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Les évêques mangent dans ma main. » Cette phrase caricature les relations entre l’Église et l’État à l’époque de Maurice Duplessis. Des contemporains affirment l’avoir entendu la prononcer à plusieurs reprises[2]. Pierre Laporte la mentionne dans son livre Le vrai visage de Duplessis comme une citation que tous auraient déjà entendue sans connaître ses origines[3]. Elle est passée à l’histoire au point d’être illustrée dans la série télévisée Duplessis de Denys Arcand avec une caricature grotesque de Mgr Georges Cabana, archevêque de Sherbrooke, qui patiente en vain pendant des heures devant le bureau du premier ministre en espérant avoir l’occasion de lui parler[4]. Naturellement, les relations entre l’Église et l’État au Québec sont beaucoup trop complexes pour qu’on puisse les résumer ainsi. Qu’ont à dire les historiens sur le sujet ?

Les principaux biographes de Duplessis, Robert Rumilly et Conrad Black, sont ceux qui ont accordé la plus grande attention à cet aspect du règne de l’Union nationale. Le premier démontre à la fois le respect qu’avait Duplessis pour les traditions canadiennes-françaises de même que le charme de sa personnalité magnétique, qui lui avait rallié tous les bons éléments de la province. Le second, qui présente Duplessis comme un chef d’État moderne digne de l’Amérique du Nord, explique qu’il a plutôt provoqué « l’effondrement de l’Église comme influence politique[5] » en réduisant les évêques à la plus basse dépendance. Ces deux versions se sont unies dans la mémoire collective. Charmés par la défense de la tradition catholique de Maurice Duplessis, les évêques ont accepté, croit-on, de ramper devant lui pour conserver ses faveurs.

De façon générale, Robert Rumilly cite intégralement les lettres élogieuses qui sont adressées au Chef. Quand il s’agit des évêques, chaque lettre est utilisée pour démontrer l’harmonie des rapports entre l’Église et l’État. Par exemple, une seule lettre de sympathie de Mgr Arthur Douville de Saint-Hyacinthe lui suffit à conclure que l’épiscopat approuve Duplessis « dans sa presque unanimité[6] ». Rumilly relate beaucoup et analyse peu. Son oeuvre donne donc l’impression d’une entente parfaite entre l’Église et l’État. Conrad Black consacre quant à lui deux chapitres aux relations entre Duplessis et les évêques. Ces derniers sont malheureusement catégorisés de manière plutôt simpliste. Certains sont les alliés de Duplessis et d’autres sont ses adversaires avoués. Une demi-douzaine d’évêques sont qualifiés de « plus ou moins médiocres » et Black n’explore pas davantage leur cas[7]. Le lecteur doit donc faire confiance à l’auteur et à ses généralisations, bien que le biais idéologique de Black ait été fortement critiqué[8].

La troisième et dernière biographie de Maurice Duplessis, écrite par Bernard Saint-Aubin, est à notre avis symptomatique d’un biais de l’historiographie. Saint-Aubin n’explore pas la relation unissant Duplessis à chacun des évêques par de nouvelles recherches, mais conclut tout de même à l’appui unanime de leur part auquel Mgr Charbonneau serait la seule exception. Saint-Aubin affirme que Duplessis est perméable aux pressions de l’épiscopat, mais ne donne aucun exemple tiré de la période allant de 1944 à 1959[9]. La bonne entente entre l’Église et l’État sous l’Union nationale est tenue pour acquise.

Depuis ces trois biographies, les chercheurs ne se sont intéressés que superficiellement aux relations entre l’Église et l’État. Le politologue Gérard Boismenu ainsi que les sociologues Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin ont observé le phénomène, mais n’ont fait qu’une relecture des recherches déjà effectuées[10]. L’absence de sources a souvent mené les historiens à conclure du particulier au général. Par exemple, dans sa biographie d’Adélard Godbout, Jean-Guy Genest utilise trois lettres de reconnaissance de hauts ecclésiastiques pour démontrer que Duplessis était « l’homme du clergé[11] ». Des travaux plus récents se sont penchés sur les relations entre Duplessis et les évêques. Mentionnons les recherches de Suzanne Clavette sur la grève d’Asbestos et de Denise Robillard sur Mgr Charbonneau et Mgr Léger[12]. Ces travaux n’avaient cependant pas pour objectif d’explorer davantage les relations entre l’Église et l’État, qui n’ont été que survolées par les auteures. Noël Bélanger, biographe de Mgr Georges Courchesne de Rimouski, consacre quelques pages aux relations entre l’évêque et Duplessis, mais se limite à citer quelques témoignages et documents sur lesquels il ne porte aucun jugement[13].

Conrad Black, qui a certainement mené la recherche la plus approfondie, s’est limité à l’étude de la correspondance de Maurice Duplessis. Nous y ajouterons les archives des archevêchés et évêchés de Montréal, Saint-Hyacinthe, Saint-Jean-Longueuil, Sherbrooke, Valleyfield, Chicoutimi, Rimouski et Baie-Comeau. Certains évêques, comme Mgr Georges-Léon Pelletier de Trois-Rivières, n’ont rien conservé de leurs archives, ce qui complique l’étude de leur cas personnel. Des acteurs importants, tels que Mgr Roy de Québec et le cardinal Léger de Montréal, sont décédés trop récemment pour que nous puissions accéder à leurs archives. Finalement, certains centres d’archives d’évêchés, tels qu’Amos et Gaspé, n’étaient pas ouverts aux chercheurs au moment de notre recherche.

Nous proposons de tracer un nouveau bilan des relations entre l’Église et l’État à l’époque de Maurice Duplessis en ajoutant la nouvelle documentation à l’ancienne. Nous savons que Robert Rumilly et Conrad Black ont eu accès à des sources qui ont depuis été détruites[14]. Toutefois, en ce qui concerne les relations entre l’Église et l’État, les lettres citées par les deux auteurs sont toujours contenues dans l’actuel fonds Maurice Duplessis ou alors dans les archives des évêchés. Nous détenons donc amplement de matériel pour procéder à une relecture.

Les règles du jeu

L’Union nationale se présente constamment comme le parti de l’Église, le choix des évêques pour faire respecter la tradition catholique de la province de Québec. Lorsque Maurice Duplessis dépose à l’Assemblée législative son projet de créer un ministère du Bien-Être social et de la Jeunesse, il laisse entendre que les évêques consultés s’en sont déclarés satisfaits[15]. Le cardinal Villeneuve et Mgr Albini Lafortune de Nicolet avaient pourtant exprimé de sérieuses remontrances sur le principe même du ministère de la Jeunesse[16]. Mgr Lafortune est vexé que le premier ministre ait mêlé son nom au débat et lui ait ainsi attribué des opinions qui ne sont pas les siennes[17]. Le premier ministre répond que son gouvernement est le premier à affirmer les prérogatives du Conseil de l’Instruction publique et qu’il était impératif d’affirmer la prérogative provinciale de l’éducation en créant un ministère de la Jeunesse avant que le gouvernement fédéral n’ait l’idée de le faire[18].

Cet incident diplomatique démontre bien la vision que se fait Maurice Duplessis des relations entre l’Église et l’État. Toutes les objections des évêques ne sauraient le faire reculer sur les grandes orientations de sa politique. Il cherche pourtant à donner l’impression que ces orientations lui sont dictées par la religion, voire par les évêques eux-mêmes. Aux préoccupations religieuses s’ajoutent les préoccupations politiques d’autonomie provinciale. Duplessis joue le jeu politique selon ses propres règles et l’épiscopat devra s’y soumettre.

Maurice Duplessis tente de nouer une relation cordiale et très personnelle avec chaque évêque. Indépendamment de la relation personnelle qui les unit à Duplessis, chaque membre de l’épiscopat reçoit chaque année une lettre de sa part pour souligner son anniversaire de naissance et son anniversaire de consécration épiscopale. À ces courtoisies gratuites s’ajoutent des gestes plus spectaculaires. En 1957, Duplessis et ses amis offrent à Mgr Maurice Roy une croix processionnelle d’une valeur de 3885 $ pour laquelle l’archevêque de Québec se dit très reconnaissant[19]. Des anneaux épiscopaux sont remis au cardinal Léger, à Mgr Roy et à Mgr Pelletier de Trois-Rivières[20]. À la mort de Mgr Courchesne en 1950, Duplessis paie cinq grand-messes pour le repos de son âme, délègue quatre ministres à ses funérailles et fait flotter les drapeaux du Parlement à mi-mât en guise de deuil national[21]. Tous ces gestes sont évidemment appréciés, mais sont bien peu de chose en comparaison des subventions gouvernementales.

Duplessis donne à chaque subvention aux évêques l’apparence d’une faveur personnelle. Peu importe l’oeuvre concernée, le chèque est toujours adressé à l’évêque directement de la part du premier ministre lui-même. Une subvention à la Société de Réhabilitation de Sherbrooke « manifeste, une fois de plus, le désir du gouvernement de la province de coopérer avec le très dévoué et très distingué Archevêque de Sherbrooke[22] ». Une aide à l’École normale d’Amos, décidée avant même que Mgr Desmarais ne projette la construction de cette école, est ainsi expliquée par Duplessis : « Je suis tellement anxieux d’être utile et agréable à l’éminent et premier évêque d’Amos que des fois j’anticipe même ses désirs[23]. » La stratégie fonctionne au moins dans certains cas. Mgr Albertus Martin de Nicolet semble particulièrement convaincu que les subventions du gouvernement sont attribuables aux bons sentiments du premier ministre à son endroit[24].

Ne laissant rien au hasard, Duplessis vante lui-même ses subventions afin de mettre en évidence la reconnaissance dont doivent témoigner les bénéficiaires à son égard, les qualifiant de « généreux octroi », d’« octroi exceptionnel », d’« octroi particulièrement généreux »... Faisant parvenir à Mgr Gérard Couturier, évêque de Hauterive, un chèque de 200 000 $ pour la construction d’un collège classique, Duplessis rappelle que l’Union nationale est le premier gouvernement à subventionner la construction et l’agrandissement des collèges classiques[25]. Les réponses du premier ministre aux demandes d’aide, qu’elles soient positives ou négatives, sont toujours l’occasion de faire le bilan de son administration et de rappeler aux évêques tout ce que l’Union nationale a fait pour leur diocèse ou pour les domaines plus généraux de la santé, de l’éducation et de l’aide sociale. Par exemple, avant de répondre à une demande de Mgr Philippe Desranleau, qui réclame une aide pour construire un nouveau séminaire à Sherbrooke, Duplessis énumère les accomplissements de l’Union nationale dans le milieu de l’éducation et plus particulièrement dans le diocèse de Sherbrooke[26]. Les réponses aux évêques prennent constamment la forme de propagande partisane.

Duplessis utilise ses subventions pour discréditer ses adversaires libéraux, qu’ils soient provinciaux ou fédéraux. À Mgr Langlois qui réclame une subvention annuelle au Séminaire de Valleyfield, Duplessis répond que cela est impossible en raison de l’attitude du gouvernement fédéral, qui met la province dans un état d’insécurité financière[27]. À partir de 1953, il rappelle continuellement aux évêques que les subventions qu’il leur verse sont rendues possibles grâce à l’impôt provincial que l’Union nationale a instauré et que le Parti libéral a combattu par « antipatriotisme[28] ». Mgr Desmarais et Mgr Melançon, qui souhaiteraient que le gouvernement investisse davantage dans la colonisation, se font répondre que cela est impossible en raison de l’état déplorable des finances publiques causé par la mauvaise gestion du précédent gouvernement[29]. En 1955, Duplessis blâme encore Adélard Godbout et même Louis-Alexandre Taschereau pour les retards de son gouvernement à régler les problèmes du diocèse de Hauterive[30].

Les évêques partagent au moins partiellement le point de vue de Duplessis sur l’autonomie provinciale. Le long règne de l’Union nationale coïncide avec l’offensive centralisatrice du gouvernement fédéral libéral, qui réclame le monopole des impôts directs pour mettre en place les programmes nécessaires à la reconstruction du Canada d’après-guerre[31]. Aux yeux des évêques, la centralisation correspond à une menace de transformer la province de Québec en un État anglo-protestant. Le nationalisme comme la religion commandent donc d’y résister et Maurice Duplessis se révèle le digne champion de la province.

Mgr Langlois de Valleyfield se réjouit de voir à la tête de la province « une âme grande et forte » capable d’empêcher les Canadiens français d’être « absorbés dans le redoutable melting pot à Ottawa »[32]. Mgr Gérard-Marie Coderre, qui n’est pas le plus flagorneur des évêques, fait savoir à Duplessis son appréciation de la lutte de l’Union nationale pour préserver les droits de la province[33]. Le plus éloquent sur le sujet est Mgr Desranleau. Le gouvernement fédéral travaille selon lui à compléter l’oeuvre d’assimilation de lord Durham[34]. S’il n’apprécie guère la politique sociale de Duplessis, l’évêque de Sherbrooke croit que sa lutte contre la centralisation est essentielle[35]. C’est pourquoi il salue la réélection de l’Union nationale en 1948 : « Le peuple a vu en vous le défenseur de ses droits et il vous a choisi ; il met sa confiance en vous, donnez-lui la législation qu’il désire, dont il a besoin et qui barrera la route aux empiètements fédéraux[36]. »

Dans ses rapports avec les évêques, Maurice Duplessis affirme la suprématie de l’État. Il est bien conscient de la dépendance financière des diocèses et entend en profiter. Les hôpitaux, les écoles et les oeuvres de bienfaisance sont perçues par le premier ministre comme les responsabilités personnelles des évêques. Pour que les institutions bénéficient de la « générosité » du gouvernement, les « propriétaires » doivent accepter leur dépendance et bien exprimer leur reconnaissance. Certains se plieront aux règles avec plus d’enthousiasme que d’autres.

Les évêques jouent le jeu

Mgr Joseph-Aldée Desmarais, évêque d’Amos, est qualifié par Conrad Black d’« agent officiel de l’Union nationale en Abitibi[37] ». L’expression est un peu forte, mais il est vrai que l’évêque d’Amos est le plus chaud partisan de Duplessis dans tout l’épiscopat. C’est en 1948 qu’il remercie publiquement le gouvernement pour la première fois. À quelques jours du déclenchement des élections, Mgr Desmarais profite de la cérémonie de bénédiction d’un sanatorium, à laquelle le premier ministre assiste, pour faire son éloge et le remercier de tout ce que son gouvernement a fait pour l’Abitibi[38] Le discours de Mgr Desmarais est récupéré par le Montréal-Matin, organe de l’Union nationale[39] L’évêque se vante à Duplessis de ne jamais laisser passer une occasion de lui rendre hommage, en public ou en particulier[40].

Au moment de son allocution jubilaire à Amos en 1956, à deux semaines du scrutin provincial, Mgr Desmarais mentionne la générosité de l’Union nationale en termes éloquents : « Voilà pourquoi je tiens à rendre en ce jour un public hommage de gratitude à ceux qui furent les plus insignes bienfaiteurs de notre cher séminaire, et j’ai nommé l’honorable M. Duplessis et ses collègues du Conseil exécutif de Québec[41]. » Selon Pierre Laporte du Devoir, le discours de l’évêque aurait été reproduit et distribué en Abitibi par les organisateurs de l’Union nationale. Mgr Desmarais se vante à Duplessis d’avoir prononcé son nom et d’avoir fait rougir les libéraux présents à la cérémonie[42].

La fidélité de l’évêque d’Amos profite à son diocèse. Le Séminaire d’Amos aura droit à une subvention d’un million de dollars en 1950. L’évêque est conscient qu’il s’agit d’une générosité extraordinaire de la part du gouvernement : « À un curé qui me demandait tout à l’heure quel saint nous avions invoqué pour trouver les fonds nécessaires pour entreprendre la construction, j’ai répondu : Saint Maurice[43] ! » L’évêque d’Amos est le seul à qui Duplessis ne juge pas nécessaire de rappeler les bienfaits de l’Union nationale.

C’est en construisant un pont que Duplessis se gagne la sympathie d’un autre évêque, Mgr Joseph-Alfred Langlois de Valleyfield. Les tentatives de ce dernier pour obtenir un pont unissant les deux moitiés de son diocèse ne lui ont valu, en avril 1944, que la « haute considération » d’Adélard Godbout et les remerciements du ministre George-Étienne Dansereau pour l’intérêt qu’il porte aux problèmes de la province[44]. Une fois l’Union nationale de retour au pouvoir, le ministre des Affaires municipales propose comme solution temporaire de permettre aux prêtres de traverser le fleuve en utilisant les installations d’un barrage d’Hydro-Québec, privilège dont Mgr Langlois se dit reconnaissant[45]. En 1946 toutefois, il réclame auprès du premier ministre la construction d’un pont véritable[46]. À la demande de l’évêque, les curés du diocèse inondent le bureau du premier ministre de lettres réclamant cette construction[47]. Bien que Duplessis soit d’accord avec le principe du projet, celui-ci doit tout de même se montrer rentable politiquement. C’est à la veille des élections de 1948 que l’Union nationale annonce que le pont sera construit[48].

Mgr Langlois se réjouit que le gouvernement accepte de financer la construction du pont, mais ne va pas jusqu’à le remercier publiquement. Il s’en excuse à Duplessis : « J’ai plusieurs raisons de ne pas trop manifester publiquement mes impressions et sentiments, mais je sais que vous comprenez tout et je vous réitère tout simplement l’assurance de mon sincère et entier dévouement[49]. » Alors que les travaux sont sur le point de commencer, l’évêque assure Duplessis que les gens de Valleyfield n’oublieront pas son geste. Il se réjouit que les deux rives de son diocèse puissent « vivre désormais dans une… Union… parfaite[50] ! » La référence au parti au pouvoir n’est certainement pas passée inaperçue. Fidèle à son habitude, Duplessis affirme construire le pont pour plaire à l’évêque[51]. Le pont portera d’ailleurs son nom. La pudeur de l’évêque à remercier publiquement le gouvernement s’envole. Lors de la bénédiction du pont, il rappelle toutes les oeuvres du diocèse qui ont été rendues possibles par le gouvernement. Il demande à plusieurs reprises à ses diocésains de « vivre dans l’union », allusion encore une fois bien évidente[52]. Mgr Langlois assure Duplessis qu’il n’oubliera jamais la générosité dont il témoigne envers lui et les gens de sa région[53].

Mgr Desmarais et Mgr Langlois sont charmés par la personnalité de Duplessis, ses égards à leur endroit et surtout la générosité de son gouvernement pour leur région respective. D’autres le considèrent comme un rempart contre l’invasion « gauchiste ». C’est le cas de Mgr Georges Cabana de Sherbrooke et de Mgr Albertus Martin de Nicolet. Mgr Martin informe Duplessis de son « travail secret » pour lutter contre l’élément de gauche à Rome et dans les organisations catholiques. Il partage à Duplessis son désir de créer un Institut dans la province pour combattre les idées de gauche. Il ne demande pas d’aide financière puisqu’il souhaite son institut indépendant de la politique, mais souhaite que le gouvernement soulage la dette de son diocèse de façon à lui permettre d’entreprendre ce projet[54]. Mgr Cabana assure le premier ministre que l’aide financière apportée à son diocèse et surtout à la nouvelle Université de Sherbrooke est particulièrement appréciée au moment où les communistes corrompent la jeunesse avec la complicité inconsciente du gouvernement fédéral[55].

Mgr Cabana et Mgr Martin semblent être les deux seuls évêques à entretenir cette crainte maladive de l’invasion bolchéviste ou du moins à la partager avec Duplessis. La correspondance des autres évêques ne témoigne pas de cette inquiétude. Notons que la peur du gauchisme semble plus aiguë chez les évêques nommés après la Seconde Guerre mondiale, soit au moment où Pie XII lance l’Église dans une offensive tous azimuts contre le communisme[56].

Certains évêques entretiennent avec Duplessis des rapports amicaux qui ne s’accompagnent pas nécessairement d’un appui politique. C’est le cas de Mgr Roy de Québec, de Mgr Courchesne de Rimouski et de Mgr Melançon de Chicoutimi. Le premier ministre et l’archevêque de Québec se rencontrent « pour le seul plaisir d’échanger des idées[57] ». Mgr Melançon invite Duplessis à venir se reposer « dans son royaume » du Saguenay lorsque se termine la session parlementaire et se qualifie lui-même de « bon ami » du premier ministre[58]. Lui et Mgr Courchesne le félicitent pour le travail accompli pendant les sessions parlementaires et l’encouragent à continuer[59]. Selon Noël Bélanger, plusieurs évêques considéraient Mgr Courchesne comme l’intermédiaire idéal entre l’Église et le premier ministre, rôle que lui hésitait toutefois à assumer[60]. Mgr Albini Leblanc de Gaspé semble également figurer sur la liste des évêques amis de Duplessis[61].

La bonne relation avec le pouvoir amène aux évêques, comme aux sympathisants de l’Union nationale, des faveurs personnelles. Mgr Melançon, grand amateur de pêche, obtient du ministre Camille Pouliot le droit pour l’évêché de Chicoutimi de constituer son propre club de pêche au lac Tourangeau et de s’y construire un chalet[62]. Gérald Martineau, trésorier de l’Union nationale et vendeur de fournitures de bureau, offre gratuitement des machines à écrire à l’évêché d’Amos[63]. Maurice Duplessis obtient pour la filleule de Mgr Roy, employée comme sténographe au ministère de la Voirie, une permanence et une augmentation de salaire[64].

Si les discours partisans de Mgr Desmarais sont abondamment utilisés par la propagande du parti et dénoncés par l’opposition, peu d’évêques semblent avoir partagé son zèle. L’épiscopat est possiblement intervenu d’une autre façon. En 1952, Mgr Georges-Léon Pelletier de Trois-Rivières encourage les religieuses de son diocèse à aller voter aux élections provinciales. Selon Lucia Ferretti et Maélie Richard, l’objectif est d’assurer la victoire de Maurice Duplessis dans sa circonscription[65]. Mgr Joseph Charbonneau a pourtant également autorisé et encouragé les religieuses de son archidiocèse à aller voter aux élections provinciales de 1948. Souhaitait-il favoriser la victoire de Duplessis ? Cette hypothèse nous semble peu vraisemblable, vu ce que nous savons de l’archevêque de Montréal. Davantage d’informations seraient nécessaires pour déterminer si la décision de Mgr Pelletier cachait bien une intention partisane, d’autant plus que l’évêque de Trois-Rivières avait plutôt la réputation d’être un sympathisant libéral[66].

La sympathie ouverte à Duplessis et à l’Union nationale n’est pas une garantie d’obtenir tout ce qu’on demande. Mgr Paul Bernier, évêque de Gaspé, ne se gêne jamais, selon un de ses curés, de laisser voir son admiration pour Maurice Duplessis[67]. Malgré tout, lorsqu’il demande au gouvernement de venir en aide aux cultivateurs-producteurs de bois de la Gaspésie, exploités selon lui par les entreprises américaines, Duplessis refuse d’intervenir[68]. Il arrive d’ailleurs à Duplessis de perdre patience avec les quémandeurs, même lorsqu’ils lui sont sympathiques. Le gouvernement verse plusieurs centaines de milliers de dollars au diocèse de Nicolet, victime en 1955 de deux incendies majeurs et d’un glissement de terrain. Lorsque Mgr Martin demande en plus, par l’intermédiaire du député Camille Roy, de financer la reconstruction de la librairie diocésaine, Duplessis répond qu’il n’est pas question de donner un sou et que l’évêque en demande trop. Apparemment peu diplomate, le député Roy transmet telle quelle la réponse du premier ministre à l’évêque. Mgr Martin avoue à Duplessis être « passablement surpris » par le ton de sa réponse. Un appel du premier ministre à l’évêque vient régler le « malentendu », qui n’affecte en rien la bonne entente entre Duplessis et Mgr Martin[69].

Les évêques réfractaires

Tous les évêques ne bénéficient pas des faveurs du gouvernement au même titre que Mgr Desmarais. Nous avons vu que l’évêque d’Amos n’a même pas besoin de demander pour recevoir. D’autres ont parfois besoin de supplier. C’est le cas de Mgr Douville de Saint-Hyacinthe. Celui-ci a d’abord apprécié le gouvernement Duplessis. L’arrivée au pouvoir de l’Union nationale a « libéré » Saint-Hyacinthe de l’emprise du maire-député Télésphore-Damien Bouchard et l’évêque s’en dit reconnaissant[70]. Il apprécie également la collaboration du gouvernement pour combattre l’alcoolisme[71]. De retour d’une visite au Vatican en 1946, Mgr Douville se vante d’avoir fait l’éloge du « sens chrétien remarquable » de Duplessis auprès du cardinal secrétaire d’État[72]. L’évêque entretient également de bonnes relations avec le ministre de la Colonisation Joseph-Damase Bégin, dont il apprécie le zèle[73].

Si l’évêque entretient personnellement de bons rapports avec le gouvernement, son vicaire général, Mgr Jean-Charles Leclaire, déplaît à Duplessis. Directeur de l’École d’action ouvrière de Saint-Hyacinthe, Mgr Leclaire est un des principaux défenseurs dans le clergé du droit des travailleurs à participer aux bénéfices de l’entreprise, idéologie qui a grandement inspiré les organisateurs de la grève d’Asbestos[74]. Mgr Leclaire est en plus président de la Commission sacerdotale d’action sociale, qui se fait notamment remarquer en 1949 en organisant des collectes à travers la province en faveur des grévistes, initiative approuvée et encouragée par les évêques. Selon Robert Rumilly, Duplessis « ne prend pas au tragique » le mouvement dont Mgr Leclaire est un des principaux défenseurs[75]. La grève d’Asbestos coïncide pourtant avec un certain refroidissement des relations entre Duplessis et Mgr Douville.

À l’été 1949, le premier ministre se dit favorable à l’octroi d’une licence d’alcool à un tenancier d’Acton Vale, bien que Mgr Douville lui ait formellement demandé de la refuser. Duplessis donne au secrétaire de l’évêque son numéro personnel afin de discuter de la question. Furieux que son opinion ne soit pas prise en compte, Mgr Douville refuse de contacter le premier ministre et le fait savoir à son secrétaire : « Appelez-le vous-même, et prenez la réponse, s’il veut vous la donner ; ou qu’il m’écrive comme je l’ai fait[76]. » Un froid semble s’être installé.

En 1950, Mgr Douville demande à Duplessis de renflouer l’Hôtel-Dieu de Sorel qui aurait besoin d’une aide exceptionnelle de 500 000 $ pour éviter la faillite. Le Dr Albiny Paquette, ministre de la Santé, accorde 100 000 $. Mgr Douville revient à la charge auprès de Duplessis et maintient que ce montant est bien insuffisant. Il explique qu’il ne peut obtenir des fonds auprès des Sorellois, fortement frappés par le chômage, et que les religieuses hospitalières sont déjà criblées de dettes. Il ajoute que le diocèse fait déjà sa part pour renflouer l’hôpital et que lui-même puise dans ses revenus personnels pour combler le déficit. Après cet exposé suivi d’une description des besoins de l’hôpital, Mgr Douville demande cette fois 300 000 $[77]. La supérieure des hospitalières promet de présenter le Dr Paquette comme le réalisateur de l’institution s’il consent à subvenir à ses besoins[78]. Duplessis promet alors à Mgr Douville qu’il soumettra à nouveau le cas de l’Hôtel-Dieu au Conseil des ministres. Il en profite pour rappeler à l’évêque la générosité de l’Union nationale à l’endroit de l’hôpital, qu’aucun gouvernement n’en a fait autant pour la santé publique et que les problèmes causés par les administrations précédentes doivent encore être résolus[79]. La lettre de Duplessis démontre clairement qu’il s’attend à de la reconnaissance.

Le gouvernement consent finalement à augmenter la subvention de 300 000 $. Duplessis explique à Mgr Douville qu’il doit cette augmentation à l’insistance du député de Richelieu, circonscription nouvellement acquise à l’Union nationale[80]. Exceptionnellement, Duplessis ne présente pas cette subvention comme une faveur personnelle à l’évêque, qui ne chanterait probablement plus ses louanges au Vatican. Bien qu’il apprécie toujours que Duplessis reçoive favorablement ses plaintes contre les demandeurs de licences d’alcool, il se rend compte que les protégés des députés violent impunément la loi et que la Police des Liqueurs est impuissante à mettre fin aux abus. Il se plaint franchement à Duplessis de ce favoritisme[81].

À Saint-Jean (Longueuil), Mgr Gérard-Marie Coderre ne demande rien et ne supplie jamais. Il réclame. Il « ambitionne », terme qu’il affectionne dans ses demandes au premier ministre. Plutôt que de simplement demander au gouvernement d’apporter une aide financière pour son nouveau séminaire, il exige « une contribution spéciale d’au moins 100 000 $[82] ». La réclamation d’un nouvel hôpital prend également la forme d’une exigence :

Il faudrait un hôpital neuf, approprié à la cité de Saint-Jean et à la région qu’elle dessert. Je souhaite donc qu’on bâtisse à Saint-Jean un hôpital vaste, et j’ambitionne que tout sera organisé de façon à ce que les religieuses qui le dirigeront ne puissent pas devenir riches mais vivre et administrer la maison avec suffisamment de facilités[83].

À Duplessis qui lui fait l’éloge de son gouvernement, Mgr Coderre vante à son tour les mérites de l’Église et les énormes sacrifices qu’elle consent pour assurer l’instruction des chrétiens. Il est hors de question pour lui de reconnaître les subventions gouvernementales comme une faveur personnelle, puisque le gouvernement provincial ne fait que son devoir en finançant les oeuvres de santé et d’éducation. Par ailleurs, la part de l’Église dans le social éclipse encore les millions offerts par le gouvernement : « L’État ne saurait jamais rendre en toute équité ce qu’il reçoit dans ce domaine[84]. » Voici un évêque que Duplessis n’aura jamais réussi à faire plier. Mgr Coderre est pourtant ignoré par Conrad Black et absent de toutes les biographies de Duplessis. Cela s’explique en partie par le fait que Duplessis n’ait rien conservé de sa correspondance avec lui.

Inconscient des règles du jeu ou refusant de les reconnaître, Mgr Limoges de Mont-Laurier recommande au premier ministre d’adopter une politique d’aide aux collèges classiques basée uniquement sur les besoins des institutions et plus particulièrement sur le nombre d’étudiants[85]. Cette suggestion n’a évidemment pas été retenue. En 1955, l’évêque sollicite une subvention spéciale pour le Séminaire de Mont-Laurier, qui n’a jamais bénéficié de la générosité du gouvernement et qui doit s’agrandir. Duplessis se contente de répondre qu’il fera tout ce qui est « raisonnablement possible » pour venir en aide à « l’éminent évêque de Mont-Laurier »[86]. Cela signifie un refus. Pendant plus d’un an, Mgr Limoges multiplie les démarches auprès de son député et du premier ministre. L’évêque avoue franchement à Duplessis ne pas comprendre pourquoi le Séminaire de Mont-Laurier, qui n’a rien reçu du gouvernement depuis sa fondation, n’a pas droit à la même générosité que celui d’Amos, d’autant plus que la population de Mont-Laurier a toujours été fidèle au Dr Paquette, réélu continuellement depuis 1935. Il réclame en janvier 1957 une aide de 500 000 $[87]. Duplessis répond dix mois plus tard par un « généreux » chèque de 25 000 $[88]. Mgr Limoges se dit reconnaissant pour l’aide financière accordée à son Séminaire, mais avoue qu’il considère cela comme « un premier pas[89] ». C’est finalement en 1960, sous le gouvernement d’Antonio Barrette, que le Séminaire de Mont-Laurier recevra une subvention de 300 000 $ permettant son agrandissement[90]. Le fait que l’évêque ait mentionné la « fidélité » des diocésains pour le Dr Paquette démontre qu’il comprend bien le jeu politique qui se joue. Visiblement toutefois, il refuse d’y prendre part. Comme Mgr Coderre, il considère que les subventions aux institutions d’enseignement sont un devoir de l’État envers les enfants et non un cadeau personnel aux évêques.

Il arrive au gouvernement de se plaindre aux évêques. En 1951, le ministre Antonio Talbot accuse Le Progrès du Saguenay de mener contre le gouvernement provincial une « lutte sournoise et perfide[91] ». Ce journal fait partie des journaux catholiques qui avaient endossé le programme de réforme de l’entreprise, programme qui a en partie inspiré la grève de l’amiante en 1949[92]. Talbot explique à Mgr Melançon que le journal a la réputation d’être l’organe de l’évêché de Chicoutimi puisque l’évêque en nomme le directeur, qui est un prêtre. Le ministre accuse entre autres Le Progrès d’avoir reproduit en page éditoriale « les caricatures méchantes, injustes, inspirées par le plus mesquin fanatisme » de Robert Lapalme. Talbot rappelle à l’évêque la générosité de l’Union nationale envers la région de Chicoutimi. L’abbé Omer Genest, directeur du journal, se défend d’être partial. Il explique à son évêque qu’il reçoit également des plaintes de libéraux qui l’accusent d’être favorable à l’Union nationale et hostile au gouvernement libéral fédéral. Néanmoins, pour mettre un terme aux plaintes, l’abbé Genest annonce à Mgr Melançon qu’il ne publiera plus les caricatures de Robert Lapalme[93]. L’incident ne nuira pas aux bonnes relations entre le gouvernement et l’évêque de Chicoutimi.

Les relations avec l’archevêché de Montréal sont particulièrement complexes. Mgr Georges Gauthier, coadjuteur et administrateur de l’archidiocèse de 1925 à 1940, entretenait de sérieuses remontrances à l’endroit de Duplessis, en particulier sa politisation excessive de la fonction publique et le contrôle « humiliant » que son gouvernement avait imposé à l’Université de Montréal[94]. Son successeur, Mgr Joseph Charbonneau, entretiendra également des relations difficiles avec Maurice Duplessis.

Mgr Charbonneau est passé à l’histoire comme un « adversaire avoué[95] » de l’Union nationale. Duplessis semble avoir assez peu de considération pour l’archevêque de Montréal. Il promet d’accorder toute son attention à ses demandes, mais les ignore généralement. C’est le cas d’une demande pour permettre à l’archevêché de Montréal d’installer ses bureaux dans un ancien bâtiment de l’Université de Montréal et d’une plainte contre le ministre du Travail qui combat le travail à domicile des femmes montréalaises[96]. Mgr Charbonneau n’apprécie guère le régime de patronage de l’Union nationale. En 1945, il se plaint à Duplessis sur le fait que plusieurs fonctionnaires du secrétariat de la province ont été limogés à la suite du changement d’administration. Omer Côté, le nouveau secrétaire de la province, est vexé que l’archevêque s’adresse au premier ministre directement plutôt qu’à lui. Il assure l’archevêque que le renvoi des fonctionnaires n’a rien à voir avec leur allégeance politique[97].

Le point culminant de cette tension se produit évidemment lors de la grève de l’amiante en 1949. Mgr Charbonneau dénonce alors la « conspiration » qui veut « l’écrasement » de la classe ouvrière. Il demande au gouvernement provincial de mettre au point un code du travail « qui soit une formule de paix, de justice et de charité qui respecte l’ouvrier »[98]. Il s’agit d’une critique indirecte du code du travail présenté en 1948 par l’Union nationale. Il s’agit toutefois de la seule « attaque » de l’archevêque de Montréal contre le gouvernement. Sa réputation d’adversaire de l’Union nationale est surfaite.

Ces conflits de personnalités n’empêchent pas Mgr Charbonneau de se montrer agréable au gouvernement. En août 1949, l’archevêque bénit une école en compagnie de Paul Sauvé. Il remercie le ministre pour son apport personnel et affirme que l’aide du gouvernement provincial « permet de continuer à faire progresser la cause de l’enseignement dans la province toute [sic] entière[99] ». Ces remerciements, brefs et formels, sont ceux que tous les évêques prononcent en pareille circonstance, sous le gouvernement Duplessis comme sous les gouvernements Taschereau et Godbout. Contrairement à Mgr Desmarais ou Mgr Langlois, Mgr Charbonneau s’abstient de toute référence à Duplessis ou au parti au pouvoir.

Les rapports ne sont guère plus harmonieux avec Mgr Léger, le successeur de Mgr Charbonneau. Le nouveau cardinal refuse de se laisser photographier avec les politiciens et préfère quitter les cérémonies de bénédiction d’école plutôt que d’assister aux discours partisans du premier ministre[100]. Mgr Léger apprécie la lutte que fait l’Union nationale à l’alcoolisme et à la littérature immorale, mais se contente de remercier le premier ministre dans l’intimité[101]. Cette neutralité n’empêche pas la multiplication de subventions à l’archidiocèse de Montréal. Mentionnons une aide de 600 000 $ à l’Hôtel-Dieu de Montréal, dont le cardinal se dit très reconnaissant[102]. Duplessis se permet tout de même parfois de refuser les demandes de Mgr Léger. Lorsque le cardinal lui demande de verser une subvention de 150 000 $ au Collège Stanislas, le premier ministre se contente de rappeler tout ce que l’Union nationale a déjà fait dans le domaine de l’instruction publique[103].

Certaines frictions sont également créées par les campagnes moralisatrices du cardinal. En 1957, il demande au premier ministre d’accorder une attention particulière au traitement déplorable que les enfants de la Cour du Bien-Être social subissent[104]. Le cardinal ajoute que les personnes consultées déclarent n’avoir aucune juridiction pour changer les choses et que tout relève du procureur général. La lettre prend donc indirectement la forme d’un blâme envers le premier ministre. Duplessis se dit peiné par le ton de la lettre. Il rappelle pour une énième fois les accomplissements de son gouvernement. Duplessis entretient par devoir une relation avec le cardinal-archevêque de Montréal, mais la personnalité de Mgr Léger le laisse froid.

Mgr Desranleau, évêque de Sherbrooke, est un autre « adversaire » connu de Duplessis. Ses relations avec le premier ministre sont mouvantes. Nous avons mentionné la haute appréciation de l’évêque pour la lutte de l’Union nationale en faveur de l’autonomie provinciale. Contrairement au Séminaire de Mont-Laurier, le Séminaire de Sherbrooke semble avoir bénéficié de la « générosité » du gouvernement[105]. L’évêque collabore facilement avec les ministres Omer Côté, Antonio Talbot et Joseph-Damase Bégin[106]. Toutefois, Mgr Desranleau dit toujours les choses carrément et ses relations avec le gouvernement en souffrent. Plus que Mgr Charbonneau, l’évêque de Sherbrooke prend le parti des ouvriers pendant la grève d’Asbestos. Furieux contre un pamphlet de la Sûreté provinciale calomniant les grévistes de l’amiante et le curé Camirand d’Asbestos, il affirme publiquement que la conduite des policiers leur enlève « la confiance et le respect des citoyens[107] ».

Quelques semaines après sa déclaration, Mgr Desranleau demande au gouvernement provincial de céder au diocèse de Sherbrooke un ancien camp d’internement du gouvernement fédéral, utilisé comme bureau par le ministère de la Voirie, pour en faire un collège classique. Duplessis lui répond qu’aucun gouvernement provincial n’en a fait davantage pour l’éducation que le sien et il énumère ses accomplissements dans le domaine[108]. Mgr Desranleau multiplie les démarches mais ne parvient pas à recevoir une réponse[109]. L’évêque comprend qu’il lui faut donner pour recevoir. Il offre à Duplessis de placer son portrait parmi les fondateurs du collège, de sorte que tous sauraient qu’ils doivent être reconnaissants au premier ministre[110]. Rien à faire. Duplessis refuse de céder le camp à l’évêque de Sherbrooke. Furieux, Mgr Desranleau accuse le premier ministre de faire passer les intérêts du ministère de la Voirie avant ceux de tout un diocèse[111]. L’évêque de Sherbrooke n’est pas hostile à l’endroit de Duplessis ou de l’Union nationale, mais n’est pas diplomate. Duplessis n’a guère de patience pour ce personnage qui ose lui faire la morale.

Mgr Napoléon-Alexandre Labrie, évêque de Hauterive, est un autre évêque dont la relation avec l’Union nationale est rocailleuse. Sa principale préoccupation est le développement industriel de son diocèse, qu’il aimerait voir davantage encadré par le gouvernement dans l’intérêt des travailleurs. Dès le retour au pouvoir de l’Union nationale en 1944, il demande à Duplessis d’interdire la construction de « villes fermées » dans sa région[112]. Ces villes, aussi appelées « villes de compagnies » et que les entreprises dirigent avec une main de fer, favorisent selon l’évêque l’anglicisation et l’américanisation des Canadiens français. Le premier ministre n’a aucun intérêt pour les plaintes récurrentes de l’évêque de Hauterive et souvent ne prend pas la peine d’y répondre. Le zèle de Mgr Labrie à stimuler l’industrialisation de sa région selon ses propres règles irrite Duplessis, d’autant plus que sa vision politique semble coïncider avec celle du chef libéral Georges-Émile Lapalme[113].

En 1955, Mgr Labrie se plaint à Yves Prévost, ministre des Affaires municipales, de l’« inertie » du gouvernement, qui refuse de mettre un terme au régime des villes fermées : « La tête enfouie dans le sable, on attend le pire[114]. » Prévost transmet la lettre à Duplessis qui fait savoir son mécontentement à l’évêque :

Vous avouerais-je que j’ai été douloureusement surpris et profondément peiné du ton que Vous avez donné à une partie de Votre lettre, surtout en pensant aux phénoménales réalisations de l’Union Nationale chez vous[115] ?

La lettre est encore une fois une occasion pour Duplessis d’énumérer les accomplissements de son gouvernement. Cet échange semble marquer une rupture entre l’évêque de la Côte-Nord et l’Union nationale. Mgr Labrie accuse le premier ministre de l’avoir ignoré pendant toute la durée de son épiscopat et d’avoir toujours refusé de le rencontrer pour discuter des problèmes de sa région[116]. Il promet au premier ministre de ne plus l’importuner avec ses écrits ou avec ses visites. Il conclut tout de même sa lettre en l’assurant qu’il est conscient de tout ce que sa région doit au gouvernement. Duplessis s’entendra beaucoup mieux avec son successeur, Mgr Gérard Couturier, fils du député unioniste Alphonse Couturier. Selon Conrad Black, l’insistance de Duplessis à ignorer les demandes de Mgr Labrie aurait contribué à hâter la démission de ce dernier en 1956[117]. En apparence toutefois, Duplessis demeurait son dévoué serviteur. C’est en l’honneur de Mgr Labrie que le gouvernement a baptisé une municipalité de la Côte-Nord « Labrieville », hommage que Duplessis était fier de rendre public[118]. Il n’était pas question de rendre public le différend qui opposait l’évêque au premier ministre.

Conclusion

En 1956, les abbés Gérard Dion et Louis O’Neill publient d’abord dans Ad Usum Sacerdotum, puis dans Le Devoir, un article intitulé « Lendemain d’élections » qui dénonce les moeurs électorales des Canadiens français[119]. Bien que les auteurs ne mentionnent aucun nom et disent ne viser aucun parti, leur texte est largement perçu comme une attaque contre le parti au pouvoir. Les deux prêtres critiquent également la complicité du clergé avec l’Union nationale, attitude qui nuit à la réputation de l’Église.

Aucun évêque ne commente publiquement la sortie des deux prêtres, mais plusieurs partagent leur jugement dans le privé. Mgr Martin, toujours partisan de Duplessis, confie au père Émile Bouvier qu’il regrette que la revue Relations ait endossé l’article, preuve que la revue se dirige vers la gauche[120]. Mgr Leblanc, évêque de Gaspé, aurait fustigé l’article devant ses prêtres et les aurait invités à se désabonner du Devoir[121]. Le cardinal Léger se plaint, quant à lui, de l’article à l’avocat Anatole Vanier. Le seul aspect du texte qui semble l’affecter est la critique du clergé : « Comme toujours, le fallacieux prétexte de défendre l’Église devient une arme tournée vers elle. La manoeuvre a été souvent exploitée par ses ennemis, même si ceux qui l’avaient forgée étaient sincères[122]. » Il ne se préoccupe guère des critiques à l’endroit de l’Union nationale. Robert Rumilly laisse entendre le contraire en citant partiellement la lettre, omettant les passages montrant que le cardinal déplore surtout les critiques des abbés Dion et O’Neill contre le clergé[123].

Les évêques sont toutefois divisés sur la question et certains d’entre eux approuvent l’article. Mgr Douville, qui aimerait bien débarrasser la province du patronage, félicite les deux abbés. Il dit admirer leur clairvoyance et leur courage. Il les encourage à poursuivre « la libération des esprits et des volontés des ténèbres de l’erreur et de l’impérialisme politique de Québec[124] ». Mgr Coderre, qui n’apprécie pas davantage la politique des subventions discrétionnaires, incite les deux prêtres à poursuivre leur oeuvre et à publier un numéro complet de leur revue consacré au civisme[125]. La diversité des réactions des évêques montre bien celle des relations les unissant à Maurice Duplessis. L’épiscopat québécois a rarement été unanime sur les questions politiques et la période du règne de l’Union nationale ne fait pas exception.

Les évêques ont-ils mangé dans la main de Maurice Duplessis ? Il est impossible de répondre simplement à cette question puisque l’épiscopat, comme le bas-clergé, n’est pas monolithique. L’expression avilissante « les évêques mangent dans ma main » s’applique certainement à Mgr Desmarais et à Mgr Langlois, qui ont joué le jeu de l’Union nationale avec enthousiasme et ont été bien récompensés. Elle s’applique à plus forte raison à Mgr Cabana, Mgr Martin et Mgr Bernier, qui vouent à Duplessis une dévotion que celui-ci ne semble pas leur rendre. Elle est également appropriée pour désigner Mgr Douville, qui s’est soumis aux règles du jeu par obligation envers son diocèse, mais qui aurait bien aimé pouvoir s’y soustraire. Mgr Coderre et Mgr Limoges ont refusé de jouer le jeu et ont accepté d’en subir les conséquences. Mgr Roy, Mgr Melançon et Mgr Courchesne sont suffisamment proches du premier ministre pour ne pas avoir à s’abaisser au niveau des autres évêques. Le titre plus élevé du cardinal Léger et l’importance considérable de son diocèse le placent également dans une catégorie à part. La franchise et le manque de tact de Mgr Charbonneau, Mgr Desranleau et Mgr Labrie les ont empêchés d’entretenir une bonne relation avec l’État. Sans être des adversaires avoués du régime Duplessis, ils n’ont pas hésité à en dénoncer les failles et les abus.

Les relations unissant Maurice Duplessis à l’épiscopat ont toujours été très personnelles. Le premier ministre s’imaginait faire une faveur aux évêques en acceptant de financer leurs oeuvres diocésaines. Il s’attendait donc à une manifestation de reconnaissance, idéalement un soutien électoral. À défaut de cela, les subventions devaient suffire à faire taire les critiques, celles-ci ne pouvant qu’être injustes considérant toutes les réalisations de l’Union nationale. Les évêques n’ont pourtant pas tous accepté de se faire coudre la bouche de fil d’or et de placer leurs bonnes relations avec le pouvoir au sommet de leurs priorités. Certains ont pris le risque de paraître désagréables aux yeux du régime lorsque leur devoir l’exigeait.

Nous ne saurions comprendre le rapport unissant l’Église et l’État dans cette période complexe en nous basant uniquement sur les préférences partisanes alléguées des évêques, comme ont eu tendance à le faire les auteurs cités en introduction. Nous devons également éviter la perspective anachronique qui a longtemps brouillé notre vision de cette période de l’histoire. Les évêques ne voient pas dans la lutte partisane québécoise des années 1950 un combat manichéen opposant les tenants de la tradition et les champions de la sécularisation. Si une dualité a bien existé entre le Parti libéral et l’Union nationale, elle opposait plutôt les autonomistes aux centralisateurs. Adélard Godbout et Georges-Émile Lapalme ne sont pas perçus par les évêques comme des anticléricaux, mais comme des hommes dont la naïveté et la servilité les pousseraient à accepter un compromis inacceptable. Face à eux, Maurice Duplessis était le gardien des prérogatives provinciales.

Les révélations des archives religieuses montrent toute l’importance pour l’historien d’éviter de pallier l’absence de sources en généralisant hâtivement les exemples qui viennent confirmer sa propre perception du passé. Ce biais est particulièrement présent dans l’histoire de la période Duplessis où les anecdotes ont trop souvent été érigées en exemples-types, voire en règles.