Article body

Les missionnaires qui se sont succédé en Amérique francophone entre les XVIIe et XIXe siècles ont été confrontés d’emblée au problème de la connaissance des langues amérindiennes, facteur déterminant pour la réussite de leurs projets apostoliques. La maîtrise de ces langues ainsi que la constitution et la transmission d’instruments de travail permettant de fixer par écrit, de rationaliser et d’approfondir ce savoir d’abord empirique deviennent vite un enjeu majeur pour la pérennité même de la présence missionnaire française outre-Atlantique. Les politiques linguistiques qui sont adoptées par les autorités ecclésiastiques et leur application sur le terrain conduisent à questionner les capacités d’ouverture et d’adaptation des missionnaires, les dynamiques d’échanges et de transferts culturels entre Européens et Amérindiens, et plus largement la place des missions au sein d’enjeux religieux, sociaux et politiques plus vastes[2].

En se concentrant sur l’Acadie – définie ici dans une acception large[3] –, cet article entend montrer que cet espace-frontière à la fois périphérique et central dans le développement colonial tant français que britannique est une zone déterminante pour comprendre, sur le temps long, les continuités et les transformations des défis missionnaires face à l’altérité linguistique. Territoire précocement colonisé, bien documenté sur le plan archivistique, l’Acadie se caractérise par une histoire politico-militaire complexe[4] dans laquelle les choix linguistiques des missionnaires reflètent des rapports de force mouvants. Les autorités ecclésiastiques ont pour défi de gérer la « confusion de Babel » – pour reprendre l’expression choisie par Marc Lescarbot afin de caractériser la multiplicité des langues et des dialectes constatée lors de son séjour en Acadie en 1606-1607[5] – afin d’assurer l’efficacité du programme d’évangélisation. La transition entre régimes français et anglais, peu étudiée par les historiens sous cet angle[6], correspond à une complexification sans précédent de la situation linguistique acadienne. La maîtrise des langues vernaculaires apparaît dès lors comme un enjeu déterminant dans un contexte de retournement des rapports de force coloniaux.

L’héritage des missionnaires-linguistes du Régime français

La gestion de l’altérité linguistique est une difficulté récurrente, face à laquelle l’expérience missionnaire en Acadie sert de test à l’échelle de la colonie. Le prêtre séculier Jessé Fléché, qui arrive à Port-Royal en 1610, est le premier ecclésiastique à missionner au Canada. Ses méthodes sont critiquées dans la relation du jésuite Pierre Biard, son successeur entre 1611 et 1613, et posent d’emblée la question de la maîtrise des langues amérindiennes pour la réussite de l’apostolat missionnaire. En effet, Jessé Fléché a baptisé une centaine de Mi’kmaqs[7] mais « il ne les a pu instruire comme il eust bien désiré, faute de sçavoir la langue, et avoir de quoy les entretenir » ; par conséquent, la plupart des nouveaux chrétiens interrogés par le père Biard ne savent pas les rudiments de la foi ni même, pour certains, leur nom de baptême[8]. La Compagnie de Jésus décide alors de ne baptiser les Indiens qu’après instruction, et cette règle de conduite est reprise par l’ensemble des missionnaires réguliers et séculiers en Nouvelle-France[9]. La connaissance des langues vernaculaires devient donc rapidement un préalable incontournable avant tout travail d’évangélisation.

Les difficultés linguistiques qui se présentent aux premiers missionnaires et les solutions qui sont apportées pour y remédier forment une part importante des réflexions livrées dans les sources jésuites. La relation de Pierre Biard occupe une place particulière à cet égard : première à avoir été rédigée par un membre de cet ordre en Nouvelle-France, elle insiste longuement sur les stratégies d’évangélisation en lien avec l’apprentissage linguistique[10]. Elle apparaît comme la première déclinaison nord-américaine de méthodes déjà exposées par Ignace de Loyola dans les Constitutions de la Compagnie de Jésus, puis par des missionnaires comme José de Acosta qui oeuvrent au Mexique et dans les Andes dans la seconde moitié du XVIe siècle[11]. Pierre Biard présente en trois étapes une stratégie linguistique d’évangélisation destinée à être mise en pratique sur plusieurs générations : l’apprentissage de la langue de la communauté missionnée conditionne en premier lieu la réussite de l’effort missionnaire ; il doit être suivi de la description de cette langue dans des ouvrages à vertu didactique – grammaires et dictionnaires ; dans un troisième temps vient la traduction des principales prières et des textes fondamentaux de la doctrine chrétienne, en particulier du catéchisme, dans la perspective d’un apprentissage par coeur et de façon orale de ces textes par les Amérindiens destinés au baptême[12].

Dans les faits, la lecture des correspondances des missionnaires montre que les ambitions des autorités ecclésiastiques en matière linguistique se heurtent à de multiples obstacles qui freinent l’apprentissage des langues vernaculaires. S’il est évident que ces sources amplifient les difficultés dans l’espoir pour les missionnaires d’obtenir plus de moyens, on n’y retrouve toutefois pas la rhétorique apologétique qui caractérise les relations destinées à être imprimées et diffusées en Europe : basées sur des faits souvent vérifiables, elles décrivent de façon concrète les problèmes quotidiens des pionniers de la mission. Le manque criant de personnel et de moyens explique que, jusque dans les premières années du XVIIIe siècle, l’existence même d’une mission permanente en Acadie n’est pas acquise[13]. Le problème de la subsistance des prêtres est intimement lié à celui de la perception de la dîme et du casuel, à une époque où se structure le maillage paroissial en Nouvelle-France. La nécessité de rassembler des revenus décents pour les ecclésiastiques pousse les autorités religieuses à limiter le nombre de desservants dans les régions où les revenus liés à la dîme sont peu importants, et donc à confier aux prêtres de vastes zones de desserte. Il en résulte pour les missionnaires un épuisement continu lié à la trop lourde charge et aux déplacements incessants[14]. Ces fonctions pastorales se font au détriment du temps passé au perfectionnement linguistique, qui n’apporte aucun rendement financier[15].

La difficulté des conditions matérielles et l’obstacle que constitue l’apprentissage des langues amérindiennes ne favorisent pas les vocations ecclésiastiques pour l’Acadie. Sur fond de tensions entre ordres religieux et entre prêtres séculiers et réguliers, la desserte du territoire acadien est successivement accordée à différentes communautés missionnaires : dans ce partage du monde indien à évangéliser, les relations de cour et les appuis des puissants priment souvent sur la cohérence religieuse et linguistique des affectations. Après la première époque d’évangélisation de la péninsule acadienne par les jésuites en 1611-1613, le roi confie les missions amérindiennes aux capucins puis aux sulpiciens[16], tandis que les jésuites sont envoyés le long du Saint-Laurent et dans le Pays d’en Haut[17] : les savoirs linguistiques sur les langues algonquiennes accumulés par ces derniers au cours de leur premier séjour ne leur sont alors que peu utiles lorsqu’ils sont affectés auprès de populations iroquoiennes[18]. La présence active des prêtres séculiers du Séminaire des Missions Étrangères en Acadie, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, entraîne quant à elle des conflits avec les récollets, en charge de plusieurs missions amérindiennes auprès des Mi’kmaqs et des Malécites, mais aussi appelés en renfort lors de vacances de prêtres dans les paroisses[19]. Le coût lié à l’entretien de récollets étant nettement inférieur pour le roi à celui des autres ordres, cette différence est lourde de conséquences sur le choix des affectations : les sulpiciens en font les frais lorsqu’ils sont remplacés par des récollets sur l’Île Saint-Jean au début du XVIIIe siècle[20].

À une période où les missions françaises s’étendent sur l’ensemble des continents connus, l’Orient paraît aussi plus attractif que le Canada pour certains candidats à la mission, même si l’aspiration au martyr dans le sillage des jésuites envoyés chez les Hurons inspire également des vocations[21]. Face au coût élevé du voyage jusqu’à la Nouvelle-France et à la nécessité d’obtenir auprès du roi la gratuité du passage, les ordres religieux tout comme le Séminaire des Missions Étrangères préfèrent envoyer peu de missionnaires, mais qui présentent des capacités et une motivation exceptionnelles[22]. Ceux qui arrivent en Acadie ne sont pas pour autant toujours efficaces : certains renâclent à l’apprentissage des langues amérindiennes, auxquelles ils ne sont pas formés avant leur départ[23] ; d’autres s’adaptent malaisément au climat et tombent malades, ou meurent accidentellement lors de déplacements pour visiter leurs ouailles[24]. L’abbé de Saint-Vincent est pour sa part renvoyé pour mauvaise conduite : son départ est une grande perte pour la pérennité des savoirs sur la langue mi’kmaque, qu’il maîtrisait bien si l’on en croit les témoignages de ses contemporains[25].

L’Acadie a aussi mauvaise réputation pour son insécurité permanente liée aux incursions anglaises. Les zones frontalières, comme les missions abénakises qui s’étendent de part et d’autre des rivières Penobscot et Kennebec, sont aussi stratégiques – pour le positionnement géopolitique de la Nouvelle-France face à la Nouvelle-Angleterre – que dangereuses : le jésuite Sébastien Rasle, bon linguiste, y est tué durant l’attaque anglaise de la mission de Narantsouak en 1724[26]. Le va-et-vient des possessions acadiennes entre France et Angleterre conduit à des évacuations régulières de missionnaires sommés de quitter le territoire ou faits prisonniers et renvoyés en France, comme c’est le cas de Pierre Biard et Énemond Massé en 1613. De plus, l’éloignement de l’Acadie par rapport au centre du diocèse de Québec renforce l’isolement des missionnaires : les évêques ne maîtrisent qu’approximativement la situation religieuse de la région, font face à des cas d’imposture – de faux missionnaires prêchent dans les campagnes et sont rétribués par les paroissiens, tandis que de vrais prêtres s’installent en Acadie sans l’autorisation de l’évêché – et doivent composer avec les velléités d’autonomie voire d’insubordination d’ecclésiastiques en place[27].

Certains n’hésitent pas à critiquer l’incohérence de leurs affectations. Il est vrai que celles-ci ne paraissent pas toujours pertinentes, en particulier sur le plan linguistique (qui n’est qu’un aspect secondaire pour les autorités ecclésiastiques par rapport à des considérations plus proprement politiques et stratégiques) : Louis-Pierre Thury, après avoir hiverné chez les Mi’kmaqs et appris leur langue dans les années 1680, est envoyé dans la mission abénakise de Pentagouët et remplacé par un récollet bien moins compétent dans ce domaine, malgré la délégation des Amérindiens de Ristigouche qui vient à Québec supplier l’évêque de leur laisser le missionnaire[28]. Un demi-siècle plus tard, Jean Manach s’oppose à la possibilité que lui ou un autre missionnaire d’Acadie soit affecté à la mission illinoise des Tamarois dans le Pays d’en Haut, alors qu’ils se sont consacrés jusqu’alors à l’étude du mi’kmaq : cette décision n’aurait pour effet que « de leur rendre inutile une langue qu’ils avoient apprise avec tant de peine, pour les transporter à huit cens lieues de là, chez un peuple dont il étoit incertain qu’ils pussent jamais apprendre la langue[29] ».

Face à ce faible attrait, les jeunes missionnaires envoyés en Acadie demandent souvent une mutation dans une paroisse moins éprouvante, plus lucrative, plus centrale dans le diocèse et ne nécessitant pas de compétences linguistiques spécifiques, ce qui apparaît comme une promotion après plusieurs années de loyaux services : en 1729, Antoine Gaulin obtient ainsi son retour à Québec, où il espère être promu chanoine[30]. Le renouvellement fréquent du personnel missionnaire, la recherche constante de nouveaux ecclésiastiques et l’attente de l’arrivée des recrues en provenance de France rythment donc les missions et ne facilitent pas le développement d’une politique cohérente d’apprentissage et de transmission des savoirs linguistiques.

Il faut toutefois souligner le rôle de quelques ecclésiastiques qui se démarquent par la qualité de leur connaissance des langues vernaculaires. Le dictionnaire abénaki de Sébastien Rasle forme l’un des plus volumineux ouvrages linguistiques réalisés en Nouvelle-France au XVIIe siècle[31]. Le mi’kmaq, qui est la langue amérindienne la plus parlée d’Acadie, attire l’attention du récollet Chrestien Leclercq, missionnaire en Gaspésie : dans la relation qu’il publie à Paris en 1691, deux chapitres sont consacrés à la langue et à l’écriture des communautés qu’il a fréquentées, en particulier à l’élaboration d’un système d’écriture original grâce auquel il transcrit les principales prières chrétiennes et les diffuse par voie écrite auprès de ses ouailles[32].

L’apostolat de Pierre Maillard (1735-1762) sur l’île du Cap Breton est quant à lui considéré, tant de son vivant que par ses successeurs, comme l’apogée des travaux linguistiques et plus largement de l’investissement missionnaire en Acadie[33]. Ce prêtre, formé par le Séminaire du Saint-Esprit avant d’être envoyé en Nouvelle-France par le Séminaire des Missions Étrangères, a parfaitement compris l’enjeu qui tourne autour de la maîtrise des langues vernaculaires dans la réussite de l’apostolat missionnaire : les compétences linguistiques permettent d’assurer une domination spirituelle mais aussi politique sur les Amérindiens. Pierre Maillard ne se contente pas de traduire en mi’kmaq tous les textes religieux dont peut avoir besoin un missionnaire : il conçoit une véritable méthode d’apprentissage à l’intention des générations futures[34], qu’il met en pratique en formant plusieurs ecclésiastiques destinés à l’assister et à lui succéder dans les missions d’Acadie. Après avoir refusé deux candidats proposés par le Séminaire des Missions Étrangères et qu’il ne juge pas suffisamment capables, il s’investit dans la formation de Jean-Louis Le Loutre dès 1737 puis de Jean Manach dès 1750[35]. On peut remarquer que les deux hommes sélectionnés sont originaires de Bretagne bretonnante et ont déjà, avant leur arrivée en Nouvelle-France, une maîtrise du plurilinguisme – latin, français, breton – qui les aide certainement dans leur apprentissage[36]. C’est également le cas de Joseph Gueguen, demi-frère de Jean Manach, qui embarque à l’âge de 12 ans pour l’Acadie[37]. Le but, en faisant venir un enfant, est de préparer la succession missionnaire en facilitant l’apprentissage du mi’kmaq par une immersion dès le plus jeune âge.

Du fait de ses compétences linguistiques, l’abbé Maillard se rend vite irremplaçable dans les missions d’Acadie. Ses supérieurs prennent soin d’alléger sa tâche pastorale afin qu’il puisse consacrer l’essentiel de son temps à ses travaux dans un contexte politico-militaire de plus en plus troublé[38]. L’abbé de l’Isle-Dieu, son plus ardent défenseur, a bien compris que l’activité du missionnaire est fondamentale pour maintenir, à travers la religion catholique rendue accessible dans les langues vernaculaires, l’alliance diplomatique franco-mi’kmaque qui se situe au coeur de la stratégie de lutte contre l’Angleterre. Pierre Maillard est tout aussi indispensable pour les Anglais après leur conquête de l’Acadie, pour encadrer les toujours redoutées communautés mi’kmaques et servir d’interprète auprès des nouvelles autorités. Il accepte le titre d’agent du gouvernement britannique auprès des Amérindiens et devient ainsi le premier fonctionnaire catholique de l’Empire britannique, avant son décès en 1762 à Halifax[39]. Il est par ailleurs le seul missionnaire français dont la présence est tolérée en Acadie après la défaite de Louis XV, les autres ayant fui ou ayant été faits prisonniers et déportés[40].

La complexification de la situation linguistique de l’Acadie sous le Régime anglais

La mise en place définitive d’un gouvernement britannique en Acadie au début des années 1760 survient peu après la mort de Pierre Maillard et ouvre une période de forte activité missionnaire dans un contexte de complexification sans précédent de la situation linguistique. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’évolution rapide dans l’usage des langues vernaculaires est le reflet des transformations démographiques et culturelles majeures qui affectent l’Est du Canada. En 1749, la fondation d’Halifax comme avant-poste britannique attire dès la première année plus de 2000 colons venus en bonne partie de Nouvelle-Angleterre. Elle est suivie par l’établissement d’autres foyers anglophones en Acadie, qui se peuplent rapidement : en 1763, plus de 12 000 colons de Nouvelle-Angleterre sont déjà établis en Nouvelle-Écosse. En parallèle, la politique de déportation des Acadiens à partir de 1755, qui conduit au déplacement forcé de plus de 10 000 d’entre eux, fait chuter brutalement le nombre de francophones.

À ce mouvement s’ajoutent des vagues d’immigration régulières en provenance d’Europe. L’Est du Canada abrite ainsi une société de plus en plus multilingue. Parmi les langues européennes, l’anglais et le français – avec plus de 8000 Acadiens encore présents dans les dernières années du XVIIIe siècle[41] – côtoient d’autres idiomes bien représentés, comme l’allemand (surtout autour de Lunenbourg, fondé sur la côte sud-est de la péninsule acadienne dans les années 1750 et qui accueille des protestants germanophones venus d’Europe), l’irlandais et le gaélique écossais (ces deux langues soeurs appartenant à la branche celtique sont souvent confondues sous le terme de « gallic » dans les sources canadiennes-françaises) ou encore le basque, héritage de plus en plus discret de la présence d’abord saisonnière de pêcheurs issus de cette aire linguistique sur les côtes nord-américaines depuis le XVIe siècle[42]. Ces langues parlées par les colons blancs côtoient celles des communautés amérindiennes : le mi’kmaq, l’abénaki et le malécite, appartenant à la famille algonquienne[43].

Cette recomposition et cette complexification du paysage linguistique menacent l’efficacité de l’activité religieuse et la capacité des missionnaires à desservir dans leurs langues l’ensemble des catholiques du territoire. Cette prise en charge est pourtant essentielle comme contrepoids à l’affirmation culturelle britannique : les autorités catholiques entendent utiliser la liberté de culte garantie par les traités – qui explique la continuité officielle de la présence française dans les missions de l’Est après les années 1760 – comme un vecteur de reconquête, ou tout au moins de résistance face à l’effort protestant d’évangélisation en Amérique du Nord. La question linguistique se situe donc au coeur des préoccupations.

Le journal des visites pastorales de Mgr Plessis, évêque de Québec entre 1806 et 1825, constitue une source éloquente pour mesurer les difficultés linguistiques de l’apostolat dans les provinces maritimes plusieurs décennies après le traité de Paris. L’effort fourni par cet évêque pour visiter une zone très excentrée de son diocèse contraste avec l’absence de la plupart de ses prédécesseurs en Acadie. Mgr Plessis réalise entre 1811 et 1815 trois circuits de visites pastorales qui lui permettent de couvrir l’ensemble des missions de l’Est. Tout au long de son voyage, il rédige des commentaires répétés sur la situation linguistique des communautés qu’il rencontre. En 1812, à l’entrée de la Gaspésie, il décrit son étonnement quant à la multiplicité des langues parlées dans cette région pourtant située aux portes de la vallée du Saint-Laurent :

Croirait-on que dans une population aussi peu nombreuse que celle de Matane, il se trouve des Canadiens, des Ecossais, des Allemands, des Acadiens, des Irlandais, des Anglo-Américains, des Micmaks ? C’est néanmoins la pure vérité. Aussi rien n’est-il plus ordinaire que d’y entendre la même personne parler trois ou quatre langues[44].

Il arrive sur l’île Saint-Jean peu de temps après. Pour pouvoir confesser les différentes communautés résidantes – 4000 catholiques, soit la moitié des habitants de l’île –, il doit faire appel à des confesseurs maîtrisant quatre langues différentes : le français, l’anglais, le mi’kmaq et le gaélique écossais. Il organise une mission où il prêche en français le matin et en anglais l’après-midi « dans l’espérance d’être entendu d’une partie des Ecossais qui paraissaient fort ennuyés de ses instructions Françaises », mais doit aussi avoir recours à un prêtre local pour prêcher en « gallic », qui est la langue de loin la mieux comprise[45]. En juin 1815, lors de sa dernière visite pastorale où il se rend jusqu’à l’île du Cap-Breton, Mgr Plessis célèbre une messe dans une chapelle irlandaise et « voulut leur dire en Anglais un mot d’édification, mais pas un seul des assistants ne se trouva capable de le rendre en gallic. Il fallut se taire[46] » et se contenter de donner sa confirmation à un Français isolé. En redescendant quelques jours plus tard du côté des missions malécites et abénakises de la rivière Saint-Jean, c’est cette fois au problème de communication avec les communautés amérindiennes qu’il se heurte : l’évêque

voulut annoncer la parole, mais ne trouva personne pour rendre aux Sauvages ce qu’il leur disait, quoiqu’il essayât de deux langues, dans l’espérance que celui qui ne pouvait l’entendre dans l’une l’entendrait dans l’autre. Le fait est qu’il n’y a qu’un bon interprète dans ce village et qu’il était allé en députation à la rivière Ste Croix[47]

Au cours de ses visites, Mgr Plessis se fait accompagner de l’abbé Charles-François Painchaud qui, sans être un très bon linguiste, maîtrise assez le mi’kmaq pour pouvoir servir d’interprète. Il prend alors pleinement conscience des énormes lacunes des missionnaires dans la connaissance des langues amérindiennes, et des conséquences de tels manques sur la qualité de l’encadrement religieux de ces communautés[48]. Il recueille d’ailleurs en plusieurs endroits les doléances d’Amérindiens qui sollicitent l’envoi de prêtres sachant parler leur langue, tout comme il entend à de nombreuses reprises des plaintes similaires de la part de catholiques anglophones[49]. Le journal des visites pastorales de Mgr Plessis dresse donc un tableau concret et saisissant de l’état de « confusion de Babel » qui règne dans les missions de l’Est plus de deux siècles après les observations de Marc Lescarbot, et qui est même encore plus marqué que dans les premières années du XVIIe siècle.

Les priorités des autorités ecclésiastiques face au défi de l’altérité linguistique

Comment, avec un nombre restreint de missionnaires et dans un contexte de forte poussée de l’activité protestante, desservir au mieux des communautés catholiques éparpillées sur un vaste territoire et fragmentées culturellement et linguistiquement ? Pour répondre à cette interrogation, les autorités ecclésiastiques mettent l’accent sur la maîtrise des langues vernaculaires, fidèles en cela à la politique éprouvée depuis les premières missions françaises en Amérique. Les instructions des évêques destinées aux missionnaires lors de leur prise de fonction sont formelles sur ce point. Pour les prêtres francophones, la nécessité d’apprendre les langues amérindiennes est rappelée de multiples fois, mais la maîtrise de l’anglais est aussi souhaitée. En 1812, Mgr Plessis s’adresse ainsi à Jean-Louis Beaubien, missionnaire sur l’Île-du-Prince-Édouard :

Attachez-vous à l’étude du Micmak. Donnez-vous y de tout coeur. Plus je vais plus je sens combien elle est essentielle au salut de ces pauvres peuples qui sont rebutés partout et qui ne le seroient pas si l’on savoit leur langue[50]

Les prêtres anglophones sont tout autant concernés par l’apprentissage du français. C’est le cas du vicaire irlandais William Dollard, envoyé en 1817 à Arichat pour seconder François Lejamtel. L’évêque prévient le missionnaire en poste de l’arrivée de cette nouvelle recrue :

Il sait l’Anglois et le Gallic. Ne lui parlez que Français lorsqu’il sera avec vous, afin de le rompre dans cette langue qu’il ne sais pas assez, ne s’y étant exercé que depuis un an et sa timidité naturelle l’empêchant de la parler autant qu’il en auroit besoin. Quant au Micmak, ce sera son affaire de l’étudier, lorsqu’il sera au village[51]

Le programme linguistique de l’évêché est donc très ambitieux, puisqu’il stipule l’apprentissage rapide de deux langues supplémentaires par les missionnaires. Les résultats sont toutefois peu concluants et les ecclésiastiques en fonction, de leur aveu même, ne s’investissent que rarement dans l’étude approfondie d’au moins l’une d’entre elles. Ceux qui s’engagent dans cette direction mettent le plus souvent la priorité sur l’anglais, qui apparaît moins complexe à maîtriser que le malécite, l’abénaki ou le mi’kmaq. La nécessité d’apprendre la langue des conquérants britanniques semble d’ailleurs parfois avancée avec soulagement comme un argument pour repousser l’étude des langues amérindiennes à un horizon lointain, et le plus souvent jamais atteint[52].

La desserte des catholiques anglophones est cependant grandement facilitée dès la fin du XVIIIe siècle par le recours à des prêtres irlandais, notamment envoyés par l’évêque de Cork. Les arrangements trouvés avec l’évêque de Québec arrivent à point nommé pour compenser la pénurie de missionnaires francophones : le départ forcé ou l’emprisonnement de missionnaires catholiques à la suite de la conquête anglaise de l’Acadie a en effet créé un manque important, qui perdure en raison du faible nombre de prêtres canadiens-français formés à Québec et des réticences des autorités britanniques à accepter la venue d’ecclésiastiques en provenance de France[53] (malgré l’arrivée dans les années 1790 de plusieurs prêtres réfractaires qui ont fui la Révolution en partant pour l’Angleterre et qui, de là, émigrent au Canada[54]). Au transfert institutionnalisé de missionnaires irlandais vers les provinces maritimes s’ajoute la venue non planifiée de prêtres d’Écosse et d’Irlande qui accompagnent en Amérique des familles voire des villages entiers dont ils assuraient déjà la desserte en Europe et qu’ils suivent lors de leur émigration[55].

La gestion linguistique de plus en plus ardue des missions catholiques de l’ancienne Acadie est alors confiée à un homme clé : le capucin irlandais James Jones. Premier prêtre catholique de Nouvelle-Écosse dont la langue maternelle soit l’anglais, il est aussi francophone puisqu’il a fréquenté le monastère capucin de Bar-sur-Aube, ainsi que très vraisemblablement gaélophone. Prêtre dans le diocèse de Cork, il est envoyé en 1785 dans la péninsule acadienne à la demande de Mgr d’Esgly, qui répond ainsi à une sollicitation des catholiques anglophones d’Halifax[56]. En 1787, James Jones obtient la fonction de supérieur de toutes les missions de l’Est et devient dès lors le relais indispensable de l’évêque pour l’administration de ce territoire[57]. La nomination d’un prêtre anglophone à cette fonction prestigieuse – qui reflète l’inflexion des priorités linguistiques – n’est pas sans inquiéter les communautés acadiennes, que Mgr d’Esgly tente de rassurer :

Je dis aux fidèles de la Baie Ste Marie et du Cap Sable : quoique vous soyez presque tous Acadiens, si cependant on vous donne des missionnaires anglois, ne vous affligez pas. Ayez en soin, et espérez que dans peu de temps ils sauront assez le françois pour confesser et instruire ceux d’entre vous qui n’entendroient pas l’anglois[58]

L’abondante correspondance entre James Jones et l’évêque de Québec dans les deux dernières décennies du XVIIIe siècle – rédigée d’abord en anglais puis, rapidement, en français – révèle les multiples difficultés auxquelles ce capucin doit faire face au quotidien pour assurer au mieux la desserte de tous les catholiques des missions de l’Est[59] : manque de personnel et de moyens financiers face à l’activisme protestant, difficulté à attirer des vocations dans une région peu attractive[60], manque de ressources temporelles qui fait hésiter l’évêque de Cork à envoyer de nouveaux prêtres au Canada, absence de continuité du personnel, isolement et difficultés de communication avec le centre du diocèse ou encore rivalités de pouvoirs et conflits entre desservants. La litanie des problèmes rencontrés reprend souvent, dans les mêmes termes, les obstacles auxquels faisaient face les missionnaires depuis le début du Régime français, bien que la situation politique, démographique et culturelle se soit profondément transformée.

La gestion des priorités linguistiques occupe une place de premier plan dans cette correspondance. Le fait est qu’il est presque impossible de trouver des missionnaires qui parlent correctement à la fois français et anglais : les demandes de changement d’affectation de prêtres francophones, motivées par leur incapacité à parler anglais – et par leur inaptitude proclamée à apprendre cette langue – arrivent en grand nombre à l’évêché[61]. Il faut également compter avec la demande élevée en prêtres gaélophones. En 1786, le missionnaire William Phelan insiste dans ses courriers sur la nécessité de connaître l’irlandais non seulement en Nouvelle-Écosse mais aussi jusqu’à la Baie des Chaleurs et la péninsule gaspésienne, afin de desservir les immigrés pauvres et monolingues issus des plus basses couches sociales irlandaises[62] ; quelques années plus tard, le manque de prêtres maîtrisant le gaélique écossais est mis en avant sur l’île du Cap-Breton[63].

Dans les paroisses de peuplement mixte, les francophones refusent la présence de prêtres irlandais qui ne parlent pas leur langue. L’acharnement des paroissiens de Baie-Sainte-Marie à ce sujet est remarquable. Dans une requête qu’ils adressent à James Jones en 1790, ils exigent un prêtre « qui possède à fond la langue françoise ». Insatisfaits de l’envoi d’un missionnaire irlandais incapable de prêcher en français, ils refusent cette affectation et continuent à écrire des courriers de mécontentement aux autorités ecclésiastiques. En 1795, ils proposent même de défrayer eux-mêmes le voyage d’un prêtre pourvu que l’on affecte un missionnaire résidant qui parle leur langue. Leur ténacité est finalement récompensée par l’envoi en 1799 de Jean-Mandé Sigogne, qui oeuvre près d’un demi-siècle en faveur du rayonnement des missions catholiques francophones en Nouvelle-Écosse[64]. À l’inverse, les paroissiens anglophones de Saint-Malachie sur la rivière Saint-Jean se plaignent du piètre accent de Joseph-Édouard Morisset quand il essaie de prêcher en anglais[65]. Le missionnaire Antoine Gagnon a quant à lui bien conscience, pour le vivre au quotidien dans sa paroisse de peuplement mixte de Shédiac, de l’inutilité d’envoyer là des prêtres qui ne parlent pas anglais : il assure que, même en faisant l’effort d’apprendre cette langue, un missionnaire a des difficultés à bien comprendre les confessions faites en anglais, ce qui dégoûte les Irlandais et les détourne des sacrements catholiques[66]. Sur l’Île-du-Prince-Édouard en 1832, c’est cette fois le missionnaire Joseph Rinsella qui écrit en anglais pour demander l’envoi de prêtres « young, strong, active and tongue gifted » qui sachent parler français, anglais et gaélique[67].

Dans les faits, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, la connaissance de l’anglais, voire du gaélique, prime sur la maîtrise des langues amérindiennes qui a pourtant été au coeur de la dynamique d’évangélisation depuis le XVIIe siècle. Ce choix est réfléchi et argumenté par les missionnaires en poste, qui le justifient par plusieurs raisons. Tout d’abord, sur le plan démographique, les Amérindiens sont devenus beaucoup moins nombreux que les Irlandais et les Écossais. Le recensement de la Nouvelle-Écosse en 1827 suggère que, avec quelques centaines d’individus (sur un total de 143 000 habitants), ils forment moins de 1/100e de la population totale de la province[68]. Quelques années plus tard, en 1841, le rapport de Moses H. Perley mentionne moins de 1000 Mi’kmaqs et de 500 Malécites au Nouveau-Brunswick[69]. Sur l’ensemble des missions de l’Est, la communauté la plus nombreuse, les Mi’kmaqs, n’excède vraisemblablement pas 4000 personnes[70]. D’ailleurs, le missionnaire Jacques de Calonne, lorsqu’il dresse en 1800 un tableau de sa mission de l’Île-du-Prince-Édouard, distingue les catholiques en trois ensembles – les Français et Acadiens, les Irlandais, les Écossais – et ne mentionne pas même la présence des Mi’kmaqs[71].

Le deuxième argument est que les Amérindiens acceptent de se confesser par interprète – c’est d’ailleurs la norme dans la plupart des paroisses, faute de missionnaire compétent pour les comprendre –, ce que les Irlandais refusent catégoriquement[72] : par souci d’efficacité, il est donc plus nécessaire d’apprendre l’anglais. Enfin, la fidélité des Amérindiens au catholicisme ne semble pas en péril, là où les Irlandais et les Écossais apparaissent menacés : entourés de protestants anglophones dont ils comprennent le plus souvent la langue et subissent les moqueries, parfois engagés dans des alliances matrimoniales ou des réseaux professionnels protestants, sollicités par les missionnaires protestants qui cherchent à les ramener dans le giron de leur Église, ils sont plus facilement tentés d’avoir recours à des ministres en l’absence de prêtre résidant à proximité[73]. Dans l’échelle des priorités linguistiques, la connaissance des langues amérindiennes devient donc accessoire par rapport aux nouveaux enjeux de la préservation du catholicisme auprès des communautés anglophones.

Une spécialisation linguistique s’opère ainsi entre les missionnaires. D’une part, les anglophones et gaélophones de langue maternelle oeuvrent auprès des Irlandais et des Écossais et laissent les communautés acadiennes à la charge des prêtres francophones. D’autre part, ceux – peu nombreux – qui s’investissent dans les langues amérindiennes se concentrent sur la desserte de ces communautés, qui sont de plus en plus délaissées par les autres missionnaires. Pendant la belle saison, ils organisent en différents lieux des « missions volantes » en essayant de faire coïncider le calendrier religieux – notamment Pâques – et les rassemblements des communautés en lien avec leurs activités de commerce, le but étant de concentrer en quelques jours le message chrétien le plus essentiel et de confesser les Amérindiens au moins une fois par an[74].

L’avancée des connaissances linguistiques sous le Régime anglais repose donc avant tout sur quelques ecclésiastiques passionnés. Parmi eux se distingue Joseph-Marie Bellenger, le plus remarquable linguiste des missions de l’Est au début du XIXe siècle. Malgré le faible nombre d’années – de 1814 à 1819 – pendant lesquelles il réside à Ristigouche, sa solide maîtrise du mi’kmaq lui permet de réaliser un énorme travail de compilation et d’enrichissement des travaux de Pierre Maillard, tout en secondant activement les missionnaires de la Baie des Chaleurs qui ne parlent pas mi’kmaq. Encouragé par Mgr Plessis qui lui obtient une augmentation de traitement pour compenser le manque à gagner de sa moindre activité pastorale[75], il se consacre par la suite à l’étude et à la publication d’ouvrages pédagogiques en abénaki après son affectation près de la mission d’Odanak en 1830[76].

Catholiques et protestants : des stratégies linguistiques différenciées

L’effort apostolique dans les missions de l’Est et l’attention particulière accordée à la maîtrise des langues vernaculaires sous le Régime anglais ne peuvent se comprendre que dans un contexte de concurrence accrue entre catholiques et protestants. Pour l’évêque de Québec, l’enjeu est la préservation du catholicisme dans les provinces maritimes, d’une part en entretenant la fidélité religieuse des populations acadiennes et amérindiennes, d’autre part en accueillant les nouveaux immigrés catholiques anglophones, gaélophones voire germanophones. Sur le plan numérique, l’encadrement des flux de population venus d’Europe est essentiel. Mgr Plessis a toujours cette perspective en vue lorsqu’il arpente la partie orientale de son diocèse : au cours de ses visites pastorales, il fait une estimation des paroisses où la présence d’un prêtre anglophone résidant permettrait selon lui de restreindre l’influence protestante[77].

La situation des communautés amérindiennes est tout autre. L’attachement de l’Église catholique à leur évangélisation, héritage d’un siècle et demi de missions, reste fort malgré leur faible influence numérique. Pour les protestants, leur conversion, et par là leur fidélisation à la couronne britannique et leur assimilation culturelle, constitue un défi majeur dans les années qui suivent la fin du Régime français : les autorités britanniques doivent d’ailleurs s’incliner devant les Mi’kmaqs qui exigent un missionnaire catholique, de peur d’une reprise des hostilités[78]. Les orientations mises en oeuvre pour leur évangélisation révèlent des conceptions et des stratégies souvent opposées entre catholiques et protestants (avec sur plusieurs aspects des divergences notables selon les obédiences protestantes, notamment entre les anglicans et les baptistes). La position de l’évêché de Québec au début du XIXe siècle est clairement exposée dans une lettre que Mgr Plessis adresse en 1816 à Jonathan Odell, ministre protestant et secrétaire du Conseil du Nouveau-Brunswick :

Tout le ministère des missionnaires auprès des sauvages a pour objet de les civiliser, en leur apprenant à craindre Dieu et à le servir, vrais moyens de les retirer de la barbarie. Cet heureux effet a été produit dans tous ceux qui ont pu saisir le vrai esprit de la religion catholique qu’ils professent. On n’a pas cru, du reste, que pour les civiliser il fût convenable de les éloigner de la manière ordinaire dont ils gouvernent leurs familles où l’on trouve des moeurs généralement plus pures que celles des Européens. Beaucoup moins a-t-il paru sage de leur apprendre des langues étrangères, l’expérience ayant démontré dans les villages voisins des villes en Canada, que les sauvages adoptent volontiers les vices de toutes les nations dont ils apprennent la langue et que leurs filles, malheureusement trop recherchées par les blancs, sont beaucoup plus aisées à séduire lorsqu’elles entendent la langue de leurs séducteurs[79].

La préservation des Amérindiens des missions de l’Est face à l’influence néfaste des Européens est fortement affirmée[80] et passe par la volonté de ne pas leur enseigner de langues européennes : le missionnaire doit s’adapter au mode de vie de ses ouailles et non l’inverse, il doit apprendre leur langue et les inciter à conserver leurs anciennes coutumes (même si la sédentarisation reste un objectif recherché)[81]. Le travail sur le long terme d’acquisition des langues amérindiennes reste donc au coeur des préoccupations catholiques.

Du côté protestant au contraire, l’apprentissage des langues vernaculaires est considéré comme une étape certes nécessaire mais transitoire avant l’anglicisation complète et prochaine de ces communautés. La préface de la grammaire manuscrite anglais-mi’kmaq du ministre anglican Thomas Wood, dédicacée au roi George III en 1766, reflète parfaitement ce point de vue :

The tribe of Mickmak Indians who Reside Chiefly in this your Majesty’s Province of Nova Scotia, have for many years part been instructed by French Roman Catholick Priests, & consequently have been taught that infernal diabolical doctrine, that it is meritorious to destroy and murder all whom they are pleased to still hereticks, viz. all Protestants. […] If some Protestant Clergymen & schoolmasters could learn their language, and be sent among them to teach their children English and instruct them in the articles of our pure religion and worship we might reasonably hope by God blessing on our Endeavour, that your Majesty (whom God grand long to reign over us !) may live to see this tribe of Indians added to your faithful subjects, and they and their posterity will probably continue such to your royal descendants to latest posterity[82].

C’est bien l’obéissance politique et religieuse à la couronne britannique – et plus largement l’assimilation culturelle des Amérindiens – qui est ici en jeu à travers la maîtrise des langues d’Acadie. Dans ce programme d’évangélisation et de conversion, un rôle essentiel est dévolu à l’instruction en anglais, à l’ouverture d’écoles et au placement d’enfants dans des familles anglaises qui ont pour tâche de leur inculquer une éducation européenne[83]. Jonathan Odell explique à Mgr Plessis que des sommes considérables ont été déployées par l’Église anglicane

dans l’esperance de contribuer, peu à peu, à civiliser les pauvres sauvages de ce pays, en plaçant de leurs enfants dans quelques familles de nos habitants, qui s’engagent à leur donner l’education propre à former en eux les habitudes d’industrie et de les detacher de la vie sauvage[84].

Des plaintes régulières de missionnaires catholiques remontent à l’évêque de Québec dès la seconde moitié du XVIIIe siècle contre l’activisme protestant dans l’envoi de maîtres d’école et dans la sollicitation de parents amérindiens incités à confier leurs enfants, parfois en échange d’argent. Dans la mission de Madawaska, les missionnaires catholiques cherchent à convaincre les Abénakis, dans les années 1790, de ne pas envoyer leurs enfants dans les écoles anglaises qui s’ouvrent à grand renfort de moyens financiers venus de Londres[85]. Dans les années 1810-1820, l’activisme de Walter Bromley, qui oeuvre en matière éducative en Nouvelle-Écosse avec le soutien de la British and Foreign School Society et de la New England Company, est au coeur des préoccupations de l’évêque de Québec et des missionnaires en poste[86].

Cette politique assimilationniste est également vivement critiquée par certains laïques catholiques. La personnalité la plus originale dans ce domaine est sans doute celle de Thomas Irwin, Irlandais qui émigre à l’Île-du-Prince-Édouard après un bref séjour dans le sud de la Nouvelle-Écosse. Cet instituteur décide de consacrer sa vie à la défense de la culture et de la langue mi’kmaques. Dans les années 1830-1840, il mène des combats acharnés contre la politique gouvernementale à l’égard des Amérindiens, à grand renfort de pétitions à l’Assemblée, de lettres de doléances au commissaire des Affaires indiennes de Nouvelle-Écosse et d’articles et pamphlets publiés dans la presse locale[87]. Son but est d’obtenir l’ouverture d’une école où les enfants amérindiens seraient instruits dans leur langue : il se propose même d’assurer gratuitement cet enseignement pourvu que les frais d’impression du manuel qu’il a préparé – et dont il présente des extraits en livraisons régulières dans des journaux de Charlottetown – soient pris en charge[88].

La visibilité médiatique de Thomas Irwin, tout au moins au niveau local, prend la forme de diatribes enflammées contre les autorités britanniques, dans lesquelles l’instituteur explique les raisons de son engagement pour la cause amérindienne. Il fait un parallèle direct entre l’anglicisation forcée menée par les « Saxons dominateurs » à l’encontre des Irlandais, dont il se présente lui-même comme le témoin et la victime, et l’assimilation programmée de la culture mi’kmaque : il s’insurge contre la « politique barbare de l’Angleterre » responsable du « meurtre des bardes gallois », du pillage de la culture écossaise, de la destruction des Canadiens Français et plus largement de l’écrasement de toutes les langues et cultures des nations que la couronne britannique soumet[89]. Ses nombreuses tentatives d’amélioration du sort des Indiens se soldent par des échecs répétés. La réponse des autorités britanniques à ses pétitions est toujours la même : l’instruction des Mi’kmaqs ne peut et ne doit se faire qu’en anglais. Cette ligne éducative est maintenue durant tout le Régime anglais et même après la Confédération, à l’exception des dix années, entre 1842 et 1852, où Abraham Gesner est nommé commissaire aux affaires indiennes en Nouvelle-Écosse et où il tente, sans vrai succès, d’infléchir cette politique[90].

Corollaire à l’instruction, l’alphabétisation se situe au premier rang des priorités parmi les missionnaires protestants. Dans un but pragmatique, l’apprentissage de la lecture est envisagé à la fois en anglais et en langues amérindiennes (même si la maîtrise de l’anglais est bien l’objectif ultime), en ayant recours à une écriture alphabétique qui permette de simplifier au maximum la lecture. Il repose sur l’accès direct aux textes bibliques, suivant en cela l’une des orientations essentielles du protestantisme.

L’exemple mi’kmaq est une excellente application des divergences de méthodes entre catholiques et protestants. Alors que le ministre baptiste Silas Tertius Rand, figure dominante du Régime anglais dans le domaine des langues amérindiennes des provinces maritimes, se consacre à une traduction complète de la Bible en caractères alphabétiques mi’kmaq[91], les missionnaires catholiques ont opté depuis la seconde moitié du XVIIe siècle pour une tout autre stratégie. Dans les années 1670, Chrestien Leclercq développe un modèle original d’instruction partielle et encadrée de ces Amérindiens dans leur langue par l’intermédiaire d’un système d’écriture hiéroglyphique[92]. Pierre Maillard, qui perfectionne cet outil au siècle suivant, prépare une argumentation détaillée vis-à-vis de ceux qui lui demandent pourquoi il n’apprend pas simplement la lecture alphabétique aux Amérindiens : si les Mi’kmaqs venaient à maîtriser l’alphabet, leur curiosité les pousserait à lire de « mauvais livres » – profanes ou protestants –, à remettre en cause l’autorité des missionnaires voire à utiliser leur savoir au profit des Anglais[93]. Il fait le choix de ne faire circuler parmi eux que quelques textes choisis et pour la compréhension desquels la médiation d’un missionnaire est nécessaire. Plutôt que de traduire le texte de la Bible, il privilégie une compilation de prières et d’extraits de l’histoire sainte qui ont vocation à être complétés et interprétés par le prêtre[94]. Il se situe ainsi dans la droite ligne du dogme catholique réaffirmé par le concile de Trente. On retrouve donc nettement à travers les choix opérés dans le domaine des langues amérindiennes la dichotomie théologique entre catholicisme et protestantisme depuis la Réforme au sujet de l’accès aux textes sacrés.

La méthode protestante de conversion nécessite d’importants moyens humains et financiers, là où les catholiques disposent de ressources nettement plus modestes. Elle est rendue possible grâce au soutien de nombreux donateurs en Grande-Bretagne, qui financent des sociétés missionnaires oeuvrant dans les colonies britanniques. La plus importante est de loin la Society for the Propagation of the Gospel in Foreign Parts. Fondée en 1701 dans le but d’assister les protestants des colonies anglaises mais également de convertir les populations locales, elle est présente en Acadie dès les années 1710. Toutefois, c’est surtout après 1750 qu’elle y envoie des missionnaires de façon suivie : Thomas Wood est l’un de ses membres les plus actifs au début du Régime anglais[95]. Elle fournit aussi des fonds pour la prise en charge des communautés amérindiennes, la circulation d’imprimés dans leurs langues – notamment des bibles – et l’ouverture d’écoles. Cette activité intense est renforcée par la création de sociétés protestantes locales consacrées à l’évangélisation des Amérindiens, en particulier la Micmac Missionary Society à partir de 1850, dont Silas Tertius Rand est l’un des fondateurs, et qui place la question linguistique au centre de ses préoccupations. Le cinquième rapport annuel de cette société, en 1854, en résume bien la stratégie :

The Micmac will probably soon cease to be a spoken language. Unlike the English translation, which will be used by millions in all probability, in all parts of the world, till the end of time, the use of a Micmac version is temporary and transient. Should they become evangelized and civilized, they will imperceptibly adopt the language with the manners of the people to whom they become assimilated[96].

Conclusion

La gestion de la situation linguistique dans les missions de l’Est du Canada apparaît donc comme un puissant révélateur de l’évolution des enjeux politiques et religieux dans ce territoire sensible. Espace-test où sont expérimentées les premières politiques linguistiques missionnaires dès le début du XVIIe siècle, l’Acadie devient au XVIIIe siècle le lieu d’éclosion d’un très riche travail sur les langues amérindiennes. Sa cession à la couronne britannique bouleverse les enjeux liés à la maîtrise et à la diffusion de ces connaissances dans un contexte de renouvellement majeur des pratiques linguistiques et de concurrence marquée entre protestantisme et catholicisme. Ces rapports de force dessinent les contours d’un tableau profondément transformé des territoires de l’Est sous le Régime anglais. La bataille religieuse est perdue par les Britanniques, face à des Amérindiens qui refusent massivement la conversion au protestantisme ; mais la bataille linguistique et plus largement culturelle est en bonne partie gagnée. L’anglicisation grandissante des populations autochtones rend de moins en moins nécessaire la maîtrise des langues vernaculaires au service de l’apostolat, donnant ainsi raison aux protestants qui analysaient l’investissement dans l’effort linguistique comme une étape transitoire. Le capucin Pacifique de Valigny, en fonction à Ristigouche entre 1894 et 1931, est la dernière incarnation d’un modèle de missionnaire-linguiste qui perdure pendant trois siècles en Acadie. Maîtrisant très bien le mi’kmaq et oeuvrant activement pour la diffusion d’écrits en cette langue[97], il assiste paradoxalement à la disparition progressive du monolinguisme chez les Amérindiens. Là où les communautés mi’kmaques déstructurées ne parviennent plus à assurer une transmission générationnelle solide, il prend le relais dans le combat pour la reconnaissance de leur langue, qu’il place dès lors non plus seulement sur le terrain religieux mais aussi sur le terrain scientifique et culturel.