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True, at this dismal time of night

Frail folks walk forth – sad deeds are done

Which could not, dare not, brave the light

Then – stay at home each mother’s son

Midnight[1]

C’est à partir des années 1660 que les cités européennes se dotent d’un système d’éclairage urbain. En 1729, Paris compte environ 5700 points de lumière nocturnes ; en 1770, les nuits parisiennes sont illuminées par près de 7000 lanternes[2]. La capitale française mène sous l’Ancien Régime un combat persistant contre la noirceur : même s’il reste inégalement réparti tant dans l’espace (certains faubourgs et périphéries demeurent plongés dans l’ombre) que dans le temps (il ne fonctionne que quelques heures par nuit), l’éclairage urbain, symbole d’un nouveau pouvoir sur les forces de l’ombre, est perçu par plusieurs comme une « domination continue du jour », comme un « contrôle permanent »[3] garantissant une sécurité publique accrue en forçant au recul les criminels et autres rôdeurs. En effet, la dangerosité des nuits parisiennes est, à la fin du xviie siècle et encore au cours du « siècle des Lumières », considérée par bien des commentateurs comme un fait avéré. Parfois exagérées, ces perceptions du danger, comme l’indique Alain Cabantous, sont alimentées à l’époque par quelques bandes d’« assommeurs » nocturnes, qui défraient la chronique urbaine et « terrorisent l’obscurité citadine[4] ».

Ce n’est cependant que dans le premier tiers du xixe siècle, comme l’ont montré les historiens du crime et de ses représentations, que les conditions sont réunies pour que puissent se profiler les premières crises médiatiques et politiques autour de la « sécurité publique ». Celles-ci ont été rendues possibles par la conjonction de trois grands facteurs : l’avènement de la statistique criminelle, l’existence d’une certaine représentation parlementaire et l’installation d’un espace public journalistique en plein essor[5]. Les travaux de Simone Delattre et de Dominique Kalifa permettent aujourd’hui de retracer succinctement – du moins dans son volet parisien – l’histoire moderne de cet effroi, faite de reflux et de résurgences périodiques[6]. Après un épisode fondateur en 1826, la seconde moitié des années 1830 et le début des années 1840 auraient entériné la réputation sinistre des nuits parisiennes, dominées par des silhouettes suspectes et capables, à tout moment, de fondre sur les noctambules imprudents pour les dépouiller et les estourbir. Le motif narratif de l’« attaque nocturne » commise par des groupes d’assaillants se solidifie et alimente alors une véritable « psychose[7] » médiatique. Après une accalmie au début du Second Empire, les années 1860 auraient connu une nouvelle flambée, liée à l’haussmannisation et à l’annexion des banlieues parisiennes, qui déplacent en partie les « bas-fonds » vers les inquiétantes périphéries de la ville. Puis la première décennie du xxe siècle aurait vu déferler une nouvelle vague, la question ne ressurgissant ensuite qu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, ponctuant périodiquement, dans les décennies suivantes et ce jusqu’à nos jours, les débats qui secouent l’espace public.

Apparu dans le premier xixe siècle, le sentiment d’insécurité que Kalifa appelle « moderne » (lié à l’espace urbain, il est construit et relayé par la presse de grande diffusion et trouve un écho dans les débats politiques) est un phénomène qui, de toute évidence, n’est pas exclusivement français. Mais si l’on connaît aujourd’hui assez bien ses visages européens, ses déclinaisons canadiennes-françaises ont été largement moins étudiées et restent à peu près inconnues ; elles existent pourtant et se dessinent assez fortement dès les années 1820 et 1830, galvanisées par plusieurs phénomènes déterminants.

D’une part, la presse bas-canadienne connaît à partir de 1815 un essor sans précédent : selon les chiffres fournis par Yvan Lamonde, 42 journaux ont été publiés, entre 1815 et 1840, au Bas-Canada (on en compte 14 pour les cinquante années séparant 1764 de 1814)[8]. Cette effervescence journalistique, qui prolonge hors des murs parlementaires les discussions démocratiques de la Chambre d’assemblée, traduit à la fois l’ascension d’une bourgeoisie de professions libérales, dont les effectifs bondissent au même moment et qui voit dans la presse l’un de ses principaux moyens d’expression[9], et la vivacité des débats qui, dans les années précédant la rébellion des Patriotes, occupent et déchirent un espace public fortement polarisé.

D’autre part, les premières décennies du XIXe siècle voient se dessiner, dans l’imaginaire social, la figure en gestation des « bas-fonds » urbains, dont Les mystères de Paris d’Eugène Sue représenteront la plus éminente expression littéraire. Cette figure s’apprête alors à connaître une diffusion mondiale. Elle atteindra par le fait même les rives du fleuve Saint-Laurent, où elle imprègne durablement l’imaginaire en donnant lieu, dès les années 1840, à des variantes locales adaptées à la géographie et aux réalités canadiennes[10].

C’est donc la naissance et les premiers signes, à l’époque bas-canadienne, d’une insécurité urbaine devant le crime qu’entend retracer le présent article. Dans la mesure où elle est moins un fait objectif qu’un rapport essentiellement subjectif à un état du monde, ou plus précisément à ce qui se dit et s’écrit au sujet de celui-ci, l’« insécurité », comme objet historique, est difficilement saisissable : si elles se quantifient mal, les fluctuations de ce sentiment, qui est moins un rapport au monde qu’un rapport à ses représentations, ne reflètent ou ne traduisent pas non plus directement des hausses ou des baisses objectives de la criminalité. Elles illustrent plutôt les variations d’un seuil collectif et affectif de tolérance. C’est pourquoi l’insécurité, que je définirai avec Dominique Kalifa comme l’ensemble des « perceptions et sentiments individuels et collectifs que peuvent engendrer les menaces et les risques criminels[11] », ne peut être saisie et analysée que dans le discours public, porté et modelé par la presse, qui configure le rapport à l’« actualité » tout en fournissant aux membres d’une société des récits et des référents communs.

Par conséquent, j’ai étudié le phénomène, entre 1820 et 1845, dans les journaux de la ville de Québec, ayant cherché à comprendre comment l’insécurité, à une époque cruciale du développement des villes bas- canadiennes, peut être vécue et mise en discours dans le quotidien de la vie citadine. L’analyse procède d’une triple exploration des périodiques de l’époque. J’ai d’abord effectué, pour la période comprise entre 1831 et 1840 (identifiée par des travaux antérieurs comme constituant une période particulièrement significative et caractérisée par l’intensification d’une image négative de l’espace urbain[12]), un dépouillement quasi systématique du Canadien (lecture, pour chaque livraison du mercredi, de la rubrique consacrée aux nouvelles locales[13]), de manière à dégager les grandes tendances de la décennie concernée.

J’ai fait ensuite, pour l’ensemble de la période étudiée, une lecture (dans Le Canadien, le Quebec Mercury et la Quebec Gazette) de la couverture médiatique des procès criminels de la Cour du banc du roi, à l’issue desquels, deux fois par année (au printemps et à l’automne), un grand jury prononce un discours destiné notamment à rendre compte de l’état des moeurs et de l’administration de la justice criminelle, tout en faisant un certain nombre de recommandations visant à prévenir et à empêcher la progression du crime.

Sur la base de cette traversée globale de la période, qui fournit des indications assez précises sur la courbe d’évolution de l’insécurité et de la perception des moeurs (par l’élite sociale et politique), j’ai complété l’analyse, enfin, en effectuant, dans les trois périodiques, des fouilles plus profondes et localisées dans l’ensemble des numéros entourant ou accompagnant les épisodes pour ainsi dire « névralgiques » de la vie québécoise, où l’insécurité, pour une période plus ou moins longue selon les cas, atteint des sommets. En dépit des bannières idéologiques évidemment différenciées sous lesquelles ils se rangent, les trois périodiques sont, devant le crime, animés par les mêmes peurs. Ils énoncent essentiellement le même discours, portent le même regard sur la menace que la criminalité nocturne fait peser sur la vie urbaine.

Mais avant d’entrer dans l’analyse à proprement parler, il convient de dire quelques mots du décor urbain dans lequel vient s’inscrire cette éclosion médiatique bas-canadienne de l’insécurité.

Splendeurs et misères de la ville

Les modestes villes bas-canadiennes du premier XIXe siècle n’ont évidemment rien de l’envergure et de l’inquiétante profondeur des métropoles de l’Ancien Monde ; elles connaissent pourtant, à leur échelle propre, des métamorphoses qualitativement analogues. Au seuil du XIXe siècle, Québec ne vibre pas, comme le Paris de 1800, sous les pas de 550 000 habitants ; pourtant, comme la grande cité parisienne dont la population double rapidement et dépasse le million vers 1850, la capitale bas-canadienne connaît une véritable explosion démographique, le nombre de ses résidants ayant quadruplé en l’espace de quelques décennies, passant d’environ 9000 en 1805 à près de 46 000 en 1851[14]. La population citadine se gonfle exponentiellement dans un cadre urbain qui, lui, se modifie plus lentement. Il est dès lors incapable d’absorber et de « digérer » rapidement cette croissance sans précédent.

Les activités portuaires, avec le développement du commerce des produits forestiers et l’essor de la construction navale, sont alors au coeur de l’économie florissante de la ville de Québec. Pendant la saison de la navigation, la rade est saturée (les navires arrivent par centaines) et les vaisseaux en provenance de l’Angleterre déversent dans la Basse-Ville tout un flot de populations variées : aux contingents de matelots (leur nombre annuel s’élève à 13 000 dans les années 1830) s’ajoute l’important flux migratoire, qui débarque annuellement plusieurs dizaines de milliers de nouveaux arrivants, la plupart faisant halte dans la capitale avant de repartir vers d’autres destinations (on en dénombre environ 51 000 en 1831[15]). C’est dans ce contexte où Québec, ville portuaire incontournable, devient un lieu d’achalandage estival considérable que les figures anxiogènes du vagabond et du criminel se mettent à hanter, comme d’ailleurs à Montréal, l’espace urbain en plein essor[16].

Certes, voleurs, vagabonds et prostituées peuplaient déjà les paysages urbains de la Nouvelle-France[17]. Mais au moment où la presse se développe, au moment où l’immigration devient massive se dessine et s’accentue une perception alarmiste de la ville et des « désordres » qui l’assiègent mais que simultanément elle contribuerait, avec la prison, les mauvaises promiscuités et les tavernes louches, à engendrer. Espaces de sociabilité, de divertissement et de rencontres, les lieux que sont les rues, les places publiques et les marchés sont pour les plus démunis (et pour les femmes vagabondes en particulier) des lieux de souffrances et de violences : ils doivent, notamment à la nuit tombée, les parcourir pour subvenir à leurs besoins, recourant parfois au vol, à la mendicité ou à la prostitution[18]. D’autres, comme les ouvriers irlandais travaillant en 1843 à l’agrandissement du canal Lachine, font des manifestations nocturnes et utilisent ainsi l’espace public comme lieu de revendication politique : ils seront associés, dans une partie de la presse montréalaise de l’époque, au désordre et à la criminalité, antithèse du décorum respectable de l’élite sociale[19]. Ce qui s’écarte des usages pacifiques, diurnes et non politiques de l’espace public est susceptible à l’époque de faire l’objet d’une condamnation.

Du reste, à l’époque du gonflement des villes et de leurs populations, la criminalité tend à être lue comme une réalité sociale d’ensemble transcendant chacune des infractions isolées (certains se mettent à parler du crime au singulier[20]). Les grands jurys, corrélativement, commencent à en « mesurer » la progression alarmante ou la diminution réjouissante (le crime devient une sorte de baromètre social[21]) et le discours philanthropique s’en prend à l’obsolescence ou aux carences des institutions de régulation sociale[22]. Au même moment, la hausse massive des incarcérations traduit une « mutation qualitative[23] » sous l’effet de laquelle se généralise la vocation pénale de l’enfermement, qui sanctionne d’ailleurs désormais, au moyen de procédures d’internement plus expéditives, non seulement la haute criminalité mais aussi la gamme complète des petits délits contre l’ordre public.

Les intermittences de la « sûreté » publique

En avril 1818, le parlement bas-canadien adopte l’« Acte pour pourvoir plus efficacement à la sûreté des cités de Québec et de Montréal en établissant un guet et des flambeaux de nuit dans lesdites cités ». Combattant la noirceur et les dangers nocturnes, cette loi autorise les juges de paix à recruter, pour chacune des deux villes, 24 hommes de guet dont la tâche officielle, comme le stipulent les contrats d’embauche, consiste à « maintenir la ville et ses faubourgs dans un état de tranquillité et de sûreté publique durant la nuit[24] ». À Québec, les premières lampes (« flambeaux de nuit ») sont installées dans les rues au début de l’automne ; les guetteurs, munis d’un bâton, d’une lanterne et d’une crécelle, commencent à peu près au même moment à arpenter nuitamment les artères de la ville, veillant à prévenir les déprédations nocturnes et à mettre la main, comme l’indiquent les règlements du guet pour la ville de Québec, sur les « noctambules, malfaiteurs, filous et vagabonds, et autres personnes itinérantes, désoeuvrées ou dont la conduite est contraire aux bonnes moeurs[25] ». Le guet entre quotidiennement en fonction en même temps que l’obscurité[26], incarnant à sa manière, pour la ville, la volonté de conserver la maîtrise de ses nuits, où la noirceur complète figure comme l’alliée par excellence des activités suspectes et des mauvais desseins[27].

Dans les années qui suivent immédiatement l’établissement du guet, les nuits québécoises, sans dangerosité particulière, semblent jouir d’une réputation relativement enviable. La couverture médiatique biannuelle des procès criminels de la Cour du banc du roi est sobre et sans éclat, les journaux se contentant généralement de reproduire une liste des condamnations sans faire allusion aux représentations des grands jurys. Au printemps 1820, la faible quantité de délits sanctionnés par le haut tribunal, rapporte le Quebec Mercury, est un « subject of congratulation[28] ».

À l’automne 1824, les grands jurés déplorent une hausse de la criminalité, comme l’indique la presse, mais dès l’année suivante l’inquiétude semble tombée. Certes, il arrive que la ville soit « fort alarmée[29] » par telle ou telle attaque nocturne, ou que des forfaits commis par une « association » de brigands offrent aux journaux l’occasion de rappeler l’importance d’une force policière nocturne, « nécessaire pour protéger les habitants paisibles[30] » ; mais ces délits semblent former l’ordinaire des nuits, appelant une certaine vigilance mais ne suscitant aucune panique collective, comme on en verra éclater sporadiquement dans les années ultérieures.

En effet, une représentation plus dysphorique des heures nocturnes se dessine à partir de 1826. En octobre, au moment où une bande de brigands ayant défoncé un presbytère sème l’émoi et déclenche une vaste opération policière (impliquant des citoyens et des militaires, d’ailleurs publiquement remerciés dans le Quebec Mercury), le juge de la Cour du banc du roi attire l’attention sur la gravité des crimes récemment commis dans le district judiciaire[31]. Au printemps 1827, à l’ouverture de la session criminelle de la Cour, l’anxiété gravit un échelon supplémentaire : le calendrier du tribunal, souligne le juge qui s’étonne de retrouver à Québec, où le travail et les emplois ne manquent pas, les signes d’un fléau affectant les grandes villes européennes, est le reflet alarmant de l’état des moeurs. Manque de tempérance, prolifération excessive de débits de boisson, défauts sempiternellement dénoncés d’une prison qui, surchargée et faute notamment d’une discipline bienfaisante et d’une saine classification entre les détenus, serait l’une des sources de la progression du crime : le juge et les grands jurés reprennent en choeur les grands thèmes qui marquent alors durablement le discours des réformateurs et des philanthropes[32]. Une panique s’est installée. À l’automne 1827 et encore au printemps 1828, les grands jurys dénoncent tour à tour avec emphase la constance et l’accroissement du crime : la ville serait infestée de malfaiteurs et de bandes organisées mettant en péril ce que les contemporains appellent la « sûreté publique ».

Cette vague d’insécurité, qui culmine à l’automne 1827, imprègne fortement la couverture que la presse offre quotidiennement des exactions commises à Québec. En octobre, il devient difficile d’ouvrir les journaux sans immédiatement tomber sur des crimes, qui viennent par grappes et qui, s’empilant successivement les uns sur les autres (au fil des livraisons journalistiques), finissent par composer une sorte de mosaïque criminelle, donnant l’image d’une ville littéralement assiégée par des forces obscures. Les pages ne cessent de rappeler, en effet, la dangerosité de la nuit. L’augmentation du crime devient alarmante, déclare le Quebec Mercury, qui rapporte le 13 octobre 1827 une série d’attaques contre les personnes et la propriété. On ne lésine plus : « more robberies » titre en grosses lettres quelques jours plus tard le même journal, chaque nouvelle nuit, dominée par les prédateurs, apportant désormais avec elle son lot de brigandages[33].

Dans ces moments passagers de la vie collective où se cristallise nettement l’insécurité, on assiste en fait à une transformation subite, dans le discours journalistique, de la manière de mettre le crime en récit, de le raconter : c’est, pour reprendre une distinction développée par la narratologie littéraire, le passage du récit singulatif au récit itératif. Hors des épisodes de crise, où la vie sociale est perçue comme suivant son cours régulier, chaque crime singulier est rapporté et raconté par les journaux comme un événement particulier et localisé, ayant son identité propre et clos sur lui-même – le discours médiatique donne alors de l’événement un récit singulatif, c’est-à-dire qu’il raconte « une fois ce qui s’est passé une fois », la « singularité de l’énoncé narratif [répondant] à la singularité de l’événement narré[34] ». Lors des phases d’agitation, en revanche, le récit journalistique du crime se dote d’une dimension itérative, mode d’expression du sentiment d’insécurité : contrairement au singulatif, le discours itératif raconte « en une seule fois » ce qui se produit plusieurs fois, c’est-à-dire qu’« une seule émission narrative assume ensemble plusieurs occurrences[35] » d’un même événement, produisant ainsi l’effet d’une répétition ininterrompue.

C’est ce que montre, à l’automne 1827, le discours déployé par la Gazette de Québec. « Encore des voleurs ! », titre par exemple le journal du 24 septembre, avant d’ajouter un mois plus tard que les crimes se succèdent sans relâche, insistant sur la série plutôt que sur chacune des infractions qui la composent : « ces événements se répètent toutes les nuits dans les environs de cette ville[36] ». Lors des périodes où l’accumulation des délits crée un ensemble événementiel, le crime cesse d’être fait divers et entre de plein droit dans l’actualité sociale et politique de la Cité. La couverture médiatique de telle ou telle infraction fait alors toujours référence (comme le suggèrent les mots employés par les journalistes, qui disent la répétition) au contexte formé par les crimes immédiatement antérieurs et antérieurement racontés, véritable intertexte médiatique qui témoigne de la construction par la presse d’une mémoire locale du crime, plus ou moins durable.

« Gare les voleurs ! », s’écriera toujours la Gazette à l’automne 1828, alors qu’on recense « encore des vols fréquens [sic] », la porte Saint-Jean étant semble-t-il devenue le théâtre de déprédations répétées qui autorisent le journal à émettre de sérieux doutes quant à l’efficacité du guet nocturne[37]. L’insatisfaction à l’égard des forces policières en place, évidemment incapables d’attraper systématiquement les rôdeurs, conduit certains citoyens à vouloir s’armer pour se faire justice[38]. Les arrestations sont célébrées ; les criminels en liberté fournissent quant à eux aux journalistes l’occasion de lancer, au nom de la « sûreté publique[39] », des appels à la vigilance, incitant les citoyens à la prudence et à la méfiance tout en offrant régulièrement des récompenses à ceux ou celles qui faciliteraient la capture des coupables. La presse de l’époque peut ainsi être lue par le public comme une sorte d’indicateur des variations du degré de sécurité régnant dans la ville.

Dans ces manifestations, entre 1826 et 1828, d’une insécurité palpable se fait jour une peur de la nuit : les rues de la Basse-Ville et de certains faubourgs, infectes, mal entretenues et surpeuplées, exigent, dit-on, un renforcement du guet nocturne et une amélioration du système d’éclairage, revendications que reprendront de manière récurrente les grands jurys dans les années suivantes[40]. On voit aussi se dessiner, dans ces discours, une lecture systémique du phénomène criminel, celui-ci se rattachant clairement, pour les commentateurs de l’époque, à des causes sociales structurelles. D’un côté, le manque de confort et de travail des classes ouvrières tend à produire, soulignent en 1827 les grands jurés de même que certains journalistes, de la misère, du vice et du crime[41] ; de l’autre, une liaison intime se tisse dans les esprits entre l’immigration européenne massive et la dangerosité de la ville et de la nuit. Il faut moins y voir une abstraite « peur de l’autre » qu’une crainte émanant de l’analyse des effets sociaux pernicieux d’une politique migratoire déficiente, d’un « système d’immigration dangereux[42] » (celui de l’Angleterre), qui expose à une misère sans nom des nouveaux arrivants dépourvus de ressources et parfois rendus malades par l’insalubrité des cales de navire[43]. D’où l’adoption, dès les années 1820, de mesures prévoyant la production de relevés statistiques sur les populations flottantes, quantification des flux migratoires qui trouve de nombreux échos dans la presse[44].

Si la sécurité et la tranquillité des nuits québécoises semblent se réinstaller peu à peu à partir de 1829, les autorités restent donc vigilantes : on n’enregistre plus d’augmentation du crime, mais les causes actives de la criminalité, parmi lesquelles figurent aussi des modes de détention carcérale déficients et l’usage abusif, dans les « méchantes auberges[45] », des boissons enivrantes[46], restent encore à combattre. En 1831, les juges et les grands jurés de Québec se félicitent d’un ralentissement du crime, double diminution (qualitative et quantitative) ayant réduit, s’exclament-ils, la gravité des offenses aussi bien que le nombre des délits. Certaines rues (comme la rue Champlain) présentent encore d’intolérables et dangereuses zones d’ombre[47] ; le guet et la lumière restent insuffisants selon plusieurs[48], mais la nuit n’est apparemment plus un coupe-gorge. Les années 1830 redonneront cependant à l’obscurité nocturne une réputation redoutable, voire parfois meurtrière.

Le « régime des assommeurs nocturnes » (1835-1837)

Le printemps 1832 arrive à Québec avec des mauvaises nouvelles, et l’été avec des cortèges de malades venus d’outre-mer. On vend en avril, à l’imprimerie du Canadien, des « Instructions contre le choléra[49] », suivant de près, avec une inquiétude palpable, la mortalité cholérique en Europe ; dès le 11 juin, la grande épidémie heurte la ville de plein fouet. Des malades croupissent dans des rues mal aérées, répandant des odeurs infectes. On arrose les voies publiques, on tire des coups de canon pour opérer une désinfection de l’air ambiant et la presse diffuse les recommandations des médecins[50]. Les journaux recensent des morts jusqu’à l’automne et calculent les taux de mortalité (environ 1 individu sur 16, selon Le Canadien[51]). Les principaux touchés, disent les journalistes, sont évidemment les classes laborieuses et les populations immigrantes, mais la maladie porte en même temps une insupportable justice, fauchant aussi ses victimes dans les rangs sociaux aisés, comme un « cruel messager », écrit Ulric-Joseph Tessier dans une courte fiction inspirée par ce sombre épisode des annales, confondant « sous ses coups l’innocence et le crime[52] ».

Cette nouvelle vague de peur, liée cette fois à la vulnérabilité de la santé publique, cristallise fortement les craintes que suscite une immigration massive (surtout irlandaise) perçue comme incontrôlée et mal administrée, sur lesquelles repose aussi en partie la peur du crime. En janvier 1835, par exemple, circule à Québec une pétition adressée à Sa Majesté et dénonçant l’imprévoyance métropolitaine en matière d’émigration, le contingent annuel des migrants débordant largement les capacités humaines et financières des institutions locales d’assistance[53], ce qui aurait pour effet de répandre dans les rues de Québec la maladie et la misère. Dans la première moitié des années 1830, les inquiétudes exprimées par les grands jurys portent ainsi davantage sur la propreté de la ville et sur la gestion des populations que sur la sécurité des nuits, qui ne paraît poser aucun problème particulier. Lorsque des évasions de prison surviennent, lorsque des crimes se commettent, on lance parfois des avertissements aux citoyens[54], mais le récit journalistique des délits est redevenu généralement singulatif. Chaque crime reste le plus souvent, dans le discours, un fait isolé, que la presse enregistre ou raconte sans l’inscrire dans un intertexte criminel[55], sans en faire le signe ou le symptôme d’une actualité sociale s’étendant (comme le fait la panique de l’automne 1827) sur plusieurs semaines, voire sur plusieurs mois.

Mais la courbe d’évolution de l’insécurité connaît en 1835 une inflexion perceptible. Au printemps, on fustige l’inefficacité du guet nocturne, dont les négligences auraient facilité une cinquantaine de vols au cours des mois précédents[56]. Alors que des cambriolages et des attaques à main armée se répètent, s’exclame-t-on, « avec une fréquence et une audace inouïes », il apparaît évident aux journalistes « que les 48 hommes de guet que la loi autorise d’employer ne suffisent pas pour la garde de la ville » – on en voudrait « au moins le double »[57]. À l’automne 1835, les constats s’aggravent : devant un tableau des condamnations qu’ils jugent particulièrement alarmant, les grands jurés se disent « convaincus que les observations de la cour sur les progrès du crime se trouvent confirmées[58] ». L’année 1836, quant à elle, enfonce le dernier clou, d’autant plus que, les chartes municipales des villes (et avec elles l’acte sur le guet) n’étant pas renouvelées, les guetteurs de nuit cessent au printemps de peupler le paysage nocturne de Québec[59]. L’augmentation du crime est alors donnée comme un fait avéré, nécessitant de toute urgence l’érection d’un pénitencier et rappelant, du reste, l’importance d’un système d’éclairage et d’un guet nocturne efficace, indispensables, précise le Quebec Mercury, pour garantir la sécurité et protéger la propriété[60].

Une lecture des journaux permet de retracer avec précision l’évolution et les fluctuations de cette nouvelle flambée d’insécurité qui marque, au coeur des années 1830, la ville de Québec. Le premier temps fort correspond globalement à la période d’activité de la célèbre bande de Charles Chambers, dont les crimes ont été reconstitués en 1837 dans Les révélations du crime de François-Réal Angers. Il s’étend de février 1835 jusqu’en octobre de la même année, connaissant un pic au printemps et un second à l’automne. Ces quelques mois sont de ceux où l’on annonce les crimes au pluriel[61]. Le ton se fait emphatique, alarmiste : « si l’on adopte [sic] bientôt quelque mesure efficace de protection contre les voleurs qui paraissent se multiplier, il n’y aura plus de sûreté pour les citoyens. » L’itérativité s’empare à nouveau, par moments, du discours médiatique. « Il n’y a pas de jour, ajoute Le Canadien en juin 1835, qu’on n’entende parler de vols ou tentatives de vols[62]. »

La montée d’un sentiment d’insécurité collectif se traduit ici encore, rhétoriquement, par l’inscription de chaque délit dans une série qui le déborde et dont il tire sa signification. La couverture médiatique de tel ou tel méfait vise alors moins à renseigner sur sa singularité que sur la répétition dont il est le signe ou le symptôme localisé, et que nomment des expressions comme « déprédations nombreuses » ou « infestation »[63]. Lorsque règne la frayeur, l’existence du crime, dans son omniprésence et sa prolifération, est représentée comme un état de siège, comme une menace continue mais en même temps combattue, les journaux racontant la lutte journalière entre l’armée de l’ombre et celle de la lumière. La presse donne en effet au lecteur de l’époque l’image d’une ville sous tension, littéralement parasitée par des forces ténébreuses qui, comme l’écrit Le Canadien, « tiennent la cité en alarme[64] ».

Ces forces du mal sont définies par un double caractère. Elles sont d’abord caractérisées par leur organisation. Il y a non seulement des scélérats, mais aussi des « organisations de déprédateurs nocturnes[65] » ou, pour reprendre les termes d’un officier de police publiant en 1835 une lettre ouverte dans les journaux, un « system of organized crime[66] ». Ces organisations opèrent par « bandes » et ont des « repaires ». Entités vagues et nébuleuses, composées d’un nombre indéfini d’individus, elles sont parfois présentées comme capables de nouer entre elles des alliances interurbaines[67]. Bref, ces associations forment une sorte de « contre-société[68] » puissante et ramifiée, l’envers ténébreux de la société citadine dont la presse enregistre et façonne les peurs. Ce contre-monde criminel figure comme une sorte de présence toujours au moins latente, n’attendant qu’un relâchement de la vigilance ou de la prospérité économique pour gagner du terrain et mettre à mal la sécurité publique. C’est ce que suggère la Gazette lorsqu’elle tente, en juin 1835, d’expliquer la progression du crime en accusant les Patriotes et les querelles politiques énergivores de nuire au maintien des institutions essentielles : l’insuffisance de la police, le manque criant de ressources qu’exige le fonctionnement de la justice et la misère « have all tended to embolden depredators[69] ».

Ces cohortes criminelles sont aussi (c’est leur second trait) fondamentalement nocturnes, constituées de « nightly prowlers of the streets[70] » irréductiblement attachés aux heures noires. Forces de la nuit, elles luttent contre la lumière, au sens figuré mais aussi au sens le plus littéral de l’expression : en effet, décrites comme profitant de la nuit tombée pour saillir et envahir la ville, elles prennent parfois plaisir, comme le rapporte la Quebec Gazette en mai 1835, à vagabonder nuitamment dans les rues pour détruire les lampes et répandre ainsi la noirceur, étouffant les dernières traces du jour[71]. D’où la nécessité constamment rappelée d’un éclairage urbain efficace et bien distribué, les « flambeaux de nuit » constituant en eux-mêmes une arme ou un « remède[72] », écrit Le Canadien, contre les silhouettes suspectes que l’obscurité protège. Les lieux où se commettent les crimes apparaissent comme autant de trous d’ombre sur la carte de la ville, exigeant un renforcement de la garde nocturne de même qu’une lumière accrue. Des voleurs infestent-ils les environs de la porte Saint-Louis ? Il faudrait, explique-t-on aussitôt, remédier à la noirceur en y installant des lampes et en y postant des sentinelles[73]. Lorsque l’insécurité atteint des sommets, la peur de la nuit s’exprime parfois ouvertement dans le courrier des lecteurs. En octobre 1835, un citoyen épouvanté rappelle publiquement qu’il ne gagne son lit qu’en tremblant, effrayé par :

the increase of crime and the nightly robberies and depredations which are so frequently committed in this town and neighbourhood. […] Now, they count by hundreds [les criminels engorgeant la prison], and no one goes to bed, in the town or adjoining country parts, without fear of being robbed and even murdered in the night[74].

L’insécurité est si vive que, dans certaines situations jugées exceptionnellement alarmantes, des battues sont effectuées par des patrouilles volontaires dans le but d’appréhender des groupes de brigands[75].

La crise de 1835 s’estompe avec l’hiver mais la ville, fortement marquée, reste sur le qui-vive. En mai 1836, le fléau semble aux yeux de certains s’abattre de nouveau sur les honnêtes gens. « After a rather long interval, robberies have again commenced in this city[76] », annonce le Mercury ; « les vols ont commencé en cette ville[77] », corrobore Le Canadien, comme s’il s’agissait d’une véritable épidémie périodique. Mais c’est à l’automne 1836 que la guerre se déclare à nouveau ouvertement, la porte Saint-Jean devenant un enfer, un coupe-gorge, un « vrai guet-apens[78] ».

Aux atteintes à la propriété s’ajoutent désormais des attaques nocturnes particulièrement violentes contre les passants. En octobre 1836, l’indignation tapisse les pages des journaux. La panique se déchaîne. On ne compte plus les crimes, qui se commettent par dizaines et, crie-t-on dans chaque livraison, qui ensanglantent systématiquement les nuits. Retour de l’itératif : Le Canadien parle d’« attaques multipliées[79] » et s’étonne de pouvoir comparer Québec aux grandes villes européennes ; « attacks of a most outrageous nature, s’emporte quant à elle la Gazette, are still made on persons passing through St. John’s Gate after night fall[80] ». Le crime sévit à jet continu, comme un véritable feu roulant. « Every night, répète-t-on encore, there are thefts and attempts at house-breaking[81]. » Et le journaliste de la Gazette a manifestement le sens du drame puisqu’il ajoute pathétiquement, dans l’une des livraisons suivantes : « the cry of “Murder” again resounded throughout St. John’s street[82] ».

Les brigands qui dominent la nuit sèment la terreur et chaque lecteur de journal se sent devenir une victime potentielle. Jamais les crânes honnêtes et les gorges bourgeoises n’avaient semble-t-il été si menacés, si fatalement livrés aux gourdins et aux couteaux des « troupes de brigands nocturnes », véritables « maîtresses de la ville »[83]. Des correspondants écrivent des lettres ouvertes dans lesquelles se trouvent dévoilées les inquiétudes du plus grand nombre. Un « passant accidentel » décrit ainsi la porte Saint-Jean, théâtre d’agressions répétées, comme un « lieu dangereux » et raconte publiquement, en novembre 1836, sa peur d’y être sauvagement « égorgé[84] ». On ne sort plus de chez soi, déplore Le Canadien, sans craindre « un assassinat nocturne[85] », sans éprouver la peur de tomber aux mains des « brigands qui ont répandu la terreur et l’effroi dans cette ville[86] ». Chaque nuit fournit son contingent d’exactions ; chaque matin offre l’occasion de « poser des questions lugubres sur les incidens [sic] de la nuit précédente ». Du reste, « les vols et les assauts nocturnes font maintenant le fond de toutes les conversations »[87].

Le qualificatif « nocturne » revient incessamment dans le discours, qualifiant aussi bien des actes (les crimes) que des êtres (les criminels eux-mêmes). C’est que l’insécurité est fondamentalement liée à la nuit et à l’obscurité, qui suscite une « peur de l’invisible[88] ». Il faut sans doute, pour comprendre pleinement cette réalité, restituer l’expérience sensorielle de la noirceur telle qu’elle peut être vécue à l’époque bas-canadienne. Les nuits urbaines des années 1820 et 1830, faiblement et sporadiquement éclairées, sont des nuits presque parfaitement noires, passablement plus sombres, sans doute, que nos nuits urbaines contemporaines. Le coucher du soleil y ouvre par conséquent un monde où l’éclat de la lumière, allié de la sécurité, laisse place aux grouillements équivoques camouflés par les ténèbres. La nuit, écrit Simone Delattre, pose « de manière aiguë la question de l’interprétation des signes : le policier n’a plus affaire à des citoyens, mais à des silhouettes suspectes[89] ». L’absence de lumière transforme l’espace public en espace de dangers et d’incertitudes. Or c’est précisément cette frayeur engendrée par des silhouettes sans visage qui se donne à lire dans la presse québécoise à l’automne 1836. Alors que le Mercury incite les noctambules à se munir d’une lanterne, moyen de protection efficace qui fait courir aux malfaiteurs le risque d’être vus et reconnus[90], un correspondant de la Gazette rappelle que les dangers sont liés à la « darkness of the night » et qu’ils exigent, de la part des magistrats, des « measures of security for our lives »[91].

Citoyens et journalistes demandent en choeur un renforcement de l’arsenal de surveillance et de répression nocturnes. Si le manque de lumière, comme le souligne Le Canadien, génère des occasions d’attaques nocturnes, la disparition du guet, au printemps 1836, a littéralement ouvert la porte, ajoute-t-il, « à des attaques fréquentes, à des vols, à des meurtres[92] ». La « sécurité » est sur toutes les lèvres, et il faut impérativement, disent à l’automne l’ensemble des commentateurs, établir des patrouilles pour la « protection de la vie et des biens des citoyens, qui sont maintenant à la merci de quelques brigands nocturnes[93] ». Lors des périodes de grande insécurité, le discours médiatique se fait ainsi particulièrement expressif et revendicateur. Le surcroît de sensibilité qui se manifeste par l’usage du discours itératif produit également une intensification des fonctions du langage que Roman Jakobson appelle « émotive » (à travers laquelle s’exprime « l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il parle[94] ») et « conative » (où la présence du destinataire, à qui l’on adresse par exemple une question ou un ordre, s’inscrit explicitement dans l’énoncé) : en effet, l’énoncé référentiel du discours de presse (qui vise à décrire les événements) se met alors à porter de manière évidente les marques du sentiment d’insécurité qui préside à l’énonciation. Locuteurs et interlocuteurs s’incarnent fortement dans le discours. Ainsi voit-on les journaux, placés devant une urgence d’agir, recourir aux formes exclamatives (« Aux voleurs !, Aux voleurs ! ![95] ») et interpeler directement citoyens et autorités, les incitant à défendre la société contre les menaces qui l’assiègent : « ce qui vient de se passer fera-t-il à la fin sortir les citoyens de leur apathie[96] ? »

L’interpellation est efficace puisque l’« apathie », en effet, ne dure pas. En l’absence de mesures étatiques, on voit ainsi, à l’automne 1836, la société civile s’organiser contre le crime : dès le début du mois d’octobre s’enclenche la mise sur pied de patrouilles citoyennes destinées à remplacer le défunt guet nocturne. On organise des réunions, on suggère des « patrouilles volontaires » ou des « patrouilles salariées », on fait paraître dans les journaux des annonces pour recruter des bénévoles (les citoyens intéressés seront assermentés comme « connétables spéciaux[97] »), on assigne à chaque secteur de la ville sa propre garde nocturne et on lève à certains endroits des fonds au moyen de souscriptions – la Basse-Ville et la Haute-ville optent pour des patrouilles rétribuées (elles comptent semble-t-il une dizaine d’hommes chacune) tandis que les faubourgs verront leurs rues surveillées par des patrouilles volontaires. Le Canadien met un zèle particulier à suivre les aventures nocturnes des gardiens de la paix  : la « sécurité, annonce-t-il de façon optimiste, sera rétablie à la fin dans notre cité[98] ». Les feuilles de Québec, qu’elles soient francophones ou anglophones, célèbrent bientôt l’efficacité de cette nouvelle police de nuit, si bien qu’en novembre 1836, les rues semblent redevenues, sinon complètement paisibles, du moins praticables.

En avril 1837, au moment où cette patrouille temporaire cesse ses activités (elle ne parvient pas à recueillir de nouveaux fonds), le pire semble aussitôt s’annoncer, prêt à surgir de l’ombre pour fondre à nouveau sur la cité vulnérable : « ainsi Québec va retomber sous le régime des assommeurs nocturnes[99] ». Mais si l’année 1837 connaît elle aussi une vague d’insécurité – on aura encore le sentiment, à l’automne, d’être « à la merci de bandes de brigands organisés[100] » –, celle-ci sera d’intensité moindre. Québec, en effet, avait tiré une leçon de l’expérience traumatisante de 1835 et 1836 : de nouvelles patrouilles nocturnes sont établies et, à la veille des rébellions, les citadins poussent un soupir de soulagement, se rappelant aussi bien les affres que les succès de l’automne précédent. « Aux vols, aux attaques, aux meurtres nocturnes succédèrent, comme par enchantement, la sûreté et la sécurité publiques[101]. »

Une crise fondatrice ?

L’analyse présentée ici reste forcément partielle, pour des raisons liées aussi bien à la délimitation du corpus (il faudrait, par exemple, étudier aussi le cas montréalais) qu’à son immensité (le dépouillement complet des journaux parus pendant un quart de siècle serait une tâche infinie). Elle permet néanmoins de restituer un portait d’époque à la fois global et précis et de saisir, de manière synthétique, les grandes tendances qui caractérisent, dans la société bas-canadienne du premier XIXe siècle, les perceptions, les représentations et les peurs du crime, telles qu’elles se diffusent et sont vécues par les populations locales (tant francophones qu’anglophones) et par la bourgeoisie naissante en particulier au moment où la ville de Québec, en pleine expansion, connaît un essor sans précédent.

À l’époque où la perception de la criminalité urbaine génère à Paris les premières grandes crises médiatiques autour de la « sécurité publique », le Bas-Canada est, à son échelle propre, happé par une frayeur analogue. Au-delà des dissensions politiques et idéologiques qui marquent fortement, dans les années 1830, l’espace public bas-canadien, l’avènement d’une criminalité plus rattachée que par le passé à l’espace urbain alimente un remarquable consensus, au sein des classes bourgeoises qui écrivent et lisent les journaux et qui occupent la scène politique, sur la nécessité de garantir la « sûreté » ou la « sécurité » publique. Si l’irrationnel, bien entendu, contribue à exciter les sensibilités, cette peur de la nuit et des créatures qui la peuplent procède en même temps non seulement d’un moralisme propre aux classes possédantes, mais aussi d’une analyse systémique de ce qui, aux yeux des contemporains, se présente comme un ensemble de problèmes sociaux. On dénonce les effets pervers de la politique migratoire métropolitaine, qui fabrique de la misère ; on déplore les instabilités économiques qui affectent l’emploi et la prolifération des débits de boisson, qui plonge une population vulnérable dans le vice et l’oisiveté ; on s’indigne devant les effets criminogènes des conditions d’enfermement, les prisons communes engorgées, d’où l’on s’évade facilement, étant rituellement dénoncées comme des lieux d’entassement fonctionnant comme des « écoles du crime » rejetant périodiquement dans la ville des criminels de plus en plus « endurcis »[102] et marginalisés – le pénitencier ne cesse pas d’apparaître aux réformateurs comme un moyen rentable et efficace, à long terme, d’assurer la « sécurité pour la vie et la propriété[103] ».

À partir de novembre 1837, et ce jusqu’à la fin de la décennie, les rébellions des Patriotes et les enjeux politiques liés aux soulèvements et à leur répression vont durablement monopoliser l’espace public. En pareil contexte, résume Le Canadien en janvier 1840, le crime cesse d’attirer les projecteurs : « qui s’embarrasse, par le temps qui court, des représentations des Grands Jurés[104] ? » Du reste, les rues de la ville semblent désormais expurgées des « assommeurs » qui parasitaient les nuits. Dans la première moitié des années 1840, en effet, les grands jurys diagnostiquent obstinément une heureuse régression du crime. On applaudit, en 1841, devant la « preuve non équivoque d’une diminution dans le crime et d’une réforme dans les moeurs » ; on parle, en 1842, d’une « diminution très marquée dans le nombre des délits » et on réitère encore, en 1844, que « les crimes ne sont ni aussi fréquents, ni, en général, aussi graves qu’autrefois[105] ». Les commentateurs de l’époque attribuent généralement ce recul, non seulement à un contrôle accru des auberges et tavernes, mais aussi et surtout à l’efficacité des nouvelles forces policières urbaines – celles, gouvernementales, instituées en 1838 par une ordonnance de lord Durham et celles, municipales, mises en place en 1843, conçues comme des corps policiers distincts et séparés d’une communauté civile qu’ils doivent à la fois surveiller, punir et protéger[106].

Mais l’efficacité des forces de l’ordre « modernes » établies par Durham a son revers. Constituée d’une trentaine d’hommes en 1838 et de plus de quatre-vingts en 1839[107], la force constabulaire de Québec mise sur pied pendant les troubles tient la ville sous haute surveillance et le contrôle qu’elle exerce est perçu comme abusif par une frange importante, et sans doute majoritairement francophone, de la population locale. Cela tient bien sûr, pour une part importante, à la nature même de ce corps policier paramilitaire et à ce qu’il représente : en effet, la « police politique » de Durham, instituée sans assentiment démocratique et placée sous l’autorité de magistrats stipendiaires[108], joue un rôle important, à l’instar d’autres mesures comme la proclamation de la loi martiale (district de Montréal[109]) et l’instauration du Conseil spécial, dans l’arsenal de répression politique des rébellions.

Mais les résistances suscitées par la nouvelle police tient aussi au zèle tyrannique qu’elle met, selon plusieurs, dans l’observance stricte et sans faille des règlements urbains liés à la tenue de l’ordre public. Il n’est pas rare, entre 1838 et 1841, de voir se manifester dans Le Canadien cette animosité : on dénonce des interventions jugées « oppressives », le manque de jugement dont les constables font preuve et des restrictions indues qui, au nom de la sécurité, violent des libertés individuelles. « Rien n’est plus à désirer dans une grande ville, rien ne mérite plus l’appui des citoyens honnêtes et paisibles qu’une police bien conduite » ; mais la police gouvernementale, dit-on, se montre trop dominatrice, « car de tout côté on n’entend que des plaintes et murmures contre les procédés tracassiers, violents et oppressifs même de cette Police »[110]. Dialectique irrésolue – et encore de nos jours d’une brûlante actualité – de la sécurité et de la liberté : ceux qui avaient tant réclamé, dans les années 1820 et 1830, une force policière efficace découvrent en somme les conséquences potentiellement liberticides de la raison sécuritaire.

D’autres voix, cependant, se réjouissent vivement de ce qu’elles considèrent, au début des années 1840, comme une victoire de la police moderne contre les forces nocturnes du crime. En 1841, le commissaire de police Coffin oppose fièrement la tranquillité et la sécurité qui règnent dans les rues de Québec aux désordres et aux dangers nocturnes des années 1835 et 1836 ; la même année, une pétition (signée essentiellement par les classes aisées de la communauté anglophone) demande le maintien de la nouvelle force policière en rappelant la terreur qui, avant son établissement en 1838, se répandait sur la ville en même temps que la nuit[111]. La panique sécuritaire du milieu des années 1830 est, dans l’imaginaire social de l’époque, une crise fondatrice. Elle marquera en effet durablement les esprits du xixe siècle. En 1837, François-Réal Angers ne parvient à la dire qu’avec grandiloquence : « Des vols, des assassinats, des bris de maisons, des profanations et des sacrilèges se succédèrent avec une inconcevable rapidité et jetèrent l’épouvante dans tous les rangs de la société[112]. » Tout au long du siècle, écrivains, romanciers et conteurs s’empareront à leur tour de cette histoire marquante, que la littérature et les légendes canadiennes-françaises associeront rétrospectivement à la figure démoniaque de Charles Chambers et aux crimes de la terrible bande des « brigands du Cap-Rouge »[113], dont on a pu dire, encore en 1900, qu’ils avaient eu « presque autant de retentissement dans le district de Québec que les troubles politiques de 1837 et 1838[114] ».

L’histoire de l’insécurité urbaine au xixe siècle ne permet pas uniquement d’approfondir la connaissance que nous avons des sociétés et de la vie sociale de l’époque ; elle rappelle également que les crises médiatiques et politiques liées à la « sécurité publique » ne datent pas, comme on pourrait le penser, de la fin du xxe siècle. La radicalisation contemporaine, en France depuis les années 1990, des débats articulés autour de l’insécurité sociale, à la fois portés et configurés par le discours médiatique, est un phénomène bien connu : l’escalade des « violences urbaines », l’aggravation de la « délinquance juvénile » et la croissance des « intégrismes » envahiraient dangereusement les villes et leurs banlieues, qui seraient ainsi grugées par un « ennemi de l’intérieur »[115]. Ces grands thèmes accompagnent de nos jours la montée de la raison sécuritaire et d’un gouvernement par la peur[116]. Ils sont intimement liés à la frayeur que suscite une jeunesse précarisée (dont on rappelle souvent qu’elle est « issue de l’immigration ») tout comme la peur d’une criminalité endémique, dans le premier xixe siècle, était liée à la précarisation de populations massives[117] ainsi qu’à la forte croissance des villes, tendanciellement perçues par l’élite de l’époque comme assiégées par des cohortes d’étrangers et par des forces obscures.