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Il fallait que ce soit écrit ! La Révolution tranquille a été québécoise et les historiens ont beaucoup écrit sur le sujet. D’autres historiens ont analysé les caractéristiques des « révolutions » comparables en Acadie et en Ontario français. La « Révolution tranquille » s’est aussi produite au Manitoba français, comme le montre le politologue Raymond-M. Hébert. Certains pourront, à l’instar de l’historien Gaétan Gervais, écrire que l’utilisation du terme « révolution » n’est pas appropriée pour ce type de changements ; d’autres pourront trouver abusive l’exportation de l’expression vers les minorités canadiennes-françaises des années 1960 et 1970. Il n’en reste pas moins que ces groupes ont connu, durant cette période, le même désengagement de l’Église catholique et de son clergé, une prise en charge moins étendue mais tout aussi transformatrice de la part de l’État provincial, un même changement culturel et une même mise au rancart de la ruralité. Le tout était accompagné d’une affirmation collective renforcée, basée sur la connaissance renouvelée de son histoire. À la hauteur des groupes minoritaires, c’est la métamorphose du Canada français en « francophones hors-Québec » et, plus tard, en francophonie canadienne, tout en passant par sa provincialisation.

Le politologue analyse en détail les transformations qu’a connues le Manitoba français et les péripéties qui y ont mené. Il met d’abord l’accent sur l’association nationale qui, d’Association d’éducation canadienne-française du Manitoba (AÉCFM), s’est transformée en Société franco-manitobaine (SFM) en 1968. Hébert consacre quatre chapitres à la « longue agonie » de l’AÉCFM (ch. 2), à sa laïcisation et à sa démocratisation, au moyen, entre autres, d’un grand « rallye » du Manitoba français et d’un mouvement d’animation sociale (ch. 5). Il souligne ensuite les changements en éducation, réclamés par la population canadienne-française et apportés timidement par les gouvernements progressiste-conservateur de Duff Roblin (loi 59, 1967) et néo-démocrate d’Ed Schreyer (loi 113, 1970) ; le débat franco-manitobain opposait langue et foi, sous le couvert de la revendication d’écoles françaises laïques plutôt que d’écoles bilingues dirigées par des congrégations religieuses. C’est également l’époque du départ des jésuites du Collège de Saint-Boniface (1966) et de sa difficile laïcisation. Les médias, en particulier La Liberté et le Patriote de l’Ouest et la station de radio CKSB sont entrés « dans la modernité » (ch. 7).

L’expression culturelle n’était pas en reste, loin de là, avec ce que Hébert présente comme « l’éclosion de la culture franco-manitobaine ». Le vénérable Cercle Molière a actualisé son répertoire, les chansonniers comme Daniel Lavoie ont trouvé des lieux d’expression et de succès, des écrivains se sont fait connaître et des artistes visuels ont découvert leur art ; en architecture, Étienne Gaboury a montré tout son art avec des églises d’un style tout nouveau, inspiré de Vatican II. Pour Hébert, ce sont des années de transformation qui ont mené à la contestation de deux « icones politiques » de la vieille garde, Laurent Desjardins et Roger Teillet, (ch. 8) et « Vers un renouveau franco-manitobain » (ch. 10). Si Hébert note l’influence de la contre-culture et celle, plus importante, de la culture québécoise en formation, il insiste toutefois sur la vigueur de la jeunesse franco-manitobaine pour expliquer cette profonde transformation.

Hébert était « un observateur circonspect » et « un des principaux acteurs » (p. 9) de cette transformation. Diplômé du Collège de Saint-Boniface, rédacteur en chef du journal étudiant Frontières, cofondateur du St. Boniface Courier/Courrier de St-Boniface, il se décrit comme « l’un des principaux contestataires des idéologies et des structures dominantes de la communauté franco-manitobaine au milieu des années 1960 » (p. 350). Ce qui ne l’a pas empêché, ou lui a valu, d’être nommé sous-ministre adjoint au ministère de l’Éducation, le premier à occuper ce poste responsable de l’éducation française (1976-1979). On peut comprendre que cet acteur mette l’accent sur l’ampleur du changement, qu’il souligne avec force la vétusté des institutions du Manitoba français au début des années 1960 et l’omniprésence du conservatisme canadien-français catholique. Selon Hébert, le clergé, avec l’archevêque de Saint-Boniface, Mgr Maurice Baudoux, à sa tête, a choisi, tout au long des turbulentes années 1960, de donner préséance à la religion – et à la bonne entente entre catholiques – plutôt qu’à la langue française, alors que plusieurs dénonçaient l’assimilation qui sévissait et craignaient la disparition du groupe canadien-français. Pour ces contestataires, le renouveau et la modernité s’imposaient.

Il est habituel, même normal, pour un acteur comme Hébert et pour sa génération d’exagérer les différences qui les séparent de la génération précédente. Avec cette dichotomisation sociale, toutefois, le politologue diminue le rôle de plusieurs membres du clergé et d’« anciens » dans ce renouveau, du moins à ses débuts. À la suite de Michael Gauvreau pour le Québec, il faut se demander quelles sont Les origines catholiques de la Révolution tranquille (traduction française, Montréal, 2008) au Manitoba. La transformation de l’Acadie du Nouveau-Brunswick doit beaucoup au père de Sainte-Croix Clément Cormier, entre autres pour la création de l’Université de Moncton – foyer de la contestation de la fin des années 1960 – et pour ses actions en faveur de l’école secondaire française. Plusieurs historiens et auteurs ont souligné la très grande influence du jésuite Fernand Dorais sur les auteurs de la révolution culturelle du Nouvel-Ontario. Pourrait-on faire la même observation pour le jésuite André Surprenant (1927-1988), qui avait une « personnalité très attachante pour les jeunes » (p. 202) et une « influence très forte » (p. 200) sur eux, que le directeur du Petit Séminaire a dénoncé pour « donner une attitude “critiqueuse” » à ses séminaristes (p. 200), qui a initié ses étudiants à la musique française (p. 26) et aux chansonniers québécois (p. 245), qui a été conseiller adulte de l’organisme Jeunes Franco-Manitobains (p. 155) et un des organisateurs du Panorama 67, un grand spectacle mettant sur scène des interprètes et des musiciens franco-manitobains (p. 302). Conseiller jésuite du journal étudiant Frontières, il laissait aux étudiants, selon Hébert, « une grande liberté dans le choix des sujets et dans la façon de les traiter », comme d’ailleurs les deux autres jésuites qui ont occupé cette fonction (p. 320). D’autres anciens, comme Pauline Boutal envers Roland Mahé au Cercle Molière, ont encouragé les jeunes à se démarquer et à s’exprimer (p. 287).

Hébert mentionne en arrière-plan de son analyse l’urbanisation de la population canadienne-française du Manitoba, son abandon de la ruralité. Une étude plus poussée de ce phénomène pourrait montrer que cette dé-ruralisation s’est produite depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, non seulement par le déplacement vers les villes, mais aussi par l’adoption de la ruralité dans les villages. Hébert le souligne a contrario : l’on ne prêtait plus d’attention à CKSB, l’un des fleurons de la lutte canadienne-française au Manitoba, et aux autres médias de langue française. C’est que l’on écoutait la radio anglaise et que l’on adoptait la culture anglo-américaine. Bien qu’ils aient accepté certains de ces paramètres culturels, les jeunes acteurs de la Révolution tranquille s’en prenaient à cette anglicisation/américanisation tout autant qu’ils rejetaient la culture canadienne-française – vieux jeu – de la génération précédente. C’est aussi de la tension générée par ces deux sources culturelles, amorcée dès les années 1940, qu’est née la Révolution tranquille, au Manitoba comme ailleurs. Ce fut le passage du Canada français au Manitoba français, du « Canadien français » au « Franco-Manitobain ». Ces dénominations sont le résultat du changement, mais aussi de la continuité.

Il faut probablement nuancer l’interprétation de Raymond-M. Hébert quant à ce conflit générationnel qui a mené à La révolution tranquille au Manitoba français. Il reste que son ouvrage apporte un éclairage essentiel sur les transformations qui ont marqué le Canada français au cours des années 1960 et 1970. Il fallait l’écrire ; c’est à lire.