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Confessons d’abord un plaisir coupable, celui de voir un historien de la trempe d’Yvan Lamonde tancer vertement ceux qui établissent un rapprochement un peu court entre Louis-Joseph Papineau et la lutte pour le gouvernement responsable. Qu’ils soient journalistes, politiciens ou même historiens, nombre de nos contemporains résumeraient, en d’autres mots, la contribution du grand tribun – et celle des patriotes – à la conquête de ce principe britannique, au coeur des institutions politiques canadiennes depuis 1848. Les deux premiers chapitres de Papineau, erreur sur la personne consistent donc à reprendre des extraits de discours ou d’éditoriaux et à pointer les incroyables raccourcis auxquels on a recours pour commodément s’arroger l’héritage de Papineau. La récupération concerne autant des souverainistes (Jacques Parizeau), désireux de présenter les patriotes comme des gagnants, pavant la voie à la lutte nationale actuelle, que des fédéralistes (André Pratte ou Jocelyn Létourneau) s’évertuant à greffer l’héritage de Papineau à la mythologie politique canadienne. Dans tous les cas, l’erreur se résumerait à établir un lien oiseux entre la quête du chef des patriotes de 1837 et la lutte menée par le gouvernement de Baldwin et de La Fontaine durant les années 1840, alors qu’ils étaient en fait devenus des adversaires politiques féroces. « C’est donc ainsi qu’on a perçu, voulu, instrumentalisé Papineau, de son décès à aujourd’hui (p. 93). »

Jonathan Livernois est chercheur postdoctoral au Département de français de l’Université d’Ottawa. Quant à Yvan Lamonde, éminent historien de l’Université McGill, il représente à lui seul tout un pan de la recherche sur l’histoire des idées au Québec. Ses écrits sur le libéralisme politique au XIXe siècle ont toujours été judicieux et prudents ; nul n’est donc mieux placé pour faire la leçon à ses contemporains à propos du traitement qu’ils font subir à l’héritage de Papineau. La charge est quand même sévère. Qu’on en juge d’après les titres des sections : « Fabriquer l’erreur avant et depuis 1950  », « Contamination de l’espace public québécois » ou « Des manuels scolaires erronés ».

Au terme des deux premiers chapitres, le lecteur se trouve donc fort disposé à enfin voir où ces chroniqueurs se sont à ce point fourvoyés et où au juste loge la pensée de Papineau. L’essai devient alors étonnamment prudent et nuancé, comme si la plume acérée du chercheur postdoctoral cédait subrepticement la place à celle du professeur émérite.

Les quatre chapitres suivants, « Papineau et l’Union de 1840 », « Papineau et le gouvernement responsable », « Les 22 et 23 janvier 1849 » et « Papineau et la fédération continentale », consistent à retracer la pensée du Papineau de la période post-1840, donc après les luttes patriotes des années 1830, alors que le tribun se retrouve passablement isolé sur le plan politique. On était moins familier avec ce Papineau dont notre connaissance se bornait jusqu’ici au fameux discours de janvier 1849 et au « testament politique » : la conférence qu’il donne devant l’Institut canadien de Montréal où il présente son projet de fédération continentale, en décembre 1867. Les auteurs admettent d’ailleurs leur dette envers l’historien Georges Aubin, à qui revient le mérite d’avoir mis au jour la correspondance privée de Papineau, en particulier celle avec son fils Amédée (Papineau, Lettres à sa famille, 1803-1871, Septentrion, 2011), et dont l’essai de Lamonde et Livernois constitue la première interprétation systématique.

Les auteurs rappellent avec justesse les raisons pour lesquelles la lutte pour le gouvernement responsable n’a jamais constitué la clé de voûte de la pensée de Papineau. Ce serait plutôt, du moins jusqu’en 1849, une lutte inlassable pour le rappel de l’Union et le respect de la représentation proportionnelle : « Papineau ne peut concevoir un gouvernement vraiment responsable qui ne respecte pas au départ la règle démocratique. […] C’est donc l’abolition anti-démocratique de la représentation proportionnelle par le régime de l’Union qui détermine le combat contre le gouvernement responsable (p. 112-113). » Les auteurs introduisent ainsi une nouvelle variable, soit l’impact du renversement démographique à compter de 1850, alors que la population de l’Ontario dépasse désormais celle du Québec. Papineau renonce dès lors à exiger le rappel de l’Union et se convertit peu à peu à l’idée d’une confédération d’États américains. Lamonde et Livernois résument ainsi le cheminement intellectuel du tribun : « La responsabilité de la majorité, la représentation proportionnelle qui seule rendrait possible la révocation de l’Union, un gouvernement responsable de type républicain et, faute d’y parvenir une “fédération continentale” en lieu et place d’une confédération canadienne (p. 138). » Demeure la question de l’annexionnisme et le peu de cas que Papineau semble faire de la survivance de la nation canadienne-française, fondue dans une telle union continentale. Les deux auteurs doivent bien alors convenir que : « Pour comprendre Papineau, il faut être ouvert à l’idée que l’annexion aux États-Unis puisse être pour lui une émancipation. […] Papineau est annexionniste et continentaliste parce qu’il est républicain et démocrate (p. 178-179). »

Il s’agit d’un essai extrêmement stimulant, où Lamonde et Livernois restituent bien la richesse et la complexité de la pensée de Papineau, même si, parfois, on sent le désir de présenter comme cohérente une trajectoire politique qui ne l’est pas forcément. Les auteurs du petit livre se gardent en revanche de toute simplification. Coincés entre leur rigoureuse honnêteté intellectuelle et leur légitime souci de réhabiliter l’oeuvre du grand homme, Lamonde et Livernois peuvent certes laisser le lecteur un peu dubitatif, mais assurément mieux outillé et seul juge en dernière instance.