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Par son style et sa pensée critique, Pierre Vadeboncoeur a rarement laissé indifférents ses lecteurs. Son parcours a intéressé, pour cette raison, bon nombre de chercheurs en sciences sociales. Parmi les nombreux essais et thèses de doctorat publiés sur Vadeboncoeur, Jonathan Livernois réussit à se démarquer par une rigoureuse analyse littéraire du fameux essayiste québécois. Dans son ouvrage Un moderne à rebours, l’auteur avance que l’oeuvre et la pensée de Pierre Vadeboncoeur n’ont pas connu de véritable rupture. Contrairement aux fréquentes interprétations évoquant une désertion de l’immédiat et une fuite devant la modernité, l’auteur soutient que Vadeboncoeur a plutôt opté pour le recours au passé pour accepter et transformer la modernité à laquelle il était confronté à partir des années 1970 (p. 14).

Livernois clarifie d’emblée son approche méthodologique et théorique qui emprunte énormément à l’histoire intellectuelle et à l’histoire sociale des idées. Il situe notamment ses travaux dans le sillon d’Yvan Lamonde, de Pierre Popovic, de Robert Vigneault et d’Yvon Rivard. L’auteur s’avère critique des interprétations courantes sur les intellectuels canadiens-français des années 1930 à 1960. Il affirme entre autres que la pensée de Vadeboncoeur se situe en dehors de l’influence personnaliste, critiquant du même coup ce courant de pensée en tant que source de la Révolution tranquille. Pointant essentiellement l’ouvrage Sortir de la « Grande Noirceur ». L’horizon « personnaliste » de la Révolution tranquille d’E.-Martin Meunier et de Jean-Philippe Warren (2003), Livernois affirme que Pierre Vadeboncoeur et Pierre Elliott Trudeau, pour ne nommer que ceux-ci, sont loin d’avoir adopté une telle perspective personnaliste.

Une constante traverse l’ouvrage de Livernois. Selon lui, des tiraillements ou un « jeu dialectique » seraient omniprésents dans les écrits du célèbre essayiste québécois : entre passé, présent et avenir, entre tradition et Modernité, entre Ancien et Moderne, entre « la perpétuation du même et la rupture perpétuelle » (p. 194). En fait, il soutient que le Vadeboncoeur des années 1950 et 1960 se situe entre deux régimes d’historicité, c’est-à-dire entre deux manières distinctes d’envisager le passé et le présent, la tradition et la modernité. Cette dialectique est d’ailleurs au centre des réflexions de Vadeboncoeur qui poursuit, à ce propos, une trajectoire analogue à celle de Paul-Émile Borduas, selon l’auteur.

Ce rapport à un passé universel chez Vadeboncoeur est exposé par Livernois à travers la prégnance du Moyen Âge et du classicisme dans l’évolution de sa pensée. Dans les années 1930, Vadebonoeur cherche dans le Moyen Âge et l’âge classique du Canada français des sources d’une tradition identitaire, ce qu’il retrouve dans le jeu dialectique entre l’Ancien et le Moderne. Sa position évolue dans les années 1950 et 1960, alors qu’il conclut, à l’instar des analyses de Marcel Rioux et Maurice Blain, que le Moyen Âge canadien-français doit se terminer rapidement. Il se trouve encore une fois entre deux régimes d’historicité.

À partir des années 1970, l’essayiste et syndicaliste québécois propose un retour vers l’Absolu et la spiritualité. Pour contrer les effets encourus par la modernité (dérives de la techno-science et déspiritualisation du monde), Vadeboncoeur cherche dans le passé canadien-français les bons côtés oubliés qui pourraient aider à la construction d’une « nouvelle modernité ». Le rapport au passé de Vadeboncoeur n’aurait rien d’antimoderne : il constituerait davantage une ouverture vers l’Absolu, un retour vers les traditions et une réification de la dimension spirituelle du sujet contemporain. Le passé agit alors « comme une force d’amplification et comme ancrage solide » dans ses écrits (p. 105). Notons au passage les deux types utilisés par Livernois pour caractériser l’essayiste dans deux périodes distinctes de sa vie : le moraliste (1940-1970) et le classique (1970-2000). Cette typologie offre au lecteur l’occasion de reconsidérer et de réfléchir aux trajectoires de vie de plusieurs intellectuels de cette génération.

En se positionnant ainsi sur le passé, Vadeboncoeur développe un rapport particulier au passé collectif canadien-français. Il s’oppose notamment aux courants historiographiques en vogue dans les années 1940 à 1970. De sa perspective, il y a des éléments importants à retenir du passé canadien-français, entre autres au niveau des figures marquantes de l’histoire. À partir des essais La ligne du risque (1963) et L’autorité du peuple (1965), Vadeboncoeur tente de concilier tradition et modernité. À son dire, il faudrait toutefois « culbuter la tradition » canadienne-française pour retrouver le passé oublié, ce qui contribuerait à l’avènement d’une nouvelle modernité. Il veut redécouvrir la subjectivité et la liberté présentes dans l’histoire du peuple canadien-français.

Dans le dernier chapitre de son ouvrage, Livernois s’attarde à la présence de l’enfant dans l’oeuvre de Vadeboncoeur ainsi qu’à ses rapports à l’art. Son analyse littéraire lui permet de valider son hypothèse principale selon laquelle l’essayiste recourt à des éléments de sa jeunesse (lectures, expériences, influences) pour surpasser et contrer les effets de la modernité. Il s’inspire des idées des années 1930 pour échapper à une modernité qui l’insatisfait. L’auteur rappelle aussi, à partir de son analyse littéraire, que l’essayiste québécois est loin d’appartenir à la « génération lyrique », notamment en ce qui a trait à sa recherche de l’Absolu. L’art représente, à ses yeux, un dernier repère pour surpasser la dialectique entre le passé et le présent. L’essai représente, quant à lui, le dernier rempart qui permet d’édifier le « passé sans catastrophe » et de garder espoir (p. 290).

Dans cette dernière section, Livernois laisse entrevoir l’influence des cercles intellectuels dans lesquels évolue Vadeboncoeur  : La Relève, Guy Viau, Gabriel Fillion, François Hertel et les collèges classiques auraient influencé son regard sur l’art. Si l’auteur évoque les cercles dans lesquels évolue Pierre Vadeboncoeur dans la dernière partie du livre, on a parfois l’impression que ses expériences dans les milieux syndicalistes, politiques et intellectuels n’ont eu qu’une très faible incidence sur sa pensée. À mon avis, ces expériences dans différents cercles de pensée auraient mérité davantage de considérations, ce qui aurait permis de contrer l’impression que les idées de Vadeboncoeur ont évolué dans un vase clos à la suite d’un cheminement personnel ou de lectures de son époque.

La critique de la perspective personnaliste est compréhensible, mais laisse aussi perplexe. Livernois note, tout au long de son ouvrage, l’influence à divers degrés de Jacques Maritain, Nicolas Berdiaeff et Charles Péguy qui ne sont pourtant pas étrangers au développement d’une éthique personnaliste au Canada français. Disons-le, une telle éthique personnaliste ne signifie pas s’afficher ouvertement comme un philosophe personnaliste ou encore d’embrasser entièrement une telle pensée, ce que semble mécomprendre l’auteur. La notion d’éthique, issue de la sociologie wébérienne, sous-tend qu’elle est diffuse et qu’elle n’a pas la même incidence ou effet sur le comportement de chaque individu. Encore une fois, cette reconnaissance d’un univers plus large dans lequel a gravité Vadeboncoeur aurait empêché, selon nous, de céder à la fâcheuse habitude de faire des personnages de l’histoire des héros solitaires et des sages sur la colline, en cédant à une tradition romantique encore trop dominante dans les cercles littéraires.