oeuvre spécialisée

La famille manque de main-d’oeuvre spécialisée. La Compagnie tente de trouver des artisans dans tous les corps de métier nécessaires à l’établissement, au développement et à l’entretien de l’habitation comme l’attestent les nombreuses délibérations consacrées à cette question (le 31 mars 1645, le 1er décembre 1645, le 2 février 1646). Il lui faut des hommes expérimentés capables de faire du sucre. Les associés en appellent à recruter même à l’étranger, notamment à Madère ou en Hollande. Il faut dire que Madère est un lieu d’exploitation important du sucre développé par les Portugais depuis le XVe siècle. Quant aux Hollandais, ils passent à cette époque, depuis leur établissement au Brésil, pour de fins connaisseurs de la chose[78]. Le 31 mars 1645, les directeurs « sont priés d’écrire à monsieur Rozée et faire leur possible tant en Hollande qu’à Madère ou autres lieux pour traiter avec un ou deux hommes qui sachent travailler à faire le sucre et […] d’en envoyer à la Guadeloupe le plus tôt faire se pourra[79] ». L’escale à Madère de Charles Houël, quand il retourne aux îles en 1645 après être passé en France pour défendre son bilan, est peut-être motivée par la recherche de personnel qualifié[80]. La recherche d’hommes expérimentés se poursuit en 1646, puisque les associés se promettent de faire « instance pour avoir [des] faiseurs de sucre[81] ».

Mais la famille manque aussi d’artisans qui puissent être à même de soutenir cette industrie en construisant des bâtiments, des entrepôts et des moulins. On manque de maçons et de charpentiers. La Compagnie fait tout pour garder ceux qui sont venus dans les îles. Elle invite ainsi le lieutenant général Aubert à parler au charpentier échappé de Cuba pour le persuader de rester à la Guadeloupe en lui promettant de bons gages[82]. Elle a soin de régler ce qui est dû à ceux-ci quand ils effectuent quelques travaux pour elle. Ainsi, le 10 mai 1643, s’engage-t-elle à payer rapidement les 60 livres dues au menuisier pour les journées qu’il a employées au modèle du moulin à sucre et pour les matériaux nécessaires (le fer, le bois)[83].

Le lent retour sur investissement

Les lourds investissements consentis tardent à porter leurs fruits. Les associés se montrent impatients. Pourtant, on sait que la culture de la canne ne peut donner rapidement et être aussitôt rentable. En effet, l’Anonyme de Saint-Christophe, souligne qu’il faut :

trois ans entiers pour rendre les cannes en état d’être cassées et brisées par ces moulins et cette récolte ne se fait que de trois ans en trois ans, mais on s’accommode de sorte à cette nécessité qu’il y a toujours une récolte à faire chacune année[84]

Le temps de maturité est de six à sept mois selon Dutertre, de huit mois selon d’autres[85]. Par ailleurs, l’entreprise fait vraisemblablement face à des difficultés techniques. Les rats menacent les champs de canne et ruinent les cultures. Le carme Maurile de Saint-Michel rapporte qu’à Saint-Christophe, on chasse les rats avec des chiens[86].

Les efforts à consentir s’annoncent plus importants que prévus. Et le capucin Pacifique de Provins, qui est au côté de Charles Houël à la Guadeloupe en 1645, en appelle à soutenir cette entreprise en affirmant que le sucre sera «  quelque jour, en si grande abondance en cette île […], pourvu que messieurs de la Compagnie persistent au dessein qu’ils ont de le cultiver ici, que je ne doute point que, dans peu d’années, cette seule île n’en fournisse toute la France ». Le capucin affirme la nécessité d’une production française, car le marché est alimenté, d’après ses dires, en sucre de médiocre qualité :

Les Portugais et Hollandais […] l’envoient aux Français, la plupart falsifié et mêlé de chaux, comme je l’ai vu, moi-même, falsifier en quelque lieu, chose qui est très préjudiciable à la santé des rois, des princes et de tous ceux qui en usent, auxquels ma conscience m’oblige de donner cet avis. Et, quand il sera besoin, je nommerai ceux qui font ces méchancetés et rendent le sucre non seulement mortel, mais si fort insipide qu’au lieu d’une livre, il en faut deux pour rendre la douceur et saveur que l’on y prétend[87].

Il se montre particulièrement optimiste et ne laisse pas transparaître le moindre doute. Il estime même que le sucre de la Guadeloupe concurrencera le sucre portugais et hollandais. Sa proximité avec Charles Houël explique certainement en partie ce propos. Et de poursuivre « Que l’on peuple cette île seulement et l’on verra ce qu’elle rapportera par la bonne conduite de monsieur le gouverneur, qui n’y plaint aucun de ses soins[88]. » Maurile de Saint-Michel constate bien que « monsieur Houël […] fait du sucre », mais il ne s’étend pas sur cette matière[89]. Les lettres de Houël sont elles aussi pleines de promesses et laissent espérer aux associés de la Compagnie de bientôt recevoir « les premiers fruits du travail de ladite famille[90] ».

La ruine de la Compagnie et la fin de la famille

La famille joue de malchance. La situation délétère dans les îles est cause de grands tourments. La rébellion de Poincy qui refuse en 1645 de reconnaître l’autorité du nouveau lieutenant général des îles nommé par le roi, Patrocle de Thoisy, puis les rivalités entre les gouverneurs, compromettent les efforts de la Compagnie en matière économique et perturbent les levées d’impôts qui sont nécessaires pour supporter l’entreprise[91]. Il semble que Houël ne s’occupe pas beaucoup durant ces années de crise de la famille qui semble comme délaissée. La situation financière de la Compagnie devient de plus en plus catastrophique[92]. Le 23 août 1646, les associés déplorent de ne pouvoir verser les gages aux artisans de la famille. Les plaintes se font chaque jour plus nombreuses. Les femmes des artisans entament des poursuites à La Rochelle et à Harfleur[93]. Ils ne seront visiblement jamais payés, puisqu’en 1649, le beau-frère de Houël, Jean de Boisseret, en achetant l’île de la Guadeloupe à la Compagnie, promet d’acquitter les gages et les appointements des hommes employés à son service[94].

Quand le calme revient dans les îles, l’espoir renaît, « le sucre y vient fort bon et excellent », écrit ainsi le père dominicain Raymond Breton en 1647. Mais il doit reconnaître que les coûts de construction des moulins et d’emploi d’ouvriers spécialisés sont des freins réels à son développement[95]. En 1649, Charles Houël escompte toujours tirer un grand bénéfice du sucre à la Guadeloupe. Il est certain du potentiel de l’île. Il espère environ 50 000 livres de sucre en 1649 et même 100 000 livres en 1650 à 6 sols la livre[96]. La réussite insolente de Poincy à Saint-Christophe entretient cet espoir. Les témoignages comme celui du carme Maurile de Saint-Michel participent à cet engouement. Le carme écrit ainsi :

Le sucre est la première marchandise de nos îles qui me vient en l’esprit. Monsieur le général seul en retire tous les ans la valeur de trente mille écus. J’en ai souvent vu faire chez lui […] Quant aux cannes rongées par les rats, […] on en fait un breuvage, qu’ils nomment vin de canne et voici comment. On fait bouillir ce jus de canne avec du gingembre, du jus de citron et de l’eau, ces deux derniers froids corrigeant la chaleur des deux premiers. Ce breuvage se boit quand il est froid. Monsieur le général en fait remplir des pipes et en retire grand profit, en les faisant vendre ès magasins[97].

Le sucre dynamise toute l’économie de l’île et renforce son attractivité. Le dominicain Jean-Baptiste Dutertre poursuit que

depuis qu’on a commencé à faire du sucre à Saint-Christophe, la rade n’a jamais été sans vaisseaux, non plus que les magasins sans marchandises. La Martinique et la Guadeloupe en sont plus fréquentées que jamais depuis qu’ils y ont travaillé, et le seront encor davantage dans la suite des temps ; et par ce flux et reflux continuel de vaisseaux, il n’y a plus d’arrière saison dans les îles[98].

Mais pour la Compagnie, l’expérience touche à sa fin. Sa situation financière la conduit à se séparer des îles[99]. En 1649, la Guadeloupe est vendue à Jean de Boisseret, le beau-frère de Charles Houël, avec la Désirade, Marie-Galante et les Saintes, pour le prix de 60 000 livres et 600 livres de sucre fin par an[100]. Boisseret s’engage aussi à acquitter toutes les dettes passives de la Compagnie dans l’île[101]. Le sucre est déjà un élément de négociation. La vente de la Martinique en 1650 puis celle de Saint-Christophe en 1651 consacrent la fin de la Compagnie des îles de l’Amérique.

Conclusion

La Compagnie a voulu dynamiser la production des îles en soutenant les projets des entrepreneurs, notamment en leur offrant des conditions avantageuses et des aides, et en participant à certaines affaires. La famille à la Guadeloupe est l’exemple le plus représentatif de cette volonté de développement économique. Cependant, malgré les importantes sommes investies dans la culture de la canne à sucre à la Guadeloupe, la Compagnie n’a pas pu atteindre ses objectifs et réussir son opération. Elle a manqué de temps et de soutien. Les conflits qui déchirent les îles et mettent à mal son autorité d’une part, et son endettement d’autre part, ont finalement eut raison d’elle et de son entreprise de sucre. Elle n’a pas davantage réussi à entraîner les colons à se lancer dans la culture de la canne à sucre, car le tabac demeure une valeur sûre pour les colons et de bien moindre travail, quoique de plus faible rentabilité. Cela témoigne des limites de sa capacité d’action en matière économique. Elle connaît plus de réussite dans d’autres domaines. La puissance française est assez solidement établie dans les îles.

Mais si la reconversion de l’économie insulaire tant appelée des voeux de la Compagnie n’a pas eu lieu, elle est amorcée. La décennie suivante en recueillera les fruits. À la Guadeloupe, les seigneurs-propriétaires de l’île poursuivent les habitations sucrières grâce aux investisseurs hollandais arrivés en 1654. L’économie sucrière sort, dans les années 1670, « de l’ère des tâtonnements » pour reprendre l’expression de Christian Schnakenbourg[102]. En 1671, la canne à sucre occupe 88,9 % de la superficie cultivée de la Guadeloupe consacrée aux cultures d’exportation[103]. L’action de la Compagnie des îles de l’Amérique dans ce domaine en a été le préambule indispensable.