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Siècle de l’industrialisation et de l’urbanisation, le XIXe siècle est aussi celui du moi et de l’intime[2]. Dans un contexte où l’individu est plus que jamais noyé dans la foule, les écritures de l’intime explosent et constituent l’« ultime protestation contre la massification d’une société, qui semble effacer l’individu[3] ». Le XIXe siècle est ainsi l’âge d’or des journaux, des Mémoires, des autobiographies et des biographies.

Du fait de leurs spécificités, les Mémoires occupent une place particulière au sein des écritures de soi. Descendant de traditions aristocratiques[4], le genre mémorialiste est cependant loin d’être figé. Ainsi, dans leur article introductif au dossier sur les Mémorialistes québécois du XIXe siècle, Claude La Charité et Lou-Ann Marquis montrent que le genre des Mémoires est marqué par une « infinie variété » :

Les Mémoires québécois du XIXe siècle se caractérisent d’abord et avant tout par leur foisonnante diversité. Diversité de sources d’abord, mettant à profit les documents les plus divers : correspondances, archives, mémoire, tradition orale. Diversité de formes ensuite, qui couvre le large spectre qui va de la chronique historique au récit de soi, de l’apologie à l’autobiographie, en passant par la biographie d’un tiers, le récit d’enfance, la galerie de portraits, le livre de raison, le journal de voyage, les réminiscences éparses. Diversité de points de vue enfin, qui correspondent à autant de manières directes ou indirectes de représenter la tension entre le théâtre du monde et le rôle qu’y joue le sujet, individuel ou collectif[5].

Pour ces deux auteurs, la variété des Mémoires est le résultat de la variété des mémorialistes[6]. On remarque cependant que ces intimistes partagent quelques traits communs. Ainsi, dans l’inventaire de la littérature intime québécoise effectué par Yvan Lamonde, on recense, pour le XIXe siècle, 37 Mémoires, dont seulement 3 sont rédigés par des femmes[7]. De même, le dossier de la revue Voix et images dédié aux mémorialistes québécois du XIXe siècle fait la part belle aux hommes, puisque les seuls Mémoires féminin qui y sont étudiés sont ceux d’Eliza-Anne Baby[8]. On le voit, écrire ses Mémoires est plutôt une pratique masculine. C’est également une pratique élitiste. Effectivement, sur les 37 Mémoires que nous avons recensés chez Lamonde, la grande majorité est le fait de personnages qui appartiennent tous à une certaine élite, que ce soit par leur éducation, leurs pouvoirs politiques, économiques ou encore moraux[9]. L’exercice mémorialiste est donc constitutif d’un genre et d’une position sociale[10].

Au Québec, Lemire, Saint-Jacques et leurs collaborateurs ont également montré que les Mémoires relevaient d’une double revendication nationale : l’essor de l’histoire nationale d’une part et, d’autre part, la revendication d’autonomie de la littérature canadienne-française naissante ; double revendication qui donne lieu à la création d’un « panthéon formé de héros laïcs et religieux[11] ». C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le développement de la publication des écrits intimes de personnalités canadiennes-françaises au XIXe siècle. Parmi ces publications, la biographie, écrite par l’abbé Henri-Raymond Casgrain, d’Antoine Gérin-Lajoie fait figure d’hybride. À mi-chemin entre biographie, Mémoires et journal intime, cet ouvrage est en outre exemplaire. Il s’agit, en effet, de l’un des rares journaux intimes « internes », c’est-à-dire évoquant le moi de son auteur, recensé pour le XIXe siècle québécois[12].

Du fait de sa particularité, A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires a suscité l’intérêt des chercheurs. Dans la biographie qu’il consacre à ce personnage, René Dionne est le premier à tenter de circonscrire cette oeuvre en indiquant les dates d’écriture de Gérin-Lajoie et le processus de réécriture et de publication de Casgrain[13]. Il évoque notamment le sort des manuscrits de Gérin-Lajoie, entre la mort de l'auteur et leur publication par Casgrain. De même, un article d’Isabelle Lefebvre, portant sur la relation entre Henri-Raymond Casgrain et Alfred Garneau, témoigne de la place primordiale de ce dernier dans la publication d’A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires[14]. Lefebvre montre ainsi que le travail d’écriture de Casgrain a été collectif. Enfin, l’étude la plus poussée d’A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires est signée Manon Brunet. Dans un article, Brunet analyse aussi bien le contenu de cette biographie que les différentes « strates archivistiques » qui la composent[15]. Elle s’intéresse tout particulièrement à la façon dont l’abbé Casgrain s’y prend pour doter Gérin-Lajoie et son oeuvre d’une « mémoire sociale ».

En nous appuyant sur ces travaux, nous espérons contribuer ici à une meilleure compréhension de la manière dont plusieurs personnages (Gérin-Lajoie, Casgrain, Garneau et d’autres) en viennent à créer A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires. Pour parvenir à cet objectif, nous devrons déconstruire et reconstruire cette oeuvre, pour saisir ses modalités de constitution en plusieurs temps et à plusieurs mains[16]. On dégagera ainsi les différents moments de l’écriture, notamment l’écriture primaire de Gérin-Lajoie, peu étudiée jusqu’à présent, et le travail secondaire de coupes et restructurations réalisé lors de la publication de la biographie par Casgrain et ses petites mains. On s’intéressera aussi à un autre aspect peu analysé jusqu’ici : les relations entre Gérin-Lajoie et les différents artisans de ses « Mémoires » publiés, afin de mieux percevoir leurs intentions et le sens de leurs interventions.

L’abbé Henri-Raymond Casgrain et Antoine Gérin-Lajoie

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous semble important de présenter rapidement les deux personnages principaux d’A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires. Dans sa biographie sur Gérin-Lajoie, René Dionne nous donne de nombreux détails sur le parcours de ce personnage[17]. On apprend ainsi qu’Antoine Gérin-Lajoie est né en 1824, dans une famille de cultivateurs aisés de la région de Yamachiche. Il étudie au Collège de Nicolet, avant de se lancer dans des études de droit, tout en devenant journaliste à La Minerve. Il cherchera sa voie pendant quelques années avant de devenir fonctionnaire. Sa carrière atteint son apogée en 1856, lorsqu’il est nommé bibliothécaire adjoint de l’Assemblée du Canada-Uni. Deux ans plus tard, Antoine Gérin-Lajoie épousera Joséphine Parent, fille d’Étienne Parent. Il restera en poste à la bibliothèque jusqu’à son décès en 1882 à Ottawa. Toutefois, c’est pour sa contribution aux Lettres québécoises, et non pour sa carrière de fonctionnaire, qu’Antoine Gérin-Lajoie est surtout connu. Il a effectivement laissé plusieurs écrits, dont une tragédie (Le Jeune Latour, 1844), des romans (Jean Rivard, le défricheur canadien, 1862, et Jean Rivard, économiste, 1864) et divers essais (Catéchisme politique ; ou éléments du droit public et constitutionnel du Canada, mis à la portée du peuple, 1851, et Dix ans au Canada, de 1840 à 1850 ; histoire de l’établissement du gouvernement responsable, 1888). Il a également participé à la fondation de l’Institut Canadien de Montréal et à la création des revues Soirées canadiennes et Foyer Canadien.

De son côté, l’abbé Henri-Raymond Casgrain, considéré comme le « père » de la littérature canadienne-française, est un personnage ambigu mais central de cette histoire. Perçu comme le découvreur de nouveaux talents, le motivateur et le confident des écrivains, il a également largement contribué à les publiciser, notamment par ses Biographies canadiennes. À travers cette oeuvre, qui rassemble les biographies de huit personnages dont la plupart sont ses contemporains, soit Antoine-Sébastien Falardeau, Auguste-Eugène Aubry, Francis Parkman, Jules Livernois, François-Xavier Garneau, George-Bathélemi Faribault, Pierre de Sales Laterrière et Aubert de Gaspé (père), Casgrain fait office de « distributeur de gloire[18] », rôle qu’il semblait affectionner tout particulièrement. En outre, Casgrain est l'un des plus importants éditeurs de textes personnels à la fin du XIXe siècle et, à ce titre, il a publié le journal du marquis de Montcalm et le Journal du siège de Paris d'Octave Crémazie[19]. A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires qui, selon le point de vue, peut être perçu comme une biographie ou un texte personnel, entre dans l’un ou l’autre de ces genres.

Ce qui nous amène à nous interroger sur les liens unissant Gérin-Lajoie et Casgrain. En effet, on remarque que Casgrain connaissait souvent les personnages à qui il a consacré ses biographies. C’est par exemple le cas de Francis Parkman, dont on sait qu’il était son ami intime[20], ou de Philippe-Aubert de Gaspé, l’un de ses parents[21]. En outre, si Casgrain connaissait François-Xavier Garneau grâce aux cercles littéraires canadiens-français, il semble qu’il était surtout très lié à son fils, Alfred Garneau, devenu son véritable conseiller littéraire et son ami[22]. C’est également le cas de Gérin-Lajoie. En effet, on sait qu’Henri-Raymond Casgrain et Antoine Gérin-Lajoie se sont rencontrés à Québec à la librairie J. & O. Crémazie[23]. Rapidement, il semble que tous deux aient développé une certaine estime professionnelle, car ils ont participé, avec F. A. H. La Rue et J. C. Taché, à la fondation de la revue Soirées canadiennes en 1861[24]. Puis, en 1862-1863, à la suite d'un conflit au sein des Soirées, Casgrain, Gérin-Lajoie et d'autres membres fondateurs ont quitté le journal et sont devenus propriétaires-éditeurs du Foyer Canadien[25]. Encore une fois, leurs intérêts semblaient se recouper.

De professionnelle, leur relation apparaît ensuite évoluer vers davantage de sympathie. En effet, en 1869, Casgrain dédie son recueil de poésie Les Miettes : distractions poétiques à Gérin-Lajoie :

À mon ami A. Gérin-Lajoie. C’est à vous que je dédie ces vers, qui n’ont d’autre mérite que d’avoir charmé quelques heures de deux longues années de maladie ; à vous dont la touchante sympathie m’a fait tant de bien à l’âme durant cette cruelle épreuve. Aussi s’adressent-ils moins au poète charmant, à l’esprit délicat, qu’à l’âme sensible, à l’ami de coeur qui vivra éternellement dans le souvenir de l’auteur[26].

La réaction de Gérin-Lajoie scelle la déclaration d’amitié :

Quelle n’a pas été ma surprise en voyant que vous m’aviez dédié ce bijou poétique et typographique ! Je ne saurais trop comment définir ce que j’ai ressenti en lisant cette dédicace écrite, il est vrai, avec le coeur, mais en termes certainement trop élogieux. J’étais ému profondément de cette marque d’amitié, et malgré moi secrètement flatté de me voir ainsi proclamé publiquement votre ami, mais ce qui est certain c’est que j’étais tout confus de l’honneur que vous me faisiez et auquel j’étais loin de m’attendre[27].

Il est intéressant de noter que cette amitié était teintée de respect intellectuel. Dionne nous apprend ainsi que Casgrain sollicitait les conseils de Gérin-Lajoie sur ses écrits, tout en empruntant des livres à la bibliothèque du Parlement par son intermédiaire[28]. De même, Antoine Gérin-Lajoie parlait à l’abbé de ses projets littéraires[29].

Enfin, notre propre étude de la correspondance entre Casgrain et Gérin-Lajoie (vers 1870-1880) donne bien à voir une relation intime[30]. Si Gérin-Lajoie parlait effectivement littérature et travail avec Casgrain, il évoquait aussi fréquemment sa famille, ses amis, sa vie privée, en plus de lui faire des « confidences » où il disait tout de ses pensées et de ses émotions. Aussi, la rencontre entre Antoine Gérin-Lajoie et Henri-Raymond Casgrain a-t-elle donné lieu à une entente professionnelle. Mais plus que cela, on remarque que les deux hommes s'appréciaient et s'estimaient. C'est, vraisemblablement, sur cette base que leur amitié s'est fondée. De la sorte, le lien particulier qui les unissait permet de mieux comprendre le rôle qu'a tenu Casgrain dans le travail de publication des « Mémoires » de son ami défunt.

A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires paraît tout d’abord dans les Oeuvres complètes de Casgrain en 1885 (réimprimées en 1897), avant d’être édité séparément en 1886 (puis en 1912 et 1926)[31]. Nous avons travaillé à partir de l’édition de 1886, publiée à Montréal, par Beauchemin & Valois, et dont il existe une version numérisée[32]. Le texte d’A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires est complexe, car il mêle les écrits intimes personnels d’Antoine Gérin-Lajoie au travail de biographe d’Henri-Raymond Casgrain. C’est pourquoi plusieurs auteurs le considèrent comme une biographie d’Antoine Gérin-Lajoie[33].

Les textes personnels d’Antoine Gérin-Lajoie : formes et fonctions de l’écriture

En dehors du récit biographique de Casgrain (que l’on étudiera plus tard), A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires, est composé de 35 extraits tirés des écrits intimes d’Antoine Gérin-Lajoie qui proviennent essentiellement de deux sources, soit son « journal intime » et ses « Mémoires »[34].

Les « Mémoires » sont reconnaissables à leur caractère rétrospectif. Les 17 passages qui s’y rattachent, rédigés au passé simple et à l’imparfait, évoquent l’enfance et la jeunesse d’Antoine Gérin-Lajoie[35]. D’après René Dionne, citant Casgrain, Gérin-Lajoie aurait commencé à les rédiger à 20 ans, lors de sa sortie du collège en 1844, ou à 22 ans, en 1846[36]. Toutefois, le texte de Casgrain ne donne pas d’extraits antérieurs à 1849, ce qui incite Louvigny de Montigny, René Dionne et Manon Brunet à finalement retenir cette date[37].

En outre, la biographie d’Antoine Gérin-Lajoie, rédigée par son fils Léon Gérin, nous donne davantage d’éléments sur ces écrits rétrospectifs que Léon cite abondamment. On comprend ainsi que ceux-ci sont en fait composés d’au moins deux manuscrits : le premier est celui de 1849, quant au second, dénommé Souvenirs du Collège, il a été écrit plus tard, en 1858[38]. L’écriture plus tardive de ce texte visait sans doute à développer davantage cette période que Gérin-Lajoie percevait comme idyllique[39]. Une lecture attentive d’A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires paraît cependant révéler que Casgrain n’a pas, ou peu, tiré d’extraits de ce second manuscrit[40].

Concernant le « journal intime », écrit au présent et au futur et évoquant les événements vécus par Antoine au jour le jour, la datation est relativement plus simple. En effet, Henri-Raymond Casgrain indique, la plupart du temps, les dates, voire les lieux de rédaction des 17 extraits présentés. La première occurrence du journal date ainsi du 24 janvier 1849 et la dernière de 1865 (sans précisions de jour et de mois)[41]. Cela dit, si A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires ne comprend pas d’extraits postérieurs à 1865, il faut bien voir qu’une découverte récente aux Archives des Jésuites au Canada prouve qu’Antoine a en fait tenu son journal jusqu’en 1880 au moins[42].

Casgrain avait-il connaissance de ce journal plus tardif ? Si oui, pourquoi l’a-t-il délaissé ? Il est possible que le contenu du journal, relatif à la maladie de Gérin-Lajoie deux ans avant son décès, et son style sobre et factuel, aient contribué à le disqualifier. C’est d’autant plus probable, qu’A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires évoque un parcours vers le bonheur dont la fondation d'une famille constitue la clé de voûte[43]. Or, autour de 40 ans, date du dernier extrait de 1865, Antoine est marié et père de famille[44]. Il est aussi dans la fleur de l’âge. En comparaison, les paroles d’un individu vieillissant et malade devaient faire pâle figure.

Ce qui nous amène à nous intéresser de plus près à la structure de la biographie de Casgrain. Trois grandes périodes chronologiques ressortent ainsi de la lecture d’A. Gérin-Lajoie. D’après ses Mémoires. Les deux premiers blocs sont issus des « Mémoires ». Le premier correspond à une période heureuse où tout est possible. Il s'agit du récit de l'enfance et de la vie de collégien. La seconde période représente l'ascension sociale d'Antoine Gérin-Lajoie. C'est un moment difficile marqué par des échecs et des désillusions[45]. Enfin, le troisième bloc, qui provient essentiellement du « journal intime », regroupe les réflexions et les projets du diariste qui rêve de se marier, de fonder une famille et de devenir un « agriculteur instruit ». On observe un personnage, tiraillé entre son être et son paraître, cherchant à trouver sa place dans un monde qu’il ne comprend pas et dont il tente désespérément de trouver le sens[46]. Le moment fort de ce troisième bloc est la rencontre, puis le mariage, d’Antoine Gérin-Lajoie et de Joséphine Parent. Comme nous l'avons dit plus haut, cela constitue un aboutissement, A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires s'arrêtant rapidement après le mariage[47].

En cela, cet ouvrage livre une identité en devenir, devenir qui se déroule en trois temps. Le premier temps fait le lien avec le passé, et prend racine à l'extérieur du sujet. C'est la construction du sujet en tant qu'être distinct, mais affilié à une généalogie familiale (intégration de la parenté). Le second temps est celui de la création identitaire profonde du sujet. Elle est tournée vers l'intérieur. C'est le moment où Antoine Gérin-Lajoie se définit lui-même en tant qu'intellectuel canadien-français. Le troisième temps regarde le futur. C'est la constitution, par Antoine, de son identité de père de famille. Comme pour le premier temps, cela implique l'intégration d'éléments extérieurs, soit l'épouse et la filiation.

Cette réflexion autour de l’identité et du devenir est assez typique de l’écriture de soi. Françoise Van Roey-Roux explique ainsi que les récits intimes ont une fonction compréhensive en ce sens qu’ils relèvent de la quête de soi :

L’intimiste est […] à la recherche de son être véritable qu’il lui faut dégager de la gangue du quotidien. Il peut cependant se proposer comme un compagnon de route dans la reconstruction du passé ou dans le questionnement du présent. […] C’est donc la recherche de soi qui fonde en tout premier l’écrit intime[48].

Dans le cas de Gérin-Lajoie, cette recherche est double puisqu’elle passe, comme nous l’avons vu, par deux médiums qu’il utilise simultanément[49]. Casgrain nous en apprend davantage sur ce questionnement intime qui fait penser à une psychanalyse avant la lettre :

Le travail auquel Gérin-Lajoie se livrait […] n’avait pas interrompu l'étude psychologique qu'il faisait sur lui-même dans ses Mémoires. Les loisirs dont il jouissait alors lui permettaient même de s’appliquer avec plus de soin à cette espèce de vivisection où il mettait à nu toutes les fibres de son âme. Cette occupation était devenue pour lui une habitude, et il trouvait un plaisir délicat à se regarder ainsi mentalement, et à s’observer comme dans un miroir[50].

Et Antoine Gérin-Lajoie confesse lui-même : « Il n’y a rien de tel qu’un journal pour conduire à la connaissance intime de soi-même, de son caractère, de ses défauts… J’espère par ce moyen, qu’avec le temps, je parviendrais à m’améliorer[51]. » On le voit, Gérin-Lajoie écrit pour mieux se connaître, mais aussi pour se perfectionner. L’écriture intime est ici un but en soi tout autant qu’un outil.

Or, il est intéressant de noter que le destinataire des « Mémoires » tels que rédigés par Antoine, est justement sa famille, en particulier ses descendants. En ce sens, il ne souhaitait pas les rendre publics. Il nous dit ainsi : « Les confidences contenues dans ce cahier, [...] n'ont été écrites que pour mon utilité et pour l'instruction de mes enfants. Elles sont si intimes que si je n'ai pas le bonheur de laisser de postérité, elles devront disparaître avec moi[52]. » Il ajoute :

Mon but, en écrivant ces Mémoires, [...] est de laisser à mes enfants un souvenir du jeune temps de leur père. Je veux leur dire ce que j'ai fait, et ce que j'aurais voulu faire. Je leur ferais connaître mes regrets, afin qu'ils se les épargnent à eux-mêmes. Ils profiteront ainsi de mes erreurs et pourront tirer de ses lignes incohérentes des conseils qui serviront à les guider dans les sentiers difficiles que rencontre le jeune homme au début de sa carrière[53]

De la sorte, avec les « Mémoires », l'écriture pour soi revêt une fonction éducatrice et moralisatrice ; l'écriture est dirigée vers l'extérieur, le père se constituant en exemple et servant de modèle pour ses enfants. Antoine Gérin-Lajoie souhaite montrer la voie à suivre à sa progéniture. Il écrit donc tout autant pour les autres (sa postérité) que pour lui-même (analyse intime).

Cette volonté d’exemplarité du mémorialiste amène à réfléchir sur le degré de vraisemblance de ses écrits personnels[54]. Effectivement, alors que les écrits autobiographiques sont par essence construits, le mémorialiste ne va-t-il pas chercher à gommer certains événements, traits de caractère, etc., pour en mettre d’autres, plus flatteurs, en lumière ? Le sujet ne risque-t-il pas de pratiquer l’auto-censure ? Van Roey-Roux parle ainsi des « oublis volontaires qui ont pour but, par la suppression de certains faits, de créer l'image d'un être exceptionnel, à l'abri du quotidien fastidieux. À cela s'ajoutent les diverses formes de censures dictées par la honte, la pudeur, ou simplement la discrétion[55]. » De même, il faut se demander s’il est possible de censurer un journal qui est, en principe, la retranscription quotidienne des activités, des pensées, des humeurs, bref, de l’instantanéité de la vie de son auteur. Or, en dehors des non-dits conscients, plusieurs chercheurs ont dévoilé que le journal pouvait être sujet à un travail de réécriture, et donc de composition, recomposition[56]. Aux vues de ces différents éléments, on peut vraisemblablement penser que les « Mémoires » d'Antoine Gérin-Lajoie, tel que lui-même les a écrits, ont pu être altérés, involontairement et volontairement[57]. L'auteur s’est peut-être censuré, pour préserver son image, ou pour respecter l'intimité de ses proches. Malheureusement, les filtres imposés par les éditeurs, et la rareté des extraits ne nous permettent pas de déterminer avec précision la nature de la censure primaire.

Ce problème a toutefois le mérite de nous amener à réfléchir aux censures secondaires. Si les extraits des écrits intimes d’Antoine Gérin-Lajoie sont structurés autour de la recherche du bonheur et de la quête de soi, en vue notamment de servir de modèle pour ses enfants, il ne faut pas oublier que d’autres personnes sont intervenues au cours du processus d’édition et ont contribué à construire A. Gérin Lajoie. D’après ses mémoires. Aussi nous faut-il désormais nous attarder sur le travail de ces autres mains.

La publication des textes personnels et la création d’A. Gérin Lajoie. D’après ses mémoires

En dehors de Gérin-Lajoie, l’artisan principal d’A. Gérin Lajoie. D’après ses mémoires est le biographe Henri-Raymond Casgrain. De la sorte, sur les 178 pages du texte, 58 portent la marque de Casgrain, dont 15 rassemblées à la fin de l'ouvrage. Comme Manon Brunet l'a noté, le récit de Casgrain peut être divisé en deux : un récit neuf propre à l'édition de la biographie de Gérin-Lajoie et un récit plus ancien, tiré des « Silhouettes littéraires » que Casgrain écrivait sous le pseudonyme de Placide Lépine[58]. Des extraits de la silhouette d’Antoine Gérin-Lajoie sont ainsi intégrés dans la biographie à trois reprises[59]. La première apparaît aux pages 1 à 5, la seconde aux pages 23 à 25 et la dernière aux pages 172-175. Le premier et le dernier extrait servent respectivement d’introduction et de conclusion ; quant à la deuxième citation, elle est informative[60]. En dehors de ce texte, Casgrain a également rédigé un nouveau récit biographique pour structurer l’ensemble des citations issues des écrits personnels d’Antoine Gérin-Lajoie. Les interventions du biographe sont plus ou moins longues. Parfois, il se contente d’ajouter quelques phrases entre deux passages du « journal » ou des « Mémoires », pour donner un renseignement, commenter ou éclairer le texte de Gérin-Lajoie. D’autres fois, ses apports courent sur quelques pages. Casgrain va alors plutôt expliquer un fragment du parcours ou de l’histoire d’Antoine Gérin-Lajoie. Dans les deux cas, le texte de Casgrain a une fonction principalement structurante et explicative. C’est ce qui constitue l’essentiel de son travail de biographe.

Casgrain est aussi celui qui met en récit la vie de Gérin-Lajoie à travers le choix des extraits à retranscrire. Or, la présence des citations renseigne sur l'effort du biographe à ne pas altérer le récit original, sur son souhait d'exactitude par rapport aux textes intimes de Gérin-Lajoie. Casgrain est en outre transparent sur sa démarche quand il explique : « nous n'aurons, la plupart du temps, qu'à citer ses Mémoires, où il se peint lui-même bien mieux que nous ne saurions le faire[61] ». Casgrain présente ainsi son texte comme un copier-coller qui reprend mot pour mot la réalité vécue, puis mise par écrit, par Gérin-Lajoie[62]. Il exprime également sa réticence de biographe. Il parle ainsi de la culpabilité qu'il éprouve à livrer à la connaissance du public des textes que Gérin-Lajoie souhait garder privés :

Il est vrai que le seul projet de livrer à la publicité un journal intime a dû éveiller chez ceux qui étaient les dépositaires de ce précieux héritage, des scrupules auxquels nous-mêmes nous avons eu quelque peine à nous soustraire. Bien des fois notre attention s’est arrêtée avec une sorte d’anxiété sur les paroles que Gérin-Lajoie a placées en tête de ses Mémoires, qu'il tenait soigneusement sous clef et qu'il n'a jamais lus qu'à sa famille et à quelques amis[63].

Casgrain témoigne de la sorte de son sens moral. Son objectif de retranscrire fidèlement les mots de Gérin-Lajoie est scellé par sa pudeur de biographe.

Cependant, si la retranscription est fidèle, le travail de sélection des extraits pose question, parce qu’elle implique un choix. Une explication de Casgrain, tirée d’A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires, nous renseigne à ce sujet : « nous ne pourrons qu[e] donner des extraits [des manuscrits] ; car leur entière publication formerait la matière de plus d'un volume[64] ». On apprend ainsi que les écrits intimes d'Antoine Gérin-Lajoie n'ont pas été repris intégralement, mais bien qu'il y a eu une sélection.

Or, il faut bien voir qu’un certaine censure est apparue avant même que le biographe n’intervienne. Effectivement, René Dionne, qui a retracé le processus de réécriture des manuscrits au moment de leur publication par H. R. Casgrain, montre que les écrits intimes ont transité de main en main avant que Casgrain ne les récupèrent[65]. Il explique ainsi que, l'année suivant le décès d'Antoine Gérin-Lajoie, les manuscrits disparurent. Ils furent retrouvés chez Elzéar Gérin, l’un des frères cadets d’Antoine Gérin-Lajoie. Ce dernier les avait prêtés au juge Loranger, qui y effectua une première coupe. Dionne nous dit en effet que ce dernier a retranché des manuscrits « tout ce qu'il tenait à garder secret[66] ». Pourquoi Loranger a-t-il fait cela ? René Dionne ne nous le dit pas. On sait toutefois que Loranger était un ami intime d'Antoine Gérin-Lajoie. Tous deux se sont rencontrés au collège de Nicolet où ils partageaient la même passion pour la poésie[67]. Puis, lorsque de retour de son premier voyage aux États-Unis, Antoine s'installe à Montréal pour apprendre le droit et travailler à La Minerve, c'est d'abord dans la famille de Loranger qu'il loge[68]. De la sorte, il est probable que cette amitié ait conduit Thomas J. J. Loranger à craindre qu'Antoine ne révèle quelques faits privés, crainte qui pourrait être la cause de cette censure.

Toujours est-il qu'en juin 1883, c'est Elzéar qui possède les manuscrits, maintenant amputés. Ce dernier a donc eu deux fois les documents en sa possession : avant et après Loranger. Dionne ne nous donne aucun détail sur l'utilisation qu'Elzéar a fait des textes. Sans doute s'est-il contenté de les conserver, mais, sans informations supplémentaires, on ne peut pas exclure la probabilité que ce dernier y ait lui aussi fait des coupes.

Puis, en août 1883, René Dionne explique que Léon Gérin, préparant la biographie de son père, demande à son oncle de lui transmettre les manuscrits, pour documentation. A-t-il lui aussi raccourci les documents à cette occasion ? Là encore, rien ne nous permet de l’affirmer, nous ne pouvons que mentionner cette nouvelle éventualité. Enfin, Dionne indique que, quand Casgrain sollicite les manuscrits en 1884, c’est à Joséphine Gérin-Lajoie qu’il s’adresse. Son fils aura donc dû les lui remettre plutôt qu’à son oncle. Et donc, à nouveau, une coupe, cette fois-ci effectuée par l’épouse, a peut-être eu lieu. Toutefois, le fait que Joséphine considérait les écrits de son mari comme des « reliques » invite à la prudence[69]. Aurait-elle osé écourter des documents qu’elle percevait comme sacrés ? C’est peut-être pour cette raison que son fils l’a préférée comme gardienne, alors que son oncle, par son prêt malheureux, avait justement conduit à un élagage pur et simple des manuscrits. C’est d’autant plus vrai que la circulation des manuscrits de Gérin-Lajoie a aussi entraîné la perte d’une partie du texte. René Dionne note effectivement que, lorsqu’Elzéar Gérin récupère les documents prêtés à Loranger, une section du texte, distincte de ses coupes, est manquante[70].

De la sorte, en 1884, quand Casgrain réclame les écrits personnels d’Antoine à Joséphine Gérin-Lajoie, ils sont déjà amputés. Joséphine lui fait cependant parvenir le manuscrit accompagné de toutes sortes de documents, dont les Souvenirs du collège et le journal de voyage d'Antoine aux États-Unis (1851-1852). Vers mai 1885, Casgrain, qui a terminé une première ébauche d’A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires, soumet son texte à Alfred Garneau[71]. Ce dernier, après l’avoir lui aussi fait circuler parmi ses amis, suggère des modifications à Casgrain :

J’ai consulté Sulte, De Celle et Joseph [Taché] sur certains passages, entres autres celui qui roule sur le mariage. Leur avis est qu’il faut retrancher tout ce qui est par trop naïf ; il serait si facile de tracer, avec toutes ces réflexions risibles, une charge, une caricature de Lajoie ! Ce qu’il faut conserver, ce sont les pensées utiles et les observations envieuses[72].

On ne sait pas si Casgrain a suivi ses recommandations. René Dionne nous explique seulement que « Casgrain en tient compte partiellement », sans plus de précisions[73]. En outre, Dionne indique que Casgrain a ensuite sollicité l'avis du frère d'Antoine, Elzéar, qui aurait approuvé son texte[74]. En septembre 1885, le texte de Casgrain est prêt[75].

On le voit, Henri-Raymond Casgrain a reçu de l’assistance dans la sélection des passages à retranscrire, et donc dans la création de sa biographie. Nous sommes face à un choix multiple, où plusieurs personnes sont intervenues, et ce, à plusieurs niveaux. Il est intéressant de noter que Casgrain ne fait pas appel à n’importe qui. En dehors du propre frère d’Antoine Gérin-Lajoie, il s’adresse à l’un de ses proches amis : Alfred Garneau. Si l’on ne connaît pas les circonstances de la rencontre entre Gérin-Lajoie et Garneau, tous deux se sont vraisemblablement connus au Parlement ou par le groupe informel de l’École patriotique de Québec, deux cercles qu’ils fréquentaient. Selon Paul Wyczynski, ils seraient ensuite devenus amis, ce que tend également à montrer notre analyse (en cours) de la sociabilité des Gérin-Lajoie[76]. On sait par ailleurs qu’Alfred et Antoine entretenaient une correspondance[77]. Or, on a vu plus haut qu’Alfred, tout comme Antoine, était aussi un intime de l’abbé Casgrain. Nous sommes donc face à un trio amical[78]. Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi c’est vers Garneau que Casgrain se tourne.

L’intervention de Garneau, et des autres personnages qu’il a sollicités, est intéressante dans la mesure où elle nous en apprend davantage sur les critères de sélection des extraits à retenir. On comprend ainsi que le but de la publication d’A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires est de dresser un portrait élogieux de cet homme de lettres, en retirant les « réflexions risibles » et les méditations naïves. Doit-on comprendre que les écrits intimes de Gérin-Lajoie en regorgeaient ? Difficile à dire. Toutefois, la volonté de conserver les « pensées utiles et les observations envieuses » indique que l'ouvrage veut présenter Antoine Gérin-Lajoie comme un intellectuel et un observateur de son époque. Plus encore, on note une visée morale et éducative :

Les] mémoires [de Gérin-Lajoie] renferment de telles beautés morales qu’en les découvrant, un cri vous échappe : « C’est l’être le plus parfait que j’ai connu dans la création » !.. Mais personne assurément ne l’a surpassé en noblesse d’âme, & n’est-ce pas là le grand côté humain ? Quel modèle à nous dévoiler à cette heure mauvaise où il semble que tout se dérègle[79] !

Or, ce souci pédagogique, partagé par Casgrain et Garneau, rejoint l’objectif que Gérin-Lajoie s’était lui-même fixé dans son écriture intime[80].

On s’aperçoit aussi que le texte de Casgrain est construit autour du caractère d’Antoine Gérin-Lajoie, et, plus précisément, autour de sa quête d’utilité. Manon Brunet indique ainsi que « dans l’écriture intime, Gérin-Lajoie s’avère le prototype même du Canadien errant qui tergiverse sans cesse sur son “utilité” sociale[81]. » La question que l’on peut se poser est : ce trait de caractère transpire-t-il des écrits intimes de Gérin-Lajoie, ou est-ce Casgrain qui en a fait le point focal de sa biographie ?

Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter que cette particularité est typique des biographies d’Henri-Raymond Casgrain. Lemire et Saint-Jacques ont effectivement montré que ses biographies ont toutes une structure similaire en ce sens que « [chacune] adopte la construction du modèle canonique qu’a déjà utilisé Ferland. Le biographe cherche quelque “trait” représentatif, telle la timidité qu’il attribue à François-Xavier Garneau, puis il s’attarde longuement à l’oeuvre[82]. »

Et la réflexion sur l’oeuvre du biographié est aussi présente dans A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires. Dans les dernières pages du texte, Casgrain devient ainsi critique littéraire. Il présente Antoine Gérin-Lajoie comme un acteur de la « révolution intellectuelle[83] », et comme l’un des agents du développement de la « littérature canadienne[84] ». Casgrain revient également sur le plus grand succès d’Antoine Gérin-Lajoie : Jean Rivard[85]. Or, comme Manon Brunet l’a montré, l’analyse du roman devient un prétexte, que Casgrain utilise pour établir une fusion entre l’auteur et son oeuvre[86]. Le biographe indique ainsi :

Les Mémoires de Gérin-Lajoie nous livrent les secrets de [la] conception de [Jean Rivard]. N’ayant pu réaliser dans sa vie cet éternel rêve de Cincinnatus à la charrue, dont l’image séduisante fuyait toujours devant lui comme le mirage du désert, il a voulu l’incarner dans une oeuvre de prédilection, la revêtir d’une forme tangible dont l’apparition fût une jouissance pour lui-même et un encouragement pour les plus vaillants de ses compatriotes, les défricheurs des bois[87].

Un peu plus loin, il explique encore :

Les Mémoires de Gérin-Lajoie sont remplis de passages où il exprime ses idées sur la culture de la terre et sa prédilection pour ce genre de vie. L’état d’agriculteur lui semblait le plus normal, le plus rationnel qui soit au monde, celui qui se prête le mieux au développement physique, intellectuel et moral de l’homme[88].

Finalement, pour Casgrain, « sans y penser, Gérin-Lajoie s’est peint lui-même dans Jean Rivard, avec son âme exquise, son patriotisme, son honnêteté, sa droiture, son désintéressement, en un mot tel que ses Mémoires nous le révèlent, le meilleur des hommes[89] ».

Voilà qui résume parfaitement le projet biographique de Casgrain : montrer que son ami était le « meilleur des hommes » en le laissant parler de lui-même, c’est-à-dire, en le laissant se dévoiler naturellement par ses propres écrits intimes[90]. Ce n’est pas Casgrain qui présente Antoine Gérin-Lajoie comme quelqu’un de fondamentalement « bon[91] », mais bien ce dernier, qui l’est tout simplement, et encore mieux, sans le savoir. Le travail de sélection des extraits intimes et de mise en récit effectué par Casgrain et ses petites mains se fait oublier. L’illusion est parfaite.

Conclusion

Les écrits intimes de Gérin-Lajoie, tels que retranscrits et structurés par Casgrain et ses aides ne donnent-ils à voir que leurs points de vue sur la vie de ce personnage ? N’a-t-on accès qu’à une image fantasmée, idéalisée, partielle de cet intellectuel canadien-français ? Cette source n’est-elle qu’un miroir déformant des manuscrits originaux ? Mais dans tous les cas, n’est-ce pas le problème, ici amplifié par les multiples interventions externes, que tout écrit intime pose au chercheur ? Malheureusement, il faut bien reconnaître que, dans ce cas précis, cela est d’autant plus gênant que presque tous les manuscrits originaux sont perdus, et demeurent à ce jour introuvables[92].

Toutefois, malgré sa complexité et les questionnements que sa construction suscite, A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires reste une source pertinente en histoire. On y trouve en effet des propos et des réflexions d’Antoine sur sa vie, ses rêves et son milieu qui demeurent uniques et donc précieux pour la recherche. Plusieurs extraits dévoilent ainsi une personnalité riche, sensible, critique et faisant notamment preuve de beaucoup de recul par rapport aux moeurs de son époque. On trouve également en filigrane dans cet ouvrage la problématique de l’ascension sociale, de l’inscription dans des réseaux littéraires et parlementaires, du clivage ville/campagne, etc. En cela, A. Gérin-Lajoie. D’après ses mémoires est une source au vaste potentiel : histoire de la famille Gérin-Lajoie, histoire de la bourgeoisie et des élites, histoire des mentalités et, bien sûr, histoire de la littérature intime et de la littérature québécoise. Et il ne s’agit là que de quelques-uns des domaines que son utilisation pourrait enrichir.