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Introduction

L’adoption par le gouvernement fédéral de la Loi concernant les jeunes délinquants (LJD, 1908) et la création par le gouvernement du Québec de la Cour des Jeunes Délinquants de Montréal (CJDM, 1912[2]) marquent l’aboutissement d’une série d’interventions législatives afin de mettre en place un système de justice spécialisé pour mineurs[3]. Par contre, c’est seulement quarante années plus tard, avec la mise sur pied des Cours de Bien-Être Social (CBES, 1950) que les différentes régions de la province se dotent progressivement d’une cour de justice pour mineurs. Ces tribunaux sont créés d’abord dans les districts de Montréal et de Québec, dans celui de Trois-Rivières et dans le district de Saint-François, puis, au cours des années 1960, ils sont établis dans la plupart des districts judiciaires du Québec.

Dans cet article, nous allons tenter de mieux comprendre l’évolution des pratiques judiciaires d’une cour spécialisée pour mineurs au Québec entre les années 1950 et 1977. Il s’agira de voir comment la CBES pour le district de Saint-François effectue son travail auprès des jeunes délinquants. Une attention particulière sera accordée à la mise en oeuvre de certaines procédures relatives à l’enquête préliminaire au procès ainsi qu’à la comparution. Partant de l’observation qu’entre 1950 et 1977, à l’instar du développement de l’État québécois, l’appareil judiciaire spécialisé pour mineurs se bureaucratise, il nous apparaît que le modèle initial d’une cour de justice coordonnée par un juge unique, souverain dans le processus décisionnel, laisse la place à des procédures mieux structurées et plus uniformisées d’un cas à l’autre.

La création des dispositifs de gestion des problèmes sociaux a longtemps été analysée dans une logique de contrôle et de reproduction de l’ordre existant[4]. Depuis la fin des années 1980, cette approche a toutefois été nuancée. Les principales remises en question des théories du contrôle social ont pourfendu la vision manichéenne des rapports de pouvoir entre les institutions et les populations visées qui émanait de cette approche[5]. Une tendance historiographique plus récente consiste maintenant à envisager la mise en oeuvre de ces dispositifs de gestion dans une perspective de régulation sociale. Si cette approche postule toujours l’existence d’une logique générale de prise en charge des pauvres, criminels, délinquants, malades et déviants, elle s’avère toutefois beaucoup plus souple et surtout moins unilatérale. Ainsi, bien qu’elle demeure attentive au caractère structuré et souvent inégal des échanges entre les institutions de prise en charge et les individus qui font l’objet de leur « sollicitude », la perspective de la régulation sociale prend également en considération la capacité d’agir des acteurs eux-mêmes, de même que les diverses contingences qui ponctuent le quotidien[6]. Comme l’exprime l’historien Jacques-Guy Petit, « c’est considérer que la société fonctionne par ajustements et bricolage, traversée qu’elle est, plus ou moins fortement selon les époques, par des tensions entre des normes et valeurs diverses, souvent opposées entre le centre et les périphéries, entre la violence et la négociation[7] ».

Tablant sur cette appréhension des sociétés qui se veut globale, il est permis d’envisager l’institution judiciaire comme la somme d’interrelations complexes (basées souvent sur des rapports de pouvoirs inégaux entre différents acteurs), de conceptions et de perceptions différentes de la déviance, et non pas seulement comme un organe de répression agissant selon un régime socialement structuré par un groupe dominant. En effet, même si les tribunaux agissent nécessairement en fonction de législations et d’un régime de droit prescrit (dans lesquelles l’opinion d’un groupe prévaut souvent largement), les individus qui s’y expriment possèdent, en certaines circonstances, une importante marge de manoeuvre pour infléchir les orientations et les décisions. Les tribunaux pour mineurs révèlent particulièrement cette part d’indétermination[8]. Si certains enfants se retrouvent « enfermés », en « redressement » ou en « réhabilitation » (selon les époques) dans une école de réforme ou d’industrie ou encore en centres de protection de la jeunesse, en centres d’accueil ou même dans un hôpital psychiatrique, c’est qu’en amont un tribunal en a décidé ainsi. Il semble par conséquent central de mieux comprendre le rôle et les fonctions de ces institutions particulières qui sont un rouage déterminant de la régulation de la délinquance juvénile.

Depuis quelques années, plusieurs auteurs de différents horizons en histoire ont spécifiquement abordé la question de la régulation de l’enfance irrégulière et cela par le biais de l’institution judiciaire[9]. Plusieurs chercheurs ont examiné la Cour des Jeunes Délinquants de Montréal, en prêtant attention au rôle de certains acteurs au sein du processus judiciaire. Les agents de probations et les intervenants psychologiques et psychiatriques ont ainsi fait l’objet d’études particulières[10]. L’intégration (progressive) de ces corps de métier au sein de la justice pour mineurs est perçue comme une innovation majeure qui démontre une sensibilité croissante de l’institution face à la déviance juvénile. L’institution cherche, en effet, à encadrer, par des moyens concrets, les principes mis de l’avant dans les législations : protection, probation et réhabilitation[11]. Cependant, ce que ces différentes études révèlent aussi, c’est que l’implication effective de ces intervenants est demeurée très limitée. On recourt peu à l’expertise médicopsychologique, au cours de la période 1912-1950, et les services de probation manquent à la fois de personnel et de financement. David Niget en arrive à la conclusion que les ressources humaines et matérielles n’étaient pas suffisantes pour assurer le bon fonctionnement de la justice pour mineurs tel que proposé dans les textes légaux pour la période 1912-1950. Un important décalage existe donc entre les principes élaborés au début du XXe siècle par les législateurs et la réalité des pratiques à la CJD de Montréal[12].

En ce qui concerne les Cours de Bien-Être Social qui sont implantées à partir de 1950, le manque de recherches historiques mettant en perspective leur fonctionnement au quotidien est évident : on ignore, à l’heure actuelle, à peu près tout de l’administration de la justice des mineurs à cette période. La Cour sera-t-elle en mesure de remplir le mandat proposé par le juge Jean-Charles Samson, premier titulaire de la CBES de Saint-François, suggérant qu’elle sera « plus une oeuvre qu’un tribunal punisseur[13] » ? Enfin, la réforme de 1950 représente-t-elle un renouveau dans la justice pour mineurs ? Une question aussi centrale mérite notre attention. Devant la carence frappante de recherche en cette matière, nous proposons de jeter un premier regard sur cette question.

Pour répondre à nos interrogations, nous avons analysé des dossiers de jeunes délinquants ayant comparu devant la CBES pour le district de Saint-François entre 1950-1977. Excepté les études de Marie-Aimée Cliche, lesquelles se concentrent sur les enfants victimes d’inceste et sur leurs familles, les archives des CBES n’ont fait l’objet d’aucun dépouillement[14]. En ce qui concerne les archives de la CBES de Saint-François, le fonds totalise plus de 30 000 dossiers divisés inégalement entre des cas de délinquance, de protection, d’adoption et d’adultes accusés « d’incitation à la délinquance[15] ». Les affaires de délinquance représentent toutefois la majeure partie des causes entendues par le tribunal[16]. À l’intérieur de chaque dossier, on retrouve une variété de documents : des plaintes et dénonciations, des rapports d’enquête préliminaire, des évaluations de psychiatres et de psychologues, des procès sommaires, des délibérations de juge, des suivis de probation ainsi que de la correspondance de la Cour avec différents intervenants.

Compte tenu de l’abondance du corpus, nous avons procédé par échantillonnage. Un dossier sur 20 a été sélectionné, et parmi ceux-ci, seules les affaires de délinquance ont été retenues pour en faire un examen attentif. Notre échantillon est donc constitué de 782 affaires de délinquance juvénile prises en charge par ce tribunal entre 1950 et 1977. Les archives judiciaires en général, comme Michel Pigenet le fait observer, « témoignent de l’état du droit, des conceptions et des préoccupations de l’heure, des structures et des modalités d’intervention de l’appareil répressif[17] ».

Avant d’analyser en profondeur la pratique judiciaire qui prévalait à la Cour de Bien-Être social, il convient de la situer brièvement dans son contexte géographique. Le tribunal est localisé dans la cité de Sherbrooke, métropole de la région estrienne, en plein coeur du centre-ville[18]. Il a juridiction sur tout le territoire du district (en matière de justice pour mineurs) couvrant des villages et des municipalités de milieux ruraux et urbains. Selon les données recueillies par Jean-Pierre Kesteman et al., la population du district se chiffre à près de 150 000 individus[19]. Ce qui en fait l’un des districts le plus populeux après Montréal et Québec.

Les deux principales étapes procédurales, soit l’enquête préliminaire au procès et la comparution, retiendront notre attention. Dans les deux cas, nous analyserons la manière dont elles sont menées et comment elles évoluent. L’analyse de chacune de ces étapes sera divisée en deux périodes : les années 1950-1960 et les années 1960-1977. À partir de 1960, nous observons en effet à la Cour des changements significatifs[20]. Dans les premières années de fonctionnement, il n’existe que quelques personnes pour s’occuper de toutes les affaires. Le rôle et les fonctions de chacun des professionnels oeuvrant au sein de la Cour ne sont pas encore tout à fait définis. Il en résulte parfois une profonde confusion dans la manière d’administrer la justice.

La CBES de Saint-François et l’enquête préliminaire au procès : un laxisme procédural (1950-1960)

L’enquête préliminaire en justice pour mineurs constitue assurément l’étape qui a le plus d’incidence sur le reste du traitement judiciaire. C’est elle qui détermine, à des degrés divers selon les époques, si le jeune est simplement remis à la garde de ses parents, si un placement institutionnel est requis ou si la mise en probation constitue une meilleure solution. Dans sa formulation législative, l’enquête préliminaire au procès (nommée aussi enquête sociale et, dans les années 1960, enquête prédécisionnelle) sert à informer le juge des circonstances dans lesquelles le jeune a commis le délit, de son milieu de socialisation et du passé (histoire sociale) de ce dernier[21]. C’est normalement l’officier de probation qui est chargé d’effectuer cette enquête.

Après avoir effectué l’enquête, l’officier doit rédiger un rapport qui, accompagné d’une évaluation et de recommandations, est soumis au tribunal. Cette enquête est censée aider le tribunal à cerner la provenance du problème du mineur délinquant et lui permettre d’ordonner une mesure appropriée à son égard. Le rôle des officiers de probation dans le processus judicaire est considérable. Selon le texte de loi, il doit « représenter les intérêts de l’enfant lorsque la cause est entendue, […] fournir à la cour tous les renseignements et secours qu’elle juge nécessaires, et prendre soin de l’enfant avant ou après le procès[22] ». Or, un important décalage entre le discours officiel et la pratique est perceptible, car c’est seulement vers la fin de la période à l’étude que cette pratique se déroulera comme la loi le prévoit. Comme l’explique Bastien Pelletier pour la période 1912-1950, l’agent de probation n’a pu jouer le rôle initialement prévu par le texte législatif. Selon ses observations, à la CJD de Montréal, les rapports remis aux magistrats sont peu nombreux et le suivi auprès des jeunes s’est fait de façon très irrégulière et limitée[23].

La pratique de l’enquête préliminaire au procès dans la première décennie de fonctionnement de la CBES de Saint-François présente un peu le même genre de problème. D’importantes variations en ce qui concerne le choix des procédures s’observent. Par exemple, dans deux affaires de délinquance semblables quant au type de délit, l’âge et le sexe de l’inculpé, le juge exige, dans le premier cas, une enquête préliminaire sur la situation familiale et sur le comportement du jeune, tandis que dans le second il n’entreprend aucune démarche spécifique – du moins, si l’on se fie aux pièces qui figurent dans le dossier. La tenue d’une enquête préliminaire est liée à la décision du juge. Et une fois sur trois, celui-ci décide d’aller de l’avant en ordonnant une telle démarche. Plus précisément, selon notre échantillon, une enquête a été effectuée dans une proportion de 34 % des dossiers pour la décennie 1950. Cette proportion atteint près d’un dossier sur deux à la fin de la période.

Lorsqu’il y a enquête, l’intervention de l’enquêteur auprès du mineur ou de sa famille est succincte dans la plupart des cas. Prenons le cas de Jasmine, 14 ans. En 1957, elle comparaît devant la Cour pour avoir été réfractaire à l’autorité de ses parents (art. 2 LJD). L’enquêteur se rend dans la famille, mais cette rencontre ne lui permet pas de faire de recommandation ou d’émettre de réflexion à l’égard du milieu. Dans son rapport, il se contente de transmettre quelques observations au juge et ne donne que peu de détails sur le milieu de la jeune fille. Il mentionne que la famille ne lui apparaît pas très riche, mais « qu’elle est propre ». L’enquêteur écrit également que la jeune fille lui semble une mauvaise influence pour les autres enfants, mais sans préciser[24]. Comme cela est souvent le cas, le rapport d’enquête se résume à trois ou quatre phrases et donne au juge une vue nécessairement incomplète du comportement de la jeune fille et de son milieu familial. Pourtant, sur la base de ces données très partielles, le juge ordonne un placement institutionnel d’une durée indéterminée à l’Institut St-Joseph de la Délivrance à Lévis, près de Québec.

Un autre cas est révélateur. Martin, 12 ans, comparaît pour la deuxième fois devant le tribunal. Cette fois, il est accusé de voie de fait sur un autre mineur. Dans son cas, le juge a cru bon de demander une enquête. Mais comme dans l’affaire précitée, les renseignements colligés par l’enquêteur sont très peu persuasifs. Ce dernier note simplement que le garçon ne lui « paraît pas intelligent », qu’il est « turbulent avec sa mère » et que le père travaille à l’extérieur[25]. Ainsi, comme cela est souvent le cas, les rapports se résument à quelques notes conservées sur des feuilles de calepin ou quelques fois sur des formulaires prévus à cet effet. En 1955, un officier rapporte les événements qui ont mené à la sommation de Cédric, 17 ans : « Cédric va visiter Dame Alfred Tremblay le soir, aurait des relations avec la Dame en question. » L’enquêteur termine ce court rapport en spécifiant qu’il est « déficient mental[26] ».

En général, dans ces rapports, il y a absence quasi complète de recommandations et de conclusion étoffée. Par ailleurs, il est à noter que près de 30 % des enquêtes dans les années 1950 sont menées par un autre acteur que l’officier de probation. Dans ces derniers cas, il s’agit le plus souvent du greffier ou de l’assistant-greffier. Nous avons même rencontré un cas où l’enquête est effectuée par un prêtre. La pratique d’attribuer à un autre acteur que l’officier de probation les enquêtes s’estompe toutefois dans les années 1960. À l’instar des pratiques observées à la CJD, les rapports d’enquête présentés au juge des CBES sont donc généralement laconiques[27].

Par ailleurs, comme pour inciter les enquêteurs à structurer leur rapport, la Cour met à leur disposition un formulaire sur lequel ces derniers doivent noter leurs observations. Ce formulaire est construit sur la base d’un questionnaire que l’enquêteur est tenu de remplir. Il se divise en huit parties distinctes couvrant l’essentiel de la vie de l’enfant et de son comportement jugé déviant : « identité de l’enfant », « antécédents », « milieu scolaire », « occupation de l’enfant », « loisir », « caractère », « états physique et mental » et « milieu familial ». L’espace restreint réservé pour inscrire chacune de ces informations indique qu’on ne s’attend pas à des réponses détaillées. L’enquêteur répond généralement par oui ou par non, ou choisit entre deux niveaux dichotomiques d’appréciation. Par exemple, à la section « milieu scolaire », on demande à l’enquêteur d’identifier l’attitude du mineur à l’école. L’enquêteur a alors le choix entre « Bonne » ou « Mauvaise ». À la toute fin du formulaire, un espace est réservé pour noter toutes remarques, évaluations ou recommandations à faire au tribunal.

À première vue, un tel formulaire serait susceptible d’apporter une certaine régularité dans la procédure puisque, peu importe qui mène l’enquête, les renseignements remis aux magistrats sont tous du même type et colligés de manière identique. Cependant, un examen attentif de ces documents montre qu’en réalité ces formulaires ne traduisent pas des enquêtes préliminaires bien menées et éclairantes pour le juge. En effet, la plupart de ces formulaires ne sont pas remplis et, souvent, aucune remarque particulière n’est ajoutée. Par conséquent, même si la Cour cherche à uniformiser la pratique par l’utilisation d’un formulaire commun à tous les enquêteurs, il ne semble pas que le travail effectué devienne, dans les faits, plus systématique. Autre constat, les dossiers qui renferment des rapports d’enquête n’ont, pour la plupart, pas été rédigés sur la base du formulaire. Tout ce passe comme si le dialogue entre juges et enquêteurs demeure encore très sommaire. L’examen attentif de cette pratique confirme donc qu’elle n’a pas encore été enchâssée de manière permanente dans le traitement judiciaire.

Il faut dire que sur le plan administratif, les agents de probation ne bénéficiaient pas de structure organisationnelle autonome. Jusqu’aux années 1960, c’est le greffier de la cour qui possède l’autorité administrative sur ceux-ci[28]. De plus, très peu d’orientations sur la réalisation de leur travail semblaient leur être fournies. Comme le souligne Marc Lippé dans son étude, « les officiers faisaient ce qui leur plaisait[29] ».

Il faut attendre l’année 1964 pour qu’une administration centralisée à l’échelle du Québec soit imposée par la nomination d’un directeur provincial aux services de probation. Désormais, ce dernier planifiera et orientera les activités de tous les services de probation de chacune des CBES de la province[30]. En 1972, les services de probation subissent de nouveaux changements. On assiste alors à l’entrée en scène des Centres de services sociaux (CSS). Désormais, les agents de probation pourront consacrer « leurs efforts exclusivement au traitement de la délinquance et à l’application de la mesure probatoire[31] ». Nous verrons que ces changements se manifestent dans la pratique quotidienne de la Cour étudiée ici. C’est en effet au cours des années 1960 et 1970 qu’il faut chercher des mutations dans la manière d’aborder l’enquête préliminaire.

Les années tournantes : 1960-1977

Dans les années 1960 et 1970, la pratique de l’enquête préliminaire sert de plus en plus à situer la déviance de l’enfant à l’intérieur de son milieu, c’est-à-dire que le délit n’est plus considéré isolément, mais à la lumière d’un ensemble de facteurs explicatifs du comportement déviant. Il est clair que le travail de l’officier lors des rencontres avec les parents, les amis ou toute personne en position d’autorité s’effectue plus minutieusement et dans un objectif bien précis d’évaluation. Il s’agit là d’une occasion pour la Cour d’entrevoir si le milieu est propice à la rééducation du jeune ou s’il lui est plutôt néfaste. Même si cette préoccupation n’est pas tout à fait neuve dans les milieux intéressés de près à l’enfance irrégulière, il est par contre évident que le travail d’observation effectué devient plus rigoureux et mieux coordonné[32].

Les officiers de probation vont dès lors s’interroger sur la place et le rôle qu’occupe l’enfant délinquant au sein de sa famille. Ils se soucient de la « dynamique familiale » et de « l’atmosphère » qui règne à l’intérieur des familles. Ils accordent en outre une priorité à l’intégration de l’enfant dans son milieu de vie, et cela dans l’objectif d’une résolution permanente de son comportement délinquant. De tels efforts d’analyse étaient rarement menés auparavant. Par exemple, en 1965, un agent de probation s’inquiète particulièrement du milieu dans lequel le jeune Alexandre, 17 ans, évolue. Il affirme, après mûres réflexions, que la déviance de l’enfant provient du « climat familial tendu » : « Rien de surprenant qu’une telle atmosphère n’ait amené l’enfant à vouloir s’enfuir de la maison, là où il n’a jamais été accepté. […] Je suis d’avis qu’aussi longtemps que cet enfant demeurera dans ce climat familial tendu, on aura à déplorer d’autres actes semblables à celui qu’on connaît[33]. »

Dans un autre cas, l’officier visite le foyer familial à plusieurs reprises afin de s’assurer que son rapport soit complet au moment de le soumettre à la Cour. Il indique au juge que la famille lui paraît un lieu sain. Il poursuit son rapport en expliquant que la mère de l’accusé « se dit très satisfaite pour le moment du comportement de son fils ». Par contre, lors de ses nombreuses visites, l’officier constate une légère mésentente entre les parents, laquelle serait susceptible d’affecter le comportement de leur fils. Le père le « surprotège » et « n’est pas toujours du même avis que sa femme ». Ainsi, l’officier croit qu’il serait souhaitable que la Cour ajourne la cause quelque temps « afin de rectifier si possible ces petits accrochages entre les époux, dont tout ceci aurait répercussion sur l’adolescent[34] ».

Simultanément à l’émergence de ces sensibilités, la manière de présenter les résultats en cour de justice se transforme. Les rapports des officiers s’uniformisent. De plus, les formulaires sont désormais conçus de manière à donner plus de latitude aux observations et aux recommandations des officiers. Pour ce faire, l’officier divise rigoureusement son rapport en trois sections (famille, sujet et évaluation). Dans chacune d’elles, il prend le temps d’expliquer la situation dont il a été témoin. Par exemple, il s’intéressera à la relation entre les parents et à leur capacité à comprendre les enjeux réels du comportement du jeune ainsi qu’aux ressources (tant morales qu’économiques) dont ceux-ci disposent. En d’autres termes, l’officier a la charge de déterminer si la famille doit être considérée positivement ou négativement dans la résolution du problème de l’enfant. C’est dans cette perspective que l’enquêteur conclut son long rapport dans l’affaire d’Adrien : « Les parents ont beaucoup d’affection pour leurs enfants. […] Cependant l’éducation et la surveillance données au sujet sont nulles[35]. » Cette manière de fonctionner permet également au Tribunal de situer l’enfant dans son cadre de vie et permet en ce sens une explication enrichie du délit. Il ne s’agit plus de simples renseignements factuels, comme en témoigne cet autre extrait d’un rapport remis au juge Bouchard en 1966 :

[…] Le milieu familial en lui-même ne m’apparaît pas guère [sic] favorable et les parents, pour leur part, sont totalement surpassés par les problèmes de leurs enfants. […] La mère qui affiche une attitude surprotectrice a toujours essayé d’excuser son fils. […] et je crois sincèrement que ce serait là [un placement institutionnel], la meilleure solution dans le contexte actuel tant familial que social[36].

Contrairement aux premières années d’existence de la CBES de Saint-François, où le juge ne dispose pas systématiquement de rapports sur le milieu de socialisation du jeune ou sur les mesures idéales à prendre à son endroit, les années 1960 et 1970 marquent un changement fondamental. Une nouvelle sensibilité est observable dans la manière d’effectuer l’enquête préliminaire et dans la façon de présenter les résultats en cour de justice. Cette pratique acquiert de l’importance dans le processus judiciaire.

Cela se perçoit également dans la manière dont les juges utilisent les rapports des officiers. Les juges ajournent, en effet, plus fréquemment les causes quand ils estiment n’avoir pas suffisamment d’informations sur le jeune ou sur son milieu de vie pour en arriver à une solution appropriée. Dans de tels cas, habituellement, ils émettent la décision suivante : « vu que le rapport de l’officier n’est pas complété, la Cour ajourne la cause[37] » ; ou bien : « La Cour suspend toute décision en attendant le rapport de [l’officier de probation][38] ». L’attente de la sentence peut durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Une même cause peut être remise à une dizaine de reprises, toujours dans le but de permettre à l’officier de colliger suffisamment d’informations. Dans d’autres cas, c’est l’officier lui-même qui recommande au juge d’ajourner la cause afin de lui permettre de mieux examiner la situation[39]. Afin de bien jauger la cause et, par le fait même, de prendre une décision éclairée, le juge a, au cours des années 1960-1970, largement recours à l’enquête préliminaire, le rapport étant désormais considéré comme essentiel à la prise de décision.

Le juge et le procès : « …à la discrétion du juge… » (1950-1960)

Au lendemain de la réforme de 1950, le mouvement pour la reconnaissance de droits spécifiques aux mineurs ne semble pas encore avoir d’échos dans les cours de justice[40]. La notion d’intérêt de l’enfant et les principes qui lui sont sous-jacents se présentent comme la panacée aux problèmes[41]. L’enfance délinquante demeure largement soumise aux pouvoirs discrétionnaires du juge pour enfants, lui qui doit incarner une figure paternelle et bienveillante[42]. Comme Niget le fait remarquer, même si « l’éducatif remplace progressivement le pénal » dans le processus décisionnel des cours pour mineurs au cours de la première moitié du XXe siècle, le principe surplombant l’orientation des tribunaux demeure « le jugement moral[43] ». Cette situation cause toutes sortes de décisions très diverses, en apparence illogiques voire contradictoires. Toutefois, à mesure que les années avancent, un nouveau modèle d’intervention, mieux structuré, plus systématique et plus sensible au droit des enfants émerge.

Le déroulement des procès dans les années 1950 est relativement simple. L’enquête préliminaire, comme on l’a vu, n’est pas encore intégrée de manière permanente. De plus, le recours aux différents experts reste très marginal. Dans les années 1950, la Cour ne fait une demande de recours à une expertise psychologique ou psychiatrique que dans 7 % des cas de notre échantillon. Cette proportion atteint près de 16 % des affaires vers la fin de la période. Lorsqu’une plainte ou une dénonciation visent un mineur, ce dernier est sommé de se présenter devant le juge. Lors de ces audiences, le juge s’adresse directement au délinquant et à sa famille (le cas échéant) en bon père de famille. À cette occasion, le magistrat sermonne le prévenu avant d’ordonner, sur la base de certaines considérations, la mesure à prendre. Ses décisions sont prises en fonction de son appréciation d’une situation donnée. Parfois, de simples menaces sont estimées suffisantes. Tandis que dans d’autres situations, le juge opte pour un placement institutionnel, voire un séjour en prison commune. Une grande disparité entre les jugements s’observe. Plusieurs exemples démontrent cette réalité.

Constantin, âgé de 14 ans, est accusé de vol par effraction dans un magasin. Un soir, il dérobe des « paquets de cigarettes et des canifs pour une valeur de 5 $ et un montant d’environ 6 $ ». Au moment de la lecture des chefs d’accusations, Constantin plaide coupable. Le juge avertit l’enfant que la justice ne lui donnera pas une seconde chance et brandit la menace d’une sévère punition : « Tu n’as pas d’excuse. […] Les grands criminels commencent comme cela. Si ta conduite n’est pas exemplaire, je vais le savoir. J’irai te chercher et te punirai. Je te donne une chance. […] Si tu fais bien, tu seras libre, sinon, je sévirai[44]. »

Pour sa part, François, 17 ans, comparaît pour avoir volé le véhicule de son père. De l’avis de ce dernier, François rentre très tard à la maison le soir et fréquente des endroits qui semblent peu recommandables pour un garçon de son âge. Au dire du juge, son comportement mérite une sévère punition. Son discours est frappant et montre, à certains égards, comment l’absence de prescriptions sur les procédures peut se répercuter sur le traitement judiciaire. « Les enfants, quand il y a moyen, quand ils ne font pas quelque chose de mal, il vaut peut-être mieux de les diriger dans ce qu’ils désirent. Je vous donnerai un mandat. Je suis obligé de t’arrêter. En prison jusqu’à mardi. Je vais te condamner à la prison pour tant de temps. »

Au moment où il émet cette directive, le juge Samson n’a pas encore rendu sa décision finale. Après un court séjour en prison, François revient devant le juge qui prononce ces paroles :

[…] Quand des amis nous entraînent au mal, il ne faut pas sortir avec eux. Je vais te retourner en prison, en attendant. Si je me décide de lui faire donner le fouet et combien d’années il va rester à l’ombre. […]

Faire des coups comme tu en as fait, je ne peux pas me décider à régler ton cas tout de suite. Ajournée à vendredi.

Le vendredi arrivé, le juge décide finalement du sort de François :

Il est exposé au fouet et à la prison. Je ne suis pas disposé à la clémence à son égard. L’autre jour lorsqu’il est venu devant moi j’étais trop indigné de sa conduite. Vous [le père du délinquant] avez intercédé pour votre garçon, demandé de lui donner une chance. C’est seulement dans ce sens là que j’accorderai la clémence de la Cour[45]

Tout juste après avoir proféré ces menaces, le juge accorde une sentence ajournée sous bonne conduite[46].

Il est intéressant de constater qu’en dépit de l’allure austère du discours du juge lors du procès (« Si je me décide de lui faire donner le fouet et combien d’années il va rester à l’ombre »), et des mesures prédécisionnelles punitives qui sont prises (deux séjours en prison), la sentence (effective) paraît clémente. L’objectif du juge dans ce type de mesures semble de faire peur au jeune et qu’il prenne conscience de son comportement déviant. Dans les faits, le juge ne peut ordonner de châtiments corporels à un mineur, mais il peut assurément en faire la menace[47]. Dans ce cas précisément, le juge se montre sévère, mais sans pour autant ordonner des mesures à long terme. Inversement, dans d’autres situations, le discours du juge est plus dur à l’endroit du délinquant et la sentence aussi. Par exemple, un garçon qui a volé un réveille-matin d’une valeur de 4,50 $ est condamné à 5 ans de détention au Mont Saint-Antoine, alors qu’un autre garçon, accusé d’entrée par effraction et d’avoir causé des dommages à la propriété estimés à près de 500 $, voit sa sentence suspendue sous bonne conduite[48].

Les délits à caractère sexuel sont également sujets à des considérations morales qui ont parfois des conséquences majeures. Par exemple, Gaston, qui a 15 ans au moment de son procès, est « déclaré jeune délinquant » à la suite de relations homosexuelles. Aux yeux du juge, ce garçon est, ni plus ni moins, qu’« un monstre » abaissé au niveau « des bêtes[49] ». Le juge, à la suite de ce discours, ordonne un placement institutionnel pour une durée indéterminée. En général, les causes d’immoralité sexuelle témoignent de l’énorme pouvoir discrétionnaire de la justice à cette période. Cela est encore plus apparent lorsqu’il est question de jeunes filles[50]. Selon notre échantillon, en ce qui concerne les accusations d’immoralité sexuelle, les filles sont envoyées en institution correctionnelle dans 60 % des cas, tandis que les garçons le sont dans 11 % des cas.

Un processus décisionnel en pleine transformation (1960-1977)

Cette manière de fonctionner propre aux magistrats s’estompe dans les années 1960 et 1970. D’une façon de faire caractérisée par l’absence de formalisme et par de fortes variations, l’on passe à une approche bien davantage codifiée et à un protocole mieux défini. Les dossiers des dernières années de la CBES de Saint-François nous montrent, en effet, une nouvelle sensibilité dans la pratique de la justice pour mineurs. On observe précisément de la part des juges qui se succèdent une tendance à vouloir justifier davantage leurs sentences et à codifier les procédures. Les procès deviennent plus standardisés et la justice fait preuve d’une plus grande transparence. Le choix de la sentence s’appuie sur une réflexion qui est parfois longuement explicitée dans le procès-verbal. Le juge ne laisse, pour ainsi dire, rien au hasard dans sa décision. Les motifs sont désormais clairement exprimés au jeune délinquant lors de sa comparution et reposent souvent sur des principes de droit formel. Les procès-verbaux témoignent de ces changements.

Dans l’affaire d’un jeune délinquant récidiviste de 16 ans, accusé de voies de faits et de vol par effraction, le juge Gobeil s’assure que sa décision est bien expliquée, comprise et transparente.

Attendu que différentes mesures ont été prises par cette Cour, dans le passé pour tenter de réadapter ce jeune ;

Attendu que les délits se multiplient ;

[…] Attendu qu’il est rendu à un point où il crâne, où plus rien ne lui résiste, se laissant aller à des voies de faits graves ;

Attendu que dans les circonstances, il y a lieu à la fois de le protéger contre lui-même et de protéger la société de ses agirs en attendant que l’institution appropriée à son cas ne soit trouvée ;

Attendu que le jeune s’est vu expliqué [sic] ce processus et son pourquoi par la Cour ;

En conséquence, la Cour confie le jeune sous mandat de dépôt à la prison commune de Sherbrooke (section des jeunes) […] en attendant son admission dans l’institution appropriée[51].

Certaines décisions sont explicitées de manière encore plus complète que dans le cas précité. En effet, les juges profitent parfois d’une affaire particulière pour émettre une réflexion sur l’ensemble du système de justice. C’est ce qui arrive lors du procès de Joseph. Le juge Gobeil sent alors le besoin de pousser plus loin l’explication de sa décision.

Dans un document intitulé « Décision » qui fait onze pages, le magistrat sherbrookois expose longuement ses impressions et les motifs qui l’ont poussé à déférer l’affaire en juridiction ordinaire. Notons au passage que le transfert des affaires en juridiction criminelle ordinaire était d’usage courant dans les années 1950. Par contre, les juges de l’époque n’explicitaient pas les motifs de leur décision, comme c’est le cas dans cette affaire qui survient en 1977[52].

Le juge Gobeil donne son appréciation générale du cas présenté devant la Cour et en souligne la particularité. Selon lui, Joseph n’est pas un délinquant invétéré puisqu’il « ne présente pas une liste ininterrompue et longue de délits commis de façon répétée et de façon quasi continuelle comme c’est habituellement le cas[53] ». Le magistrat indique plutôt que son comportement est très acceptable, mais qu’il doit tout de même transférer la cause en juridiction ordinaire en vertu de l’article 9 de la LJD. Un tel déféré, « ne peut se faire, affirme le juge, que si la Cour est d’avis que le bien de l’enfant et l’intérêt de la société l’exigent ». Or le cas évalué commande précisément un tel transfert. Pour justifier sa décision, le juge Gobeil expose alors une réflexion sur les principes devant guider le jugement des mineurs en vertu de la LJD.

[…] L’enfant qui comparaît devant la Cour de Bien-Être Social sous l’empire de la Loi concernant les Jeunes Délinquants doit être considéré non pas comme un contrevenant, mais comme quelqu’un qui est dans une ambiance de délits, et qui par conséquent, a besoin d’aide, de direction et d’une bonne surveillance. […]

Selon le juge, l’application pratique de la loi a provoqué, au fil des années, le « développement de certains services qui sont au support des jeunes dans leur rééducation, leur réadaptation et leur correction ». La Cour de Bien-Être Social, poursuit-il, « doit faire l’inventaire de la situation et des ressources qui seraient encore possibles à être exploitées en faveur d’un jeune de façon à être certain qu’il n’y a pas d’aide possible ». Or, dans ce cas précisément, le juge Gobeil est d’avis que les ressources dont il dispose ne seront d’aucune utilité. Et le juge explique pourquoi :

[…] le jeune pourrait venir avec raison à la conclusion, que ce n’est pas l’acte lui-même qui est répréhensible et socialement inacceptable. L’acte serait grave dans la mesure où les conséquences sociales exprimées par la voie des Tribunaux peuvent l’être. Ainsi, si on est en bas de dix-huit (18) ans « il n’y a rien là » alors qu’après dix-huit ans (18), le crime est grave non pas en soi, mais parce qu’on risque des conséquences considérables sont [sic] l’emprisonnement.

A risque de se répéter, la Cour dans les circonstances ne peut se faire l’instrument d’une telle attitude et d’une telle perception des choses […]

Dans les faits, la Cour est d’avis que nous sommes déjà devant un comportement d’adulte.

Ces propos sont très éloquents. Cette cause particulière démontre comment vers la fin de la période étudiée le traitement judiciaire pour jeune délinquant est caractérisé par une démarche qui semble mieux étayée que ne le laissent entrevoir les dossiers des premières années. Si beaucoup de causes ne se concluent pas par une décision aussi appuyée, le changement d’attitude de la Cour à l’égard du prévenu lui, s’observe dans la majeure partie des affaires. De plus en plus fréquemment, le juge expose ses considérations dans la sentence.

Le juge Beaudry, dans l’affaire de Jean-Auguste, estime que ce dernier ne mérite pas une sentence sévère. Ce jeune est accusé d’avoir mis le feu à son institution scolaire et les dommages s’élèvent à plus de 1000 $. Après consultation d’un rapport prédécisionnel étayé, des déclarations des parents à l’effet que Jean-Auguste est un jeune homme responsable et, que l’institution scolaire a déjà entrepris des démarches de réparations des dommages avec le jeune, le juge rend sa décision. En accord avec le procureur de l’inculpé, le juge ajourne l’affaire suivant bonne conduite tout en prenant soin de bien spécifier à chacune des parties ses considérations[54]. Il en va de même dans le procès de Guy. Ce dernier se voit en revanche placé au Mont Saint-Antoine après s’être fait prendre à voler des outils. Le juge Gobeil, dans sa décision, invoque le fait que le garçon « a besoin de structure » afin de lui « permettre de travailler son comportement de façon permanente […] ». « Étant donnée [sic] qu’à son âge, s’il est laissé à lui-même, il ne pourra préparer son avenir ni sur le plan personnel, ni sur le plan social ; son milieu familial étant inadéquat à faire face à ces responsabilités[55]. »

Comme le suggère ces exemples, l’implication au fil des ans de différents intervenants n’est surement pas étrangère à une systématisation plus importante du traitement judiciaire des jeunes délinquants et au changement d’attitude des juges. En outre, contrairement à ce qui prévalait au cours de la première décennie d’existence de la CBES de Saint-François, le jeune inculpé ne se retrouve plus seul devant le juge et le greffier. La présence des avocats se révèle certainement l’un des éléments déterminants qui contribuent à changer la donne. Ils amènent certainement une forme de régularité dans la procédure[56]. Comme dans un tribunal criminel, l’avocat se fait en principe le garant du respect des procédures et de la transparence de la justice. Bien qu’au début de la période étudiée les avocats et procureurs aient été parfois présents pendant le procès, c’est surtout après 1960 que leur présence devient plus systématique. Renée Joyal souligne à cet effet que des avocats peuvent être mis à la disposition des jeunes criminels moins fortunés à partir de 1972 (adoption de la Loi de l’aide juridique (L.Q. 1972, ch. 14.). Les mieux nantis peuvent donc choisir de se faire représenter. Par contre, le droit à la représentation ne sera toutefois officialisé qu’en 1975 avec l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne, de la Loi sur la protection de la jeunesse en 1977 et de la Loi sur les jeunes contrevenants en 1982[57].

Sur les 625 affaires de délinquance que comporte notre échantillon pour la période 1960-1977, 175 mentionnent la présence d’un avocat lors de l’audience, c’est-à-dire tout près d’une cause sur trois, alors que pour la période précédente, la représentation par avocat était insignifiante. Leur présence semble entraîner la tenue de procédures beaucoup plus semblables à celles que l’on retrouve en juridiction ordinaire. Par exemple, l’avocat peut forcer le juge à ordonner un examen psychiatrique de son client dans le but de déterminer si le jeune est apte à subir son procès. Le cas du jeune Mario Gilbert, qui collectionne les dossiers à la CBES de Saint-François, est un exemple intéressant. À maintes reprises, ce dernier a été confié à des institutions pour mineurs délinquants par la Cour et, chaque fois, la rééducation a échoué. À l’occasion d’une nouvelle plainte (pour vol en 1961), le juge veut déférer le jeune aux Sessions de la paix pour qu’il soit jugé selon le droit des adultes. Cependant, Mario est représenté par un avocat et celui-ci demande que son client soit examiné par un expert compétent afin d’évaluer sa capacité à suivre et à comprendre les procédures judiciaires. Il invoque le fait que la santé mentale de Mario n’a jamais été évaluée. Le juge, après avoir entendu l’avocat, choisit d’agir en ce sens[58].

On le constate, l’implication accrue de ces acteurs importants que sont les avocats et les officiers de probation semble provoquer la mise en place d’une nouvelle dynamique amenant des procédures, auparavant inexistantes dans les procès de jeunes délinquants. Cependant, des recherches plus approfondies devront être réalisées afin de mieux saisir ce phénomène[59].

À la lumière de ces observations, on peut se demander toutefois si ces nouvelles sensibilités, qui se traduisent par un processus judiciaire plus systématique et apparemment plus transparent, changent vraiment l’issue des affaires. La figure 1 ci-dessous présente la fréquence à laquelle les différentes mesures ont été ordonnées par les juges de la CBES de Saint-François depuis 1950. On constate que la proportion de mesures probatoires est plus ou moins constante dans les années 1950-1960 (autour de 45 %) et qu’elle augmente significativement à partir de 1970 (près de 60 %). À l’inverse, les juges ont recours aux placements institutionnels dans une moins grande proportion dans les années 1970 qu’au cours des années 1950 et 1960, cela, même si le nombre effectif de placements en institution est en constante progression[60]. En d’autres termes, les juges ordonnent cette mesure plus fréquemment, mais dans une moins grande proportion. Ainsi, ces chiffres suggèrent qu’il existe une corrélation entre la présence accrue de certains acteurs (comme les officiers de probation, comme on l’a vu) dans les procédures judiciaires et l’augmentation de la fréquence des mesures probatoires. Ce rapport conforte donc l’idée selon laquelle les acteurs de la Cour sont au coeur du processus de changement qu’a subi la pratique de la justice pour mineurs au cours des années 1960.

Figure 1

Évolution des mesures prises par la CBES de Saint-François, 1950-1977

Évolution des mesures prises par la CBES de Saint-François, 1950-1977

Note : Ces statistiques proviennent de notre échantillon et sont une représentation partielle de la réalité.

Source : Fonds Cour de Bien-Être Social pour le district de Saint-François, 1950-1977. Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Centre d’archives de l’Estrie

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Conclusion

Cet examen des dossiers de la Cour de Bien-Être Social de Saint-François nous a permis de constater que le passage des CJD aux CBES en 1950 ne semble pas constituer en soi, dans l’immédiat, une grande rupture. Il faut plutôt envisager la création des Cours de Bien-Être Social comme étant en continuité avec les principes législatifs élaborés depuis le début du XXe siècle à l’intention des mineurs. Par contre, les changements dans la manière de procéder se font peu à peu sentir dans le quotidien des tribunaux à mesure que le Québec entre dans la Révolution tranquille. Nous avons observé que c’est à partir des années 1960 que le Tribunal tend à systématiser ses pratiques judiciaires. Les procès des années 1950 sont en effet marqués par un certain laxisme procédural. Le magistrat utilise des techniques punitives ou dissuasives (la menace par exemple) pour traiter et juger les délinquants lors des procès. Cette manière de faire s’estompe toutefois peu à peu. Il apparaît que la justice développe une manière plus systématique de prendre ses décisions.

Ces changements se produisent sans qu’il y ait de modifications substantielles au niveau de la législation pour les jeunes délinquants. L’institution judiciaire s’adapte donc progressivement aux nouvelles réalités et aux besoins changeants de la société. Dans le cas présent, le rôle du tribunal et de ses acteurs dans l’organisation d’une réponse au problème de la délinquance juvénile est assez significatif. Au cours de la période 1950-1977, on observe l’amorce d’une nouvelle régulation judiciaire de l’enfance délinquante. Un modèle d’intervention qui semble s’implanter de manière permanente dans le système de droit spécifique aux mineurs et qui tend, encore aujourd’hui, à s’imposer. Le rôle des agents de probation et des juges dans ce changement est à considérer. Par contre, les causes profondes de ce changement et l’examen attentif du rôle de ses artisans méritent encore un examen approfondi.