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Constitués en domaine de recherche à partir des années 1970 avec la parution de Pleins feux sur la littérature de jeunesse au Canada français (1972) de Louise Lemieux et La littérature de jeunesse au Canada français (1972) de Claude Morin, les écrits pour la jeunesse représentent aujourd’hui sans contredit un volet prometteur des études littéraires. Comme en témoigne l’ensemble de ses travaux, l’apport de Françoise Lepage au champ de la littérature québécoise pour la jeunesse est majeur. Au moyen d’une étude comptant plus de 800 pages, Lepage livre un ouvrage fort bien documenté au sein duquel elle examine l’ensemble de la production littéraire pour la jeunesse depuis les origines — qu’elle situe en 1920, au moment du lancement de la revue L’Oiseau bleu — jusqu’à aujourd’hui. Compte tenu d’une dénomination qui prête parfois à confusion, l’auteure prend soin de définir dès l’introduction ce qu’elle entend par « littérature pour la jeunesse ». Il s’agit à la fois de « livres édités dans des collections pour la jeunesse mais écrits pour un vaste public, [d’oeuvres] écrites spécifiquement à l’intention des jeunes et [d’oeuvres] littéraires qu’on fait lire aux jeunes dans les établissements d’enseignement » (p. 24-25). Suivant cette définition, on comprend pourquoi les textes pour la jeunesse sont si souvent associés au champ de grande production de la littérature dite populaire.

Tel que le précise l’auteure, l’objectif est de réaliser une analyse historique tissant des liens étroits et significatifs entre les oeuvres littéraires et leur contexte de production, entendu ici dans le sens de phénomènes sociaux et culturels. L’ouvrage est composé de neuf chapitres parmi lesquels les deux premiers effectuent en quelque sorte la préhistoire de la littérature pour la jeunesse. Lepage identifie en effet les premières lectures à caractère religieux prescrites aux enfants au début de la colonisation, les livres européens importés pour les jeunes à partir de la Conquête, les manuels scolaires imprimés au pays au xviiie siècle, les oeuvres canadiennes pour adultes distribuées sous forme de prix scolaire dès la fin du xixe siècle sans oublier les produits de la tradition orale (conte, légende, chanson, comptine) ayant contribué à définir l’imaginaire enfantin. Autant de manifestations culturelles qui démontrent l’évolution des perceptions de l’enfance et qui illustrent surtout la richesse du sujet examiné par l’historienne.

Les autres sections explorent à divers degrés les contenus des oeuvres littéraires pour la jeunesse. On y traite notamment des premiers romans historiques parus dans L’Oiseau bleu, puis des biographies et des hagiographies, de la littérature pour adolescentes, des romans policiers et de science-fiction, des romans du scoutisme, du documentaire, de la bande dessinée, des albums, etc. Une partie de l’étude est consacrée à la production contemporaine composée de mini-romans et de romans parus depuis les vingt dernières années. Mentionnons qu’un chapitre porte spécifiquement sur la production que la francophonie hors Québec destine à la jeunesse. Reste qu’aux yeux du spécialiste, la partie la plus représentative de la recherche demeure celle où on s’attarde à la production littéraire destinée au jeune lecteur entre 1920 et 1998.

Faut-il le rappeler, les débuts du livre pour la jeunesse coïncide avec la création de la revue L’Oiseau bleu par la Société Saint-Jean-Baptiste en 1920. Comme l’indique l’auteure, les premières publications de la revue sont des romans parus sous forme de feuilleton. Les textes, dont le but est d’inculquer les valeurs collectives nationalistes et religieuses véhiculées par l’élite dirigeante, reflètent un contexte idéologique particulier. Que l’on songe au cycle de Perrine et Charlot, de Marie-Claire Daveluy, posé à bien des égards comme une oeuvre fondatrice. Force est de reconnaître que le roman inaugural, Les aventures de Perrine et Charlot paru en 1923, ouvre la voie aux récits subséquents. L’action se situe en 1636 et met en scène deux jeunes orphelins qui se sont embarqués clandestinement sur un navire en direction de la Nouvelle-France. En fuite, Perrine et Charlot sont présentés comme des modèles de courage qui contribuent à recréer un passé glorieux. Animé d’un souffle épique, le roman promeut le patriotisme et entreprend d’intéresser les jeunes à l’histoire de la Nouvelle-France à l’époque des guerres iroquoises. L’auteure note avec justesse que Daveluy puise à même les Relations des jésuites les éléments historiques qui émaillent ses fictions.

Lepage examine un corpus littéraire vaste et diversifié qu’elle ramifie et thématise suivant les décennies et les genres. Selon l’auteure, la création de Communication-Jeunesse en 1971 marque l’entrée de la littérature québécoise pour la jeunesse dans la modernité et va contribuer résolument à l’essor que connaîtra le livre destiné au jeune public par la suite. À la fin des années 1970, le secteur est de fait en ébullition. De nouvelles maisons d’édition voient le jour, tandis que des maisons déjà établies implantent des collections jeunesse. Les éditions de la courte échelle innovent en publiant des albums illustrés par des professionnels. « Le dernier quart de siècle se révèle donc fondamental et véritablement constructeur d’une tradition de lecture chez les jeunes. » (p. 337) Comme le souligne l’historienne, trois traits caractérisent la tendance générale actuelle du livre pour la jeunesse : le réalisme, le mélange des genres, l’abondance et la variété. Bien que l’auteure dépeigne cette période avec un souci de rigueur analogue à celui démontré au fil des chapitres précédents, il n’en demeure pas moins que l’étude consacrée au roman contemporain manque de nuance à certains égards. Lepage affirme notamment que le roman socioréaliste dominant la production des dernières années perd en qualité littéraire, dans la mesure où il souscrit parfois à un effet de mode. Il peut s’avérer quelque peu réducteur, pensons-nous, de décrire les textes où sont mises en scène, par exemple, des fillettes et des jeunes filles émancipées, comme des oeuvres sans valeur historique et dont le but unique serait de répondre aux attentes d’un jeune public au fait des discours issus de la culture de masse. C’est là négliger une dimension encyclopédique que comporte souvent le livre pour la jeunesse et qui s’articule à la faveur d’un dialogue établi entre différents savoirs (discours artistiques, féministes, environnementalistes, scientifiques, etc.). Pareil dialogue supporte en effet les récits des Michelle Marineau, Dominique Demers, Marie-Francine Hébert, Anique Poitras, Marie-Danielle Croteau, pour ne nommer que ces dernières. Lepage admet fort heureusement que le roman pour la jeunesse des dernières années échappe à ce processus de standardisation et tend à devenir une « oeuvre ouverte ».

L’Histoire de la littérature pour la jeunesse est accompagnée d’un dictionnaire qui recense les auteurs et les illustrateurs ayant contribué au champ depuis les origines jusqu’en 1980. Il s’agit manifestement d’un outil qui s’avèrera utile au chercheur. On ne peut que féliciter Françoise Lepage pour avoir produit un ouvrage de référence dans un domaine encore en pleine effervescence. Sa contribution a été reconnue puisque l’auteure a reçu en 2000 le prix Gabrielle-Roy décerné par l’Association des littératures canadienne et québécoise ainsi que le prix Champlain attribué par le Conseil de la vie française en Amérique en 2001.