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Ces deux ouvrages constituent les premier et troisième volets d’un Programme international de coopération scientifique organisé par le CNRS et consacré aux liens entre les comportements familiaux et les changements économiques en milieu rural. Ce projet, comme le souligne Joseph Goy dans la postface du second volume, fait suite à sept rencontres internationales dont les actes ont été publiés entre 1981 et 1998. Toutes ces rencontres étaient vouées au monde rural, et plus spécifiquement à la reproduction familiale (transmission, exclusion, alliances matrimoniales, etc.). Pour sa part, le présent projet a abouti à trois rencontres entre 2001 et 2003, et réuni des chercheurs de France, du Canada et de Suisse. La première rencontre, tenue à Montréal, a donné Famille et marché… (que nous désignerons désormais sous le sigle FM). La rencontre suivante, qui a eu lieu à Paris, a fait l’objet d’une publication qui a été analysée dans un précédent numéro de la RHAF (59,1-2). Enfin, la dernière rencontre, à Genève, a abouti au second volume que nous devons recenser, Marchés, migrations et logiques familiales… (MMLF). Le projet a rassemblé 31 universitaires des 3 pays, parmi lesquels 21 ont rédigé un article dans chacun des 2 livres. Ces personnes proviennent de plusieurs institutions, au sein desquelles prédominent le CNRS, l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), l’Université de Genève et l’Université de Montréal.

Les deux ouvrages ont pour objet les rapports existant entre les stratégies de reproduction familiale et les transformations du marché. Ils ont toutefois leurs approches respectives. Le premier concentre son attention sur les liens entre le marché et la famille, tandis que le second approfondit un aspect de ces liens, les migrations en tant que stratégies familiales. Or, il se trouve que la notion de « stratégies familiales » a été malmenée ces derniers temps. Il serait impossible, estime-t-on, de bien saisir les motivations et le degré de conscience des individus et des groupes. L’un des présentateurs des ouvrages, Luigi Lorenzetti, acquiesce, mais persiste à utiliser le concept, auquel il donne une acception dans le long terme : les stratégies familiales sont un cumul de décisions plus ou moins explicites qui finissent par orienter la politique, de même que l’identité de la famille ; il est possible de les reconstituer par une analyse attentive (MMLF, 19).

Famille et marché… est divisé en deux parties rassemblant respectivement 11 et 13 articles. Comme le précise Christian Dessureault en introduction, il est question, dans la première partie, des liens réciproques entre la possession d’une terre, la production agricole et péri-agricole et les fluctuations du marché. La seconde partie examine le poids du marché sur les stratégies et le devenir des familles : comment le marché joue sur la transmission du patrimoine, sur la migration de certains membres de la famille et sur le jeu des réseaux familiaux.

Marchés, migrations…, tout comme le livre précédent, renferme deux parties. La première, intitulée « Migrations et marchés : articulations et interrelations », réunit huit articles, tandis que la seconde, qui a pour titre « La transmission à travers les marchés et la migration », est composée de 11 articles. Dans la première partie, comme l’écrit Luigi Lorenzetti en introduction, il est question de la migration en tant que « pont entre le monde de la famille et le monde du marché et des rapports marchands » (MMLF, 4). Lorenzetti nous avertit de ne pas faire de la migration un facteur passif du marché ou du changement technologique. Par exemple, la mécanisation agricole, dans une région, résulte souvent du départ des habitants et non pas l’inverse. Dans la seconde partie, on soulève l’interrogation suivante : quelles possibilités la migration de certains membres d’une famille offre-t-elle à sa reproduction, dans un contexte donné de production et de marché ?

Malgré leurs spécificités, les deux ouvrages couvrent des thèmes qui se rejoignent. Comme il serait fastidieux de reprendre un à un tous les articles, nous ferons une présentation des grands thèmes qui traversent la plupart d’entre eux.

L’un des éléments les plus intéressants des deux livres, c’est la volonté de dépasser des idées qui ont longtemps fait autorité au sujet du monde rural. Au-delà de ce que plusieurs désignent comme « rationalité économique », au singulier, les auteurs des deux recueils tiennent à montrer la diversité et la complexité des motivations individuelles et collectives. C’est ainsi que la pauvreté n’est pas la seule raison de quitter le village. Bien des individus issus de familles fortunées prennent eux aussi la route (Derouet, Vivier dans MMLF). L’attrait de la ville joue tout autant, et parfois plus, que la misère dans la décision de partir. C’est ce que montrent les exemples de Français devenus chercheurs d’or en Californie (Foucrier dans les deux livres) ou d’artisans et de domestiques préférant la ville à la campagne (Olson-Thornton dans MF ; Bonnain dans MMLF). Encore faut-il que la ville ait un seuil d’organisation sociale apte à recevoir les migrants (St-Hilaire dans MMLF).

Dans le même ordre d’idées, les propos de Jean Meuvret, voulant que le numéraire n’eût aucune utilité dans les campagnes sous l’Ancien Régime, sont sérieusement remis en question (Béaur dans FM). Fernand Braudel n’est pas lui non plus épargné. Ses commentaires sur le caractère archaïque de la vie dans les montagnes ne résistent pas à un examen attentif (Goy dans FM). Chayanov fait lui aussi l’objet d’un regard critique. Les cycles de vie tels que modélisés par cet auteur ne cadrent qu’imparfaitement avec la ruralité occidentale (articles de Béaur et de Derouet dans FM). D’autres théories sont quant à elles appliquées à des régions éloignées de celles pour lesquelles elles ont été conçues. C’est ainsi que celle de la « révolution industrieuse », de J. de Vries, a été analysée dans le contexte nord-américain (Craig dans FM). Pour le lecteur intéressé par les débats théoriques, les livres recensés procurent de bons articles.

Au-delà des théories, ressortent quelques thèmes généraux qui méritent discussion. En premier lieu, il semble désormais évident que l’agriculture, qu’elle fût prospère ou pauvre, était presque toujours accompagnée d’autres activités, proto-industrielles autant que para-agricoles. Ces dernières ne peuvent pas être considérées en tout temps comme les compléments de la première. D’ailleurs, les articles de Gérard Béaur (FM), Elie Pélaquier (MMLF), Robert Sweeny (FM) et du trio Jean Lafleur/Gilles Paquet/Jean-Pierre Wallot (FM et MMLF) montrent amplement que le monde rural a été capable de générer une circulation monétaire appréciable et un marché foncier pour le moins dynamique, auxquels s’ajoutent diverses pratiques créancières (Lorenzetti dans FM), et ce, bien avant le xxe siècle. La commercialisation de l’agriculture a même entraîné la spécialisation de certaines activités, comme le suggère l’analyse des mercuriales au xviiie siècle (Desaive dans FM). Et dans la plaine de Montréal, au milieu du xixe siècle, la terre a pu s’avérer suffisamment riche pour soutenir la croissance démographique sans augmentation correspondante de la productivité (Dessureault et Otis dans FM). Il importe donc de voir comment la protoindustrialisation et la pluriactivité s’articulent à une agriculture moins appauvrie que certains le croient.

La même chose peut être dite à propos de la migration. Bien des facteurs peuvent pousser à migrer, depuis les événements politiques, comme dans le cas des Acadiens venus s’installer dans la plaine du Richelieu après 1760 (Dickinson dans FM) jusqu’au simple attrait exercé par la ville (Marcoux/St-Hilaire dans FM). Les modalités de la migration étaient variées. Il y avait d’abord la migration saisonnière, comme celle des engagés canadiens dans le commerce des fourrures. Cette pratique pourrait relever moins de la complémentarité avec l’agriculture de subsistance que de la volonté de ramasser un capital à investir dans la terre par la suite (Wien dans FM et MMLF). Il en était de même dans les pays de montagne en Europe : on allait travailler en ville ou faire du colportage pour payer les dettes familiales ou pour améliorer le patrimoine (Goy, Bonnain et Duroux dans FM ; Lorenzetti et Rémy dans MMLF). Puis il y avait les migrations à long terme, quand elles n’étaient pas définitives. Plusieurs, dans leurs articles, ont constaté qu’en l’espace de quelques décennies (au xixe siècle, en particulier), la migration a cessé d’être temporaire pour devenir permanente (Arrizabalaga dans FM et MMLF ; Rolley, Derouet et Vivier dans MMLF). Le temps a également apporté des changements dans l’appartenance sociale des migrants : les Bigourdins qui s’installaient à Paris en 1911 étaient plus nombreux et plus pauvres que leurs aînés vingt ans plus tôt (Bonnain dans MMLF).

Au coeur de la migration, on retrouve les stratégies familiales. Des stratégies qui, certes, ont dû se plier aux transformations économiques et technologiques, mais aussi aux volontés individuelles (Craig dans FM ; Fauve-Chamoux dans MMLF). L’important, c’était de protéger le patrimoine familial. Diverses stratégies furent mises à contribution. En premier lieu, les très nombreuses pratiques successorales telles que la dot, le cohéritage et même la vente aux enchères pour donner de l’argent aux enfants. Il fallait en outre dédommager ceux qui partaient, et en particulier ceux qui changeaient de continent (Foucrier et Head-König dans FM et MMLF ; Pélaquier, Duroux, Perrier et Rémy dans FM). D’autres stratégies furent également mises à contribution. C’est ainsi que certains membres de la famille pouvaient s’occuper de la terre, tandis que d’autres allaient en ville pour se procurer du capital. Dans cette perspective, la division sexuée des activités fut souvent déterminante (Fauve-Chamoux dans MF ; Lorenzetti, Dickinson, Arrizabalaga, Rémy dans MMLF). La solidarité familiale était cruciale ; émigrer, même pour un simple individu, relevait fréquemment d’une décision collective (Rolley dans MMLF). Et quand la migration n’était pas individuelle mais familiale, il fallait élaborer des stratégies tout aussi familiales d’implantation dans le territoire d’accueil, comme ce fut le cas à Lavaltrie au milieu du xixe siècle (Dessureault dans MMLF).

Au-delà des stratégies familiales, on doit tenir compte de l’organisation socio-économique : comment réagissaient les familles dans les villages où prévalaient les terres communales (Vivier dans MF) ? Existait-il un pouvoir communautaire dans les villages pouvant inciter à l’adoption d’une stratégie plutôt qu’une autre (Pélaquier dans MMLF) ? La diversité des conditions sociales et économiques des régions et même des villages est un thème qui revient sans cesse d’un article à l’autre. Il en est de même des milieux d’accueil. Y rencontre-t-on des institutions pouvant recevoir les migrants ? Qu’il suffise de penser aux entreprises commerciales lancées par les Auvergnats à Madrid pour faire prospérer leurs membres (Duroux dans MMLF) ; ou encore au rôle des seigneurs dans l’établissement des nouveaux censitaires en Nouvelle-France (Michel dans FM). Et, bien entendu, on ne saurait faire abstraction des inégalités sociales. Le niveau de fortune a fréquemment joué dans les pratiques successorales et migratoires. La présence ou l’absence de capitaux permet ou empêche l’émigration dans des régions éloignées (Head-König dans les deux ouvrages ; Marcoux/St-Hilaire dans FM ; Arrizabalaga, Dickinson et Dessureault dans MMLF). Enfin, n’oublions pas les différences culturelles dans le comportement des migrants, et en particulier dans les stratégies matrimoniales (Olson/Thornton dans FM).

On l’aura compris, ces deux livres offrent un éventail élargi de conditions et de pratiques. Ils ont le mérite d’avoir renouvelé le débat sur les activités sociales et économiques en milieu rural. Bien entendu, on pourra reprocher l’éparpillement des problématiques d’un article et d’un livre à l’autre. Plutôt que répartir leurs idées et informations sur deux articles, il n’aurait pas été mauvais que certains auteurs les rassemblent en un seul. Sans doute la formule des colloques suivis de la publication des actes est responsable de cette situation. Après tant d’années de rencontres de cette nature, le temps n’est-il pas venu de synthétiser l’impressionnante somme de connaissances amassées par cette équipe de chercheurs ?

En tout cas, souhaitons que cette belle aventure intellectuelle, riche de plus d’un quart de siècle d’existence, ne se termine pas de sitôt.