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Il est de ces écrivains dont l’oeuvre, pourtant significative au moment de sa publication, ne justifie ni réédition ni relecture. Parmi ces écrivains qu’on dit « mineurs », quelques-uns ont pourtant joué un rôle décisif dans l’histoire littéraire, soit qu’ils aient contribué à une mutation majeure des pratiques d’écriture, soit qu’ils aient été parmi ces personnages qui ont animé la vie littéraire de leur temps. L’on ne saurait comprendre l’existence de la littérature sans les prendre en considération au risque de faire de celle-ci une pratique éthérée sans ancrage sociohistorique. L’étude biographique devient alors un mode de saisie utile pour faire apparaître, au-delà de ces quelques sommets que sont les écrivains dont l’oeuvre est consacrée, l’activité du champ littéraire qui les a rendus possibles. L’ouvrage que Marie-Pier Luneau consacre à Louvigny de Montigny est de cette nature. Elle le reconnaît d’emblée : « Poète, dramaturge, auteur de contes, force est d’admettre qu’il n’a pas réussi à s’imposer à la postérité. Aucune de ses oeuvres n’a été rééditée depuis leur publication : aussi bien dire que Louvigny de Montigny fait partie au regard de l’histoire de ces auteurs mineurs, voire marginaux » (p. 20). Et pourtant, affirme-t-elle du même coup, à défaut de l’oeuvre, le personnage mérite une étude : « il avait développé pour les lettres une vision, si ce n’est un rêve : celui de faire du métier d’écrivain une véritable carrière » (p. 16).

Écrivain de deuxième génération, après son père, le juge Benjamin-Antoine, Louvigny Testard de Montigny habite les premières décennies du XXe siècle. Il y est étudiant en droit à l’Université, membre de l’École littéraire de Montréal, journaliste à La Presse puis aux Débats, dont il est un des fondateurs, avant de s’installer à Ottawa, où il occupe un poste de traducteur à la Chambre des communes puis au Sénat. Il laisse une première marque dans l’histoire littéraire du Québec en devenant, en 1913, le premier éditeur canadien de Maria Chapdelaine, le roman de Louis Hémon qu’il a découvert dans les pages du Temps, où il était publié en feuilleton. Et, surtout, de 1904 à sa mort en 1955, il mène une lutte sans répit contre la contrefaçon littéraire et le pillage des droits d’auteur.

Il y a certes là une trajectoire qui mérite attention, à la fois pour identifier le projet du personnage et la nature de son investissement dans le champ littéraire et pour mesurer l’échec de l’écrivain. Ce qui intéresse Marie-Pier Luneau, codirectrice du Groupe de recherche sur l’édition littéraire au Québec de l’Université de Sherbrooke, auteure de travaux remarqués sur la pseudonymie littéraire, est toutefois bien plus l’histoire du livre, à travers la trajectoire de Montigny, en particulier au regard de la question du droit d’auteur et de ce qu’elle révèle des transformations du statut de l’écrivain à l’époque : « Il importe désormais de reconstituer les strates et d’étudier les enjeux, étape après étape, de cette lutte pour l’amélioration du statut de l’écrivain canadien, lutte qui est intimement liée à un changement de culture dans la façon dont les auteurs eux-mêmes appréhenderont leur métier » (p. 17).

Il faut dire que Louvigny de Montigny est un personnage qui ne manque pas de panache. Dans la préface à Antoine Gérin-Lajoie, Victor Morin écrit que la langue française « n’a pas de paladin plus galant » que lui (p. 16). Fortement doté du point de vue du capital culturel, portant un nom et surtout un prénom qui ne manquent jamais d’étonner, il amorce sa carrière « sous le sceau de l’engagement [qui se manifeste] à travers un réseau de sociabilités tentaculaire ou par l’adoption de positions tonitruantes » (p. 11). Encore étudiant, il forme avec des amis le Groupe des Six-Éponges, une bohème littéraire, une bohème « autoproclamée » comme l’a rappelé Antony Glinoer (2010), par ces jeunes « fils de bonne famille, issus des classes aisées » (p. 26) qui se réunissent dans le grenier de la famille de Montigny ou dans les tavernes du Quartier latin. Premier secrétaire de l’École littéraire de Montréal, il y rédige ses procès-verbaux empreints de lyrisme et d’humour, alors que ses poèmes, qui paraissent dans Le samedi ou Le monde illustré, restent scolaires et de peu d’intérêt. Dès le début de sa carrière – on le lit dans les procès-verbaux de l’École littéraire de Montréal dès février 1899 – « Montigny souhaite que le regroupement parraine une campagne en faveur de la protection de la propriété intellectuelle afin d’éradiquer le piratage dans les journaux » (p. 31). Telle position l’entraîne à favoriser toutes les formes de regroupement d’écrivains, depuis l’Association des journalistes canadiens-français (1905) jusqu’à la Société des écrivains canadiens (1936), en passant par la Canadian Authors Association (1921).

Sa position sur la littérature canadienne-française – les questions sont alors celles de son existence, de sa valeur et des orientations qu’elle doit suivre – reste toutefois ambivalente. Elle fluctue entre les formes bourgeoises qu’il pratique au théâtre avec un certain bonheur (on pense à des pièces comme Je vous aime ou Les Boules de neige), les formes symbolistes qu’il tente mais échoue à maîtriser dans ses poèmes et une certaine visée folklorisante qu’il serait cependant exagéré de qualifier de régionaliste. Maria Chapdelaine, le roman de Louis Hémon, représente pour lui une position de compromis entre le régionalisme et l’exotisme, car « [il] répond à des critères esthétiques universels ET s’inspire de la réalité canadienne : il s’agit d’un compromis exemplaire » (p. 40). Ainsi Montigny, qui a lu le roman dans les pages du Temps de Paris, entre en contact avec la famille Hémon et convainc un imprimeur montréalais d’en imprimer 1200 exemplaires (dont 300 sont destinés au marché français, 200 doivent être achetés par le gouvernement du Québec). Le tirage s’écoule très lentement. L’accueil de la critique reste discret jusqu’en 1921, c’est-à-dire jusqu’à ce que Bernard Grasset réédite le roman à Paris et en fasse ainsi le premier best-seller de l’édition française moderne. Montigny soutiendra par la suite, à l’Université de Montréal, une thèse sur dossier publiée en 1937 sous le titre La revanche de Maria Chapdelaine. Ce faisant, il s’est néanmoins constitué en éditeur au sens moderne, c’est-à-dire en intermédiaire entre l’auteur et un public. On notera la modernité du geste néanmoins, celui d’éditer un roman et de l’« ériger en véritable archétype de ce que doit être la littérature canadienne » (p. 38-39).

En 1906, dans la cause qui oppose l’écrivain français Jule Mary à l’éditeur canadien Barthélemy Hubert, Montigny obtient un premier jugement qui certifie que le Canada est lié à la Convention de Berne, que cette Convention a préséance sur le Copyright Act de 1886 et que, de ce fait, les oeuvres étrangères y sont protégées. Par la suite, Montigny ne manquera pas de le rappeler, d’abord aux propriétaires de journaux, éditeurs et directeurs de théâtres, ses cibles principales, qui croient pouvoir reproduire librement les textes étrangers, ensuite aux écrivains canadiens, souvent trop heureux d’être imprimés et parfois lus et qui négligent de signer les contrats d’édition appropriés. C’est à ce titre qu’il devient le premier représentant au Canada de la Société des gens de lettres et la Société des auteurs et compositeurs dramatiques de France, ce qui l’amène à gérer notamment la tournée de Sarah Bernhardt en 1911. Avec ses collègues, l’avocat Aimé Geoffrion, le journaliste Jules Helbronner (qui est aussi son beau-père) puis l’agent-contrôleur Paul-Émile Senay, il surveille les intérêts des auteurs français au Canada, rappelant les uns et les autres à l’ordre et intentant les procès nécessaires (on lui compte quelque 480 actions en justice sur ces questions). Si efficace est son système de gestion et de surveillance que, au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Séquestre des biens ennemis, qui l’autorise à poursuivre son travail de perception des droits d’auteur, va s’inspirer de ses méthodes.

L’ouvrage de Marie-Pier Luneau soulève ainsi plusieurs questions importantes bien qu’il ne les traite pas toutes avec un égal intérêt. L’auteure se replace dans une époque qui s’interroge sur la fonction et le métier d’écrivain, et elle observe un changement dans le modèle de carrière : « [Je] n’ai pas assez d’amour-propre pour tenir le moins du monde à mes productions littéraires », affirmait encore [Philippe Aubert] de Gaspé. Or, ce que l’oeuvre de Montigny permet d’observer est précisément le passage d’une pratique littéraire encore conçue comme un passe-temps vers une activité de type professionnel incarnée par l’écrivain qui désire faire carrière, vivre de sa plume et obtenir rétribution. Tel enjeu n’est pas sans soulever du même coup la question, peu déployée ici cependant, de la modernité littéraire et culturelle, c’est-à-dire celle d’une pratique autonome de l’art d’écrire, détachée des impératifs de la religion, de la politique et du marché, qui se lit déjà en 1899 dans la devise du journal Les débats : « Journal populaire ni vendu ni à vendre à aucune faction politique ».

Il y aurait eu lieu de mesurer l’échec de l’écrivain, polygraphe alors que la modernité exige la spécialisation, bourgeois alors que la modernité exige la rupture avec le monde, vraisemblablement trop préoccupé par le succès immédiat voire par le succès financier pour atteindre l’oeuvre véritable. L’on ne reste pas indifférent devant la position que soutient de Montigny sur la littérature nationale, qui montre une réticence certaine devant les débats contemporains sur la littérature et une méconnaissance des oeuvres plus modernes : outre le fait qu’il offre à la communauté littéraire un roman français pour modèle, il publie ses propres ouvrages à Toronto (ainsi le Antoine Gérin-Lajoie, en 1925), écrit des textes dramatiques pour le Canadian Folksong and Handicraft Festival (1927-1931), cherchant alors à développer des formes de tourisme qui puissent « mettre en dialogue les cultures francophone et anglophone » (p. 51) du Canada, textes qu’il publie dans L’épi rouge et autres scènes du pays de Québec (1953), ce qui le place dans un porte-à-faux passéiste avec la littérature telle qu’elle s’écrit alors.

Enfin, Luneau insiste peu sur le travail du traducteur et sa présence à Ottawa, où il participe aux rencontres et travaux du groupe des Sept, formé en 1943. Elle en convient et appelle à poursuivre ce travail en interrogeant les « formes de capital [que] peuvent obtenir » (p. 209) ces fonctionnaires et historiens qui oeuvrent en marge du centre culturel qu’est Montréal, mais aussi sans doute en prenant acte de leur rôle dans la formulation des politiques culturelles qu’adoptera le gouvernement fédéral dans les suites du Rapport Massey. On aura compris que ce qui intéresse Marie-Pier Luneau n’est pas la vie, mais la trajectoire, aussi singulière que paradoxale, qui a entraîné Louvigny de Montigny dans cette lutte, menée pendant cinquante ans, à la défense des intérêts des écrivains et compositeurs. Elle lève ainsi le voile sur une période vraiment trop peu étudiée des lettres québécoises et montre l’ampleur des recherches qu’il reste à poursuivre.