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L’histoire des Noirs au Québec a connu des changements importants ces dernières années. Il suffit de penser aux travaux de Daniel Gay (Les Noirs du Québec), Frank Mackey (Done with Slavery. The Black Fact in Montreal, 1760-1840), Sean Mills (The Empire Within et ses recherches actuelles sur les relations entre le Québec et Haïti), David Austin (You Don’t Play With Revolution. The Montreal Lectures of C. L. R. James et le récent Fear of a Black Nation. Race, Sex, and Security in Sixties Montreal) ou encore Sarah-Jane Mathieu (North of the Color Line. Migration and Black Resistance in Canada, 1870-1955 et « The Black Experience in Canada Revisited »). Plus généralement, l’histoire des Amériques noires est enseignée dans plusieurs universités québécoises, dans des départements d’histoire mais aussi en histoire de l’art (voir les travaux et les cours de Charmaine Nelson à l’Université McGill, par exemple). De plus en plus d’étudiants à la maîtrise et au doctorat s’intéressent à l’histoire des populations afro-descendantes. La contribution des Noirs au Québec. Quatre siècles d’une histoire partagée, écrit par Arnaud Bessière, s’inscrit dans une historiographie en plein renouvellement et vient témoigner d’un intérêt accru pour une histoire longtemps marginalisée.

La contribution des Noirs au Québec. Quatre siècles d’une histoire partagée est une synthèse utile et agréable à lire. Le livre, rédigé « à l’initiative de la Direction des services aux communautés culturelles du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport », et préfacé par l’ancienne ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport (du moins, jusqu’à la crise étudiante du printemps 2012), est richement illustré et propose au lecteur de nombreuses sources originales traduites ou retranscrites, sans oublier une bibliographie relativement complète et des suggestions de sources pour aller plus loin.

Le livre est bien équilibré. Le premier chapitre porte sur l’arrivée des premiers Noirs dans ce qui deviendra le Canada et s’étend jusqu’à l’abolition de l’esclavage par la Couronne britannique en 1834. L’auteur, qui s’appuie sur les travaux de Marcel Trudel et les recherches plus récentes d’autres historiens tels que Frank Mackay, rappelle que l’esclavage des Noirs au Canada fut un phénomène relativement marginal, à l’instar de la Nouvelle-Angleterre voisine, où dominent, comme en Nouvelle-France, les fermes familiales. Point de vastes plantations de riz, d’indigo ou de tabac au Nord de la frontière (l’auteur parle fréquemment de la culture du coton lorsqu’il évoque les sociétés esclavagistes américaines de la période coloniale ; rappelons ici que le coton n’est vraiment cultivé qu’au XIXe siècle). Point de traite négrière comme c’est le cas ailleurs dans le monde atlantique français, à Saint-Domingue notamment. L’esclavage au Canada reste néanmoins fondé sur « une brutalité sous-jacente » pour reprendre les mots d’Allan Greer cités par Arnaud Bessière. Le chapitre n’oublie pas le sort des Noirs libres ou libérés et brosse un portrait de certains d’entre eux, notamment ceux ayant acquis un certain prestige social.

Le chapitre se termine sur la disparition progressive de l’esclavage au début du XIXe siècle sous la pression des tribunaux qui refusent de reconnaître le droit à un être humain d’en posséder un autre. La conclusion du chapitre est un peu surprenante. L’auteur évoque « la réelle ouverture dont fit preuve la société canadienne à l’époque à l’endroit de ceux que les textes officiels considéraient pourtant comme de simples “biens meubles” ». D’abord, l’auteur ne montre pas dans les pages qui précèdent qu’il y aurait eu une « réelle ouverture » d’une « société canadienne » pluriethnique et multiculturelle avant l’heure. Qu’il y ait eu des alliances, des proximités, des amitiés ou des solidarités entre Blancs et Noirs, entre esclaves et libres n’a rien de spécifique au Canada. Le fait, par exemple, que des Noirs aient servi de parrains ou marraines, comme l’explique l’auteur, n’est pas un signe de « réelle ouverture » d’une « société » dont l’homogénéité semble ici postulée. Les parrainages et les marrainages par des esclaves sont fréquents en Louisiane, dans les Antilles françaises et en Amérique latine et ne sont pas le signe d’une ouverture quelconque mais plutôt une indication de la capacité des esclaves et des populations afro-descendantes en général de s’approprier des espaces culturels qui échappent aux maîtres et au regard des autorités. Si des brèches existent bien entre les groupes ethniques au Canada, il n’en ressort pas pour autant que les habitants, les ouvriers, les paysans, les marchands étaient ouverts à l’Autre, le Noir. De telles brèches ne sont pas incompatibles, en effet, avec des processus de construction de la différence et donc d’exclusion. Les lois discriminatoires (envers les populations noires) dont parle l’auteur dans la deuxième partie du livre (1834-1950) ont bien dû prendre racine dans des constructions infériorisantes mises en place pendant la période française et dans les années suivant la Conquête.

Un autre aspect de la conclusion mérite d’être mentionné et discuté. On y apprend que « la perception des Canadiens à l’endroit des esclaves ou des Canadiens noirs n’est pas seulement imputable au contexte socioéconomique du pays ; elle renvoie à quelque chose de plus profond, de plus intime, de plus personnel, qui échappe aujourd’hui totalement à l’analyse. Néanmoins, le fait que les Français aient toujours cohabité avec un autre peuple – les Amérindiens – est-il complètement étranger à cette ouverture ? » Cohabiter ? Le mot pose ici plus d’un problème ; il tend en effet à effacer les tensions, les violences, les négociations ainsi que les structures de pouvoir et de domination à l’oeuvre en Nouvelle-France sans parler des mécanismes de racialisation qui ont participé à construire les rapports de la population blanche et des autorités de la Nouvelle-France avec les populations amérindiennes et afro-descendantes avant les années 1830 (à ce sujet, voir les travaux de Guillaume Aubert, Sophie White ou encore Brett Rushforth). Au vrai, on peut simplement douter qu’il y ait quelque chose de « profond », d’« intime » ou de « personnel » qui échappe à l’analyse. Si « ouvertures » il y a avant 1834 (pour reprendre la frontière temporelle proposée par l’auteur), elles sont dues probablement, pour la plupart, à la petitesse de la population noire. Cette situation pourrait être comparée, d’ailleurs, aux premiers temps de l’esclavage en Virginie et dans le Maryland, c’est-à-dire avant la codification et la racialisation de l’esclavage dans ces régions dans les dernières décennies du XVIIe siècle, moment clé où les esclaves commencent à affluer en très grand nombre vers la région du Chesapeake et où le nombre d’engagés connaît à l’inverse une forte diminution. Les « Français » n’étaient pas plus ouverts que les autres à la différence. Leur « cohabitation » avec les peuples amérindiens n’était pas plus harmonieuse que dans les autres sociétés coloniales d’Amérique du Nord ou du Sud.

Le deuxième chapitre couvre la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du siècle suivant. Domestiques, porteurs, ouvriers, musiciens, cuisinières, danseuses, les Noirs occupent des places variées au Québec. Qu’ils soient originaires des Antilles, de la Guadeloupe et de la Martinique par exemple (comme ces femmes domestiques arrivées à Montréal au printemps 1911 et dont l’arrivée est décrite dans La Presse comme « un spectacle des plus animés », p. 103), ou des États-Unis (dans le cas des travailleurs du rail), les populations afro-descendantes du Québec partagent un point en commun : elles sont constamment victimes de discriminations, à l’emploi, dans l’armée, dans le logement et dans les lieux publics. Les autorités canadiennes s’organisent par ailleurs pour limiter l’arrivée de nouvelles populations noires, supposées inadaptées au climat. En dépit des discriminations, les populations noires du Québec s’organisent pour obtenir leurs droits et fondent des associations d’entraide. Elles occupent la scène musicale et profitent de la popularité du jazz pour sortir de la discrimination.

Le dernier chapitre, un peu plus court que les deux précédents, porte sur les années 1950 à nos jours. Cette partie s’ouvre avec une description de la libéralisation de la politique d’immigration canadienne dans les années 1960 et de la mise en place de législations visant à lutter contre les discriminations raciales. La discussion qui suit est très utile mais l’argumentation tend peu à peu à disparaître au profit d’un inventaire mettant en vedette des femmes et des hommes noirs ayant « contribué » à l’édification du Québec contemporain, « libéré » par la Révolution tranquille. On pourrait regretter dans cette section du livre que les populations noires soient peu décrites dans leur complexité ethnique et que l’essentiel du chapitre porte sur la diaspora haïtienne (dont l’importance est indéniable bien entendu). Très peu est dit sur les populations noires anglophones et sur leurs luttes politiques inspirées notamment de la lutte américaine pour les droits civiques et par les penseurs noirs de la post-colonialité, comme C. L. R. James, en visite à Montréal à la fin des années 1960. Une telle description aurait permis de décrire les communautés noires dans toute leur diversité et de faire allusion par la même occasion aux différences et aux tensions qui traversent ces communautés dans la période concernée.

Mise à part ces quelques réserves, le livre d’Arnaud Bessière mérite toute l’attention des chercheurs, des enseignants, des étudiants et du grand public intéressés à découvrir une facette passionnante de l’histoire du Québec et des Amériques noires plus généralement.