Article body

En publiant L’épée et la plume, Arnaud Balvay met à la disposition des lecteurs sa thèse de doctorat, soutenue en cotutelle à l’Université Laval et à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne en 2004. Partant du constat qu’entre la fin du xviie siècle et la Conquête, les troupes de la Marine et les Amérindiens entretinrent des rapports quotidiens autour des forts des Pays d’en Haut et de la Louisiane, l’étude apporte un éclairage original sur l’histoire des relations franco-amérindiennes. La question centrale qui intéresse son auteur « revient à se demander s’il existait ou non une forme particulière de solidarité entre soldats français et Amérindiens et si nous pouvons parler ou non de cohésion sociale au sein des sociétés des forts » (p. 16).

L’ouvrage se divise en trois parties et dix chapitres, eux-mêmes abondamment subdivisés – l’effet est plutôt maladroit et force est de constater que l’étude aurait tiré profit d’un bon « déthèsage ». En première partie, l’auteur replace la société des forts dans son contexte historique en traçant le développement de la politique coloniale et en décrivant l’établissement de postes de traite, puis de forts militaires, dans les Pays d’en Haut et en Louisiane. Ces forts sont habituellement érigés à proximité d’un ou de plusieurs villages autochtones ; lorsque ce n’est pas le cas, ce sont les commandants qui invitent leurs alliés à s’établir dans les alentours. À l’aube du xviiie siècle, le ministère de la Marine inaugure une politique dite « de la forteresse » visant, au moyen d’un archipel de forts, à asseoir la souveraineté française sur l’intérieur du continent et à contrecarrer l’expansion anglo-américaine. En dépit des ambitions et des revendications françaises, les Amérindiens demeurent les véritables maîtres du territoire ; ils servent d’hôtes aux militaires.

Les forts étaient des centres des relations franco-amérindiennes. Les deux parties restantes de l’ouvrage explorent les liens qui s’y tissèrent entre officiers, soldats et autochtones et montrent les structures de la « société des forts ». L’auteur prend soin de dresser l’inventaire des préjugés contre « l’Autre », véhiculés par les Français ainsi que par les Amérindiens. Cela dit, acculturation, métissage culturel et interdépendance sont ici à l’honneur. Aux chapitres diplomatique et militaire, les officiers et soldats des troupes de la Marine doivent se plier aux usages autochtones. Représentants du père Onontio, les commandants français s’imposent toutefois comme arbitres ; ils intègrent la chefferie et cherchent à la manipuler en distribuant des présents et des distinctions honorifiques (médailles, hausse-cols, commissions). Divers rituels d’adoption – dont le tatouage et le baptême – établissent et renforcent des liens de parenté fictifs et réels. Ceux-ci se nouent aussi dans l’intimité des liaisons amoureuses et sont solidifiés par les naissances qui en résultent. La traite des fourrures et les échanges quotidiens des produits de première nécessité contribuent eux aussi à rapprocher Français et Amérindiens.

Les liens qui les unissent, solides dans l’ensemble, sont de temps en temps mis à l’épreuve. En effet, l’auteur constate que si certains forts affichent une cohésion sociale relativement solide (chez les Alibamons, les Natchitoches, les Arkansas et à Ouiatanon), ailleurs elle demeure particulièrement fragile (à Détroit, par exemple, où se côtoient plusieurs nations amérindiennes aux intérêts divergents ; ou bien chez les Natchez, où les Français s’approprient rudement des terres et encouragent l’endettement autochtone).

L’influence de l’Autre transparaît, à des degrés variables, à peu près partout. N’empêche que les Amérindiens de la Louisiane et des Pays d’en Haut parviennent, en raison de leur poids démographique, à imposer leurs exigences culturelles beaucoup plus facilement que leurs voisins français. Aussi l’auteur conclut-il à « l’indianisation » des militaires postés dans les forts de l’intérieur. À l’instar de Gilles Havard et de plusieurs autres chercheurs, Arnaud Balvay vient ainsi critiquer la thèse du Middle Ground de Richard White. Alors que ce dernier suggère qu’une culture intermédiaire franco-amérindienne se développa dans les Pays d’en Haut, L’épée et la plume s’achève sur l’idée que la société des forts fut « une société composée d’éléments mixtes ayant des cultures différentes et vivant selon un mode autochtone » (p. 285).

Le grand intérêt de cette étude, c’est qu’elle met en lumière la société des forts. La rareté et l’irrégularité des sources ne permettant pas une analyse exhaustive et systématique de ces milieux, l’auteur a choisi de multiplier les angles d’approche, puisant dans de nombreux fonds d’archives et faisant appel à une diversité d’historiens et de théoriciens. Il est cependant regrettable qu’il ait choisi de limiter sa conception de la société des forts aux seuls autochtones et militaires. S’il est vrai que ceux-ci étaient des interlocuteurs privilégiés, il n’en demeure pas moins que les missionnaires, les marchands, les voyageurs et les colons – en somme, ceux qu’on désignerait de nos jours comme des « civils » – faisaient partie intégrante de la société des forts. L’épée et la plume présente une vision incomplète et, par conséquent, trompeuse de cette société.

L’étude ne répondra pas aux attentes des spécialistes pour d’autres raisons encore. On s’étonne, par exemple, de constater que l’esclavage amérindien, dont Brett Rushforth a souligné l’importance déterminante dans l’histoire de la Nouvelle-France, ne fasse ici l’objet que de quelques maigres paragraphes. Autre exemple : la section de l’ouvrage consacrée à la petite guerre (qui a auparavant fait l’objet d’une publication dans Alain Beaulieu, dir., Guerre et Paix en Nouvelle-France, Sainte-Foy, Éditions GID, 2003) s’attarde exclusivement aux conflits franco-iroquois et franco-britanniques. Une analyse axée sur les campagnes menées contre les Renards et les Chicachas, qui sont curieusement peu évoquées dans L’épée et la plume, aurait sans aucun doute apporté un éclairage plus original et plus utile à notre connaissance des relations franco-amérindiennes dans les Pays d’en Haut et en Louisiane.

Enfin, je me permets de clore ce compte rendu avec un plaidoyer en faveur d’une histoire de la Nouvelle-France qui entre allégrement en dialogue avec celle des autres espaces coloniaux. Une étude comme celle-ci, notamment, aurait gagné à évoquer les presidios, ces forts espagnols du Nouveau-Mexique et de la Floride. D’une part, la riche historiographie des presidios et des borderlands hispano-américains aurait servi d’inspiration méthodologique et interprétative complémentaire. D’autre part, une analyse comparative, même rapide et reléguée aux notes infrapaginales, aurait permis de cerner les spécificités éventuelles de la société franco-amérindienne des forts.