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Introduction : expérience bourgeoise et patrimoine

Cet article porte sur les aléas de la fortune, de la vie privée et les querelles de la famille Masson. L’une des plus opulentes et illustres lignées canadiennes-françaises du xixe siècle, elle occupe une place particulière dans l’histoire de la bourgeoisie francophone du Bas-Canada/Québec. Joseph Masson, l’un des river barons étudiés par G. Tulchinsky[2], était sans contredit l’un des plus riches marchands de Montréal lors de son décès en 1847, ce qui lui valut d’être considéré à titre posthume comme le « premier millionnaire canadien-français » et même d’être célébré à ce titre[3]. L’un de ses fils, Louis-François-Rodrick (alias Rodrigue) Masson, occupa quant à lui des fonctions politiques importantes : député et ministre fédéral, sénateur, lieutenant-gouverneur. Son parcours a été bien étudié par Andrée Désilets[4].

L’historiographie québécoise a depuis longtemps proposé des distinctions hiérarchiques et géographiques pour analyser la bourgeoisie de la province[5]. L’adhésion au credo libéral des milieux d’affaires francophones de la fin du xixe siècle a également été reconnue[6]. On compte aussi de nombreuses études sur les élites et les notables. Étudier la bourgeoisie, c’est chercher les marques d’une classe possédante et propriétaire. L’approche des élites, de son côté, interroge au premier chef les mécanismes d’exercice du pouvoir dans une communauté donnée[7] ; la question de la notabilité concerne surtout l’étendue de la reconnaissance de l’individu dans son milieu[8]. Mais, dans l’ensemble, bourgeois, élites et notables, appréhendés en tant que groupes, n’autorisent pas vraiment une analyse des rapports entre appartenance à un milieu privilégié et dynamiques intrafamiliales. Rappelons la mise en garde de Jacques Revel à propos de « l’institutionnalisation fonctionnelle du social[9] ». En ce sens, nous croyons qu’il faut examiner en eux-mêmes les multiples acteurs, parcours individuels et interactions qui ont « fait » la bourgeoisie et, par conséquent, porter une attention spéciale à la vie privée de ses membres[10].

Cependant, une approche microhistorique n’exclut pas un point de vue structurel. Comme l’a montré Geoffrey Crossick, l’un des plus importants clivages en histoire de la bourgeoisie, dans l’étude de la formation et de l’émergence de cette classe, sépare le regard sur les structures (les bouleversements économiques par exemple) de l’accent sur les pratiques (l’univers associatif étant ici crucial)[11]. Nous allons ici mettre en valeur l’un des axes structurels, constitutifs de la bourgeoisie, soit le processus de transmission des biens[12]. D’ailleurs, le statut bourgeois présentait une contradiction : l’indépendance financière de la famille était valorisée idéologiquement, alors que le patrimoine hérité s’avérait une composante cruciale de la condition privilégiée dont jouissaient une bonne part des foyers bourgeois[13].

Revenons à l’histoire de la vie privée. Des ouvrages maintenant classiques ont montré comment l’identité de la bourgeoisie et des classes moyennes s’est élaborée au xixe siècle autour de conceptualisations spécifiques des rapports de genre et de la sphère domestique[14]. D’autres travaux ont plutôt cherché à montrer les tensions, notamment psychologiques, engendrées par ce « repli sur soi[15] ». Françoise Noël a, quant à elle, « mis en réseau » les familles, en examinant la façon dont étaient vécus les rapports de parenté et de sociabilité, visites et correspondance[16]. Malgré tout, les dynamiques internes des familles et le rôle de l’appartenance à une classe dans ces dynamiques demeurent des parents pauvres de la recherche en histoire de la famille au Canada[17].

Néanmoins, ces analyses montrent toutes, à des degrés divers, que faire partie d’une classe sociale était aussi une expérience particulière. Le patrimoine familial et ses effets sociaux constituent à notre avis l’une des clés essentielles d’interprétation de l’expérience bourgeoise aux xixe et xxe siècles. Le patrimoine ne doit pas seulement être conçu comme une masse de biens plus ou moins substantielle, mais également comme une matrice complexe de rapports personnels émanant de ces mêmes biens. La propriété est l’une des institutions sociales définissant les rôles, responsabilités et relations des individus[18].

Dans le cas des Masson, il faut voir la manière dont une succession d’envergure colossale a pesé sur le statut et l’occupation d’individus sur plusieurs générations, tout en structurant les rapports interpersonnels au sein de cette lignée. Dit autrement, quel pouvait être l’effet sociologique et relationnel d’un patrimoine important[19] ? Cette succession fit littéralement surgir de terre deux types de situations embarrassantes : des héritiers « manqués », incapables de reconduire le statut et l’honorabilité de leur milieu, ainsi que des litiges à caractère financier, litiges mettant aux prises les différents bénéficiaires de cette manne patrimoniale. Ces deux situations (successeurs incompétents et disputes financières) sont très révélatrices des effets sociaux des biens en milieu bourgeois. Elles mettent à nu la manière dont les biens déterminaient non seulement des positions sociales, des rangs et même des attitudes, mais suscitaient simultanément attentes et surveillances entre apparentés. Cette analyse de la famille Masson conduit également à interroger l’histoire du libéralisme au Québec, par la mise en relief d’une cohabitation malaisée entre certaines de ses valeurs clés (individualisme, travail, etc.) et la situation de certains membres de son groupe porte-étendard, la bourgeoisie.

Précisons, en ce qui concerne les « mauvais héritiers », que cette recherche se limite aux versions masculines de ces déviances. La condition d’héritière relève d’une problématique historique spécifique, dans laquelle la « vertu » et la conclusion d’une bonne alliance joueraient un rôle majeur, alors que la capacité administrative demeure centrale pour les mâles adultes. On attend d’eux la bonne direction économique et juridique de leur ménage et le maintien du rang dans la société. Le sort des six fils de Joseph Masson, soit Wilfrid, Édouard, John, Rodrigue, Henri et Louis, de même que les itinéraires de certains de leurs enfants mâles, retiendront donc notre attention (graphique 1).

Le processus de transmission des biens de Joseph Masson étant l’épine dorsale de cette histoire, les inventaires, partages et testaments y étant liés ont été examinés en détail, ce qui demande parfois au chercheur de s’improviser comptable pour démêler actifs, passifs, capitaux, lots indivis, créances, accroissements, etc. En outre, la correspondance familiale et les documents financiers (autres actes notariés et pièces comptables) de très riches archives privées conservées aux Archives nationales du Québec (centre de Montréal)[20] permettent une analyse assez précise de la condition sociale, des activités et des disputes des deux premières générations de descendants mâles de Joseph Masson. Nous avons cherché, autant que possible, à reconstituer les trajectoires de ces individus, en croisant des informations souvent éparses. Une attention toute particulière a enfin été accordée à la pléthore de procès mettant aux prises les héritiers Masson[21], certains d’entre eux faisant même l’objet de rapports de jurisprudence publiés[22]. Reconstitution de parcours individuels et analyse de dossiers judiciaires parfois massifs, tout en étant coûteuses en temps, éclairent certaines données structurantes de l’histoire patrimoniale de cette famille.

Graphique 1

Descendants mâles de Joseph Masson et Sophie Raymond, première et seconde générationsa

Descendants mâles de Joseph Masson et Sophie Raymond, première et seconde générationsa
a

N’ont été inclus que les mâles ayant atteint 21 ans. Les prénoms des individus montrent des variantes selon les sources consultées. Les prénoms et surnoms usuels figurent en caractères gras.

Sources : Raymond Masson, Généalogie des familles de Terrebonne ; P 650 22.1, Masson, généalogie. Les chemises individuelles du fonds P 650 (séries 22.1 et 26.1) concernant les personnages inclus dans ce graphique ont également été mises à contribution. Les dossiers des fils de Joseph Masson renferment notamment des informations généalogiques détaillées sur leur propre descendance.

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Comme nous le verrons, chez les Masson, un testament fondateur eut notamment pour effet de créer ex nihilo des générations de rentiers. Ces jeunes hommes étaient aussi l’objet de projections parentales d’honorabilité et d’installation réussie dans la vie. Ces attentes furent certainement lourdement déçues dans bien des cas, lorsque l’oisiveté permise par la condition d’héritier l’a emporté et, alliée à certaines idiosyncrasies, fit sombrer des trajectoires individuelles dans l’échec. En fait, les fils de la succession Masson présentent tout un dégradé d’établissements plus ou moins réussis : endettement chronique, tentatives heureuses ou non de départ en affaires et même surprenants retours à la terre comme gentlemen farmers. Les relations familiales ont été de surcroît fortement marquées par la présence du patrimoine, par les possibilités et les tensions créées par ses largesses. Les héritiers figurèrent dans de nombreux procès et la gestion de cette fortune a été l’occasion d’une mise à l’écart de quelques-uns d’entre eux, en raison d’une incompétence postulée par leurs proches.

«  Je veux et entends… »  : un testament fondateur

Après des débuts modestes, Joseph Masson connaît des succès importants dans le commerce transatlantique entre le Bas-Canada et les îles Britanniques. Il meurt en 1847, laissant derrière lui une fortune plantureuse comprenant notamment une seigneurie[23]. Son décès marque le début d’un processus de transmission de biens qui se poursuivra fort avant dans le xxe siècle.

Son testament comporte en gros les modalités suivantes. Ses avoirs seront partagés en autant de parts qu’il délaissera d’enfants. Mais ceux-ci, au nombre de huit lors de son décès[24], ne seront pas directement propriétaires de leur lot. Ils devront ne recevoir que la moitié des revenus produits par ce lot, leur vie durant, et cela seulement une fois que se seront écoulées dix années après son décès, l’autre moitié non utilisée des revenus devant accroître la masse des biens légués. Les petits-enfants qui viendront par la suite, en ce qui les concerne, jouiront de l’entièreté des revenus générés par la part attribuée à leur père ou à leur mère, après le décès de ceux-ci. Ce n’est pas tout : la volonté initiale du testateur était que les générations ultérieures profitent à leur tour des revenus produits par chacune de ces parts, opérant ce qu’on peut désigner comme une « subs-titution à l’infini[25] ». L’appareil judiciaire constatera que Joseph Masson « […] a voulu retarder autant que possible la transmission définitive de la propriété de ses biens[26] ».

Toutefois, l’interprétation juridique donnée au testament mettra en principe un frein à ce transfert de revenus de génération en génération, les arrières-petits-enfants étant considérés propriétaires du capital des biens transmis, et non plus seulement les destinataires des fruits engen-drés par cette fortune[27]. Mais cette lecture juridique ne mit pas fin à la transmission et reproduction du patrimoine de Joseph Masson. La succession va continuer à transmettre des revenus à différents ayants droit assez tard au xxe siècle. Surtout, à partir de 1927 et jusqu’au début des années 1960, des lois privées empêcheront le partage en propre de biens composant la succession[28], ce qui a suscité de l’opposition dans la famille[29]. En outre, certains héritiers, en mesure de réclamer la propriété effective des biens, auraient pu s’entendre avec les exécuteurs dans les années 1920 pour recevoir un montant d’argent forfaitaire en échange[30].

À n’en pas douter, ce document est porteur de ruptures fondamentales. Le testament de Joseph Masson crée ni plus ni moins deux générations successives de rentiers et, lorsque les capitaux seront versés en propre, une génération de propriétaires. Voilà instituées, d’un coup, trois générations d’héritiers ! Sont même installés, établis d’avance, des héritiers non encore nés. La création d’héritiers pourrait relever d’une manifestation de puissance des testateurs, et procéder d’une volonté de contrecarrer leur finitude[31].

Cette transmission de biens va placer la famille Masson dans une dynamique temporelle originale, par rapport à d’autres données de l’évolution de la formation sociale bas-canadienne et québécoise. C’est dire aussi l’efficacité diachronique remarquable de ce patrimoine et des modalités de sa dévolution. Ce patrimoine a été bâti, au départ, parmi les contingences et les risques très importants du monde du commerce de la première moitié du xixe siècle. Les aléas des échanges commerciaux cèdent ici la place à la certitude de revenus versés à des gens dont l’aisance et le statut dans la hiérarchie sociale seront assurés de prime abord. Par exemple, un des petits-fils du testateur (Marie-Wilfrid-Joseph, alias « Joe ») affiche des revenus annuels approximatifs de 7000 $ en 1887[32], cela sans travailler en aucune manière. Il partage alors les revenus d’un lot (celui de son père, Charles-Germain-Henri, alias Henri) avec sa soeur. Ces revenus lui sont payés tous les mois par le comptable engagé par la succession[33], ce qui fait de lui un Montréalais très aisé. Si ces rentiers successoraux s’appuient uniquement sur les revenus tirés de leur héritage, cela les place en retrait du cycle de propriété, des variations que connaissent les bases de la richesse et la composition de la propriété des bourgeois du xixe siècle au cours de leur vie[34].

De plus, les dernières volontés de Joseph Masson sont porteuses de divers contrôles et contraintes qui éloignent d’autant plus ses descendants mâles du statut de libres propriétaires, tout en renforçant leur dépendance à cette fortune, surtout s’ils n’exercent pas véritablement un métier. Certaines dispositions font en sorte que les revenus transmis vont servir uniquement à l’entretien des rentiers. Ces revenus sont notamment légués à titre de provisions alimentaires et portent ainsi des clauses d’incessibilité et d’inaliénabilité, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent, en principe, être saisis par les créanciers de leurs titulaires. Le testament institue par ailleurs des personnages clés, détenteurs de fonctions considérables, en la personne d’exécuteurs testamentaires. Ces individus sont chargés de voir à la réalisation des volontés du défunt et à la bonne gestion des avoirs. C’est le véritable « exécutif » de la transmission de biens. Ils doivent être remplacés en cas de décès ou de démission, la préférence du testateur allant à ses descendants mâles pour remplir cette charge, si ces derniers s’avèrent « capables, qualifiés et compétents[35] ». L’évaluation de cette capacité administrative va constituer une source très féconde de litiges. Enfin, la succession va engager un comptable (G.-N. Moncel), homme de confiance qui finira par jouer un rôle névralgique dans cette histoire.

Quelle est l’étendue de cette fortune ? Après le décès de Joseph Masson en 1847, la communauté de biens l’ayant uni à son épouse Sophie Raymond est évaluée à 235 500 livres (valeur nette), somme absolument fabuleuse pour l’époque. Au mois d’avril 1848, cette communauté est liquidée et partagée, mais 98 000 livres de valeurs commerciales et mobilières sont laissées en commun, pour plus de commodité. De la valeur restante, Sophie Masson reçoit la moitié (incluant la seigneurie de Terrebonne). L’autre moitié fait l’objet d’un premier partage en huit lots, pour chacun des enfants, lots d’une valeur approximative de 8600 livres chacun[36].

Vingt-cinq ans plus tard, soit en 1873, le capital de ces huit lots s’élève à lui seul à près de 870 200$. Les valeurs laissées dans l’indivision en 1848 sont partagées entre la veuve et les huit enfants cette année-là. Pour ces derniers, cela représente un ajout en capital de près de 44 100 $ chacun[37]. Dernière mesure : le capital total de la succession Masson vaut 2 194 740,70 $ en 1892[38]. Très imposante, destinée à durer, munie de contrôles, donc difficilement épuisable, cette fortune est dotée d’une existence à la fois financière et juridique qui lui est propre. Le testament réglant sa transmission pouvait-il ne pas avoir un effet totalisant, structurant sur les personnes qui en tireraient profit ?

Les projections parentales et les années de collège

Aussi généreux et plantureux soit-il, ce patrimoine qui n’aurait dû faire que des heureux va entraîner des embarras sérieux et des conflits exacerbés de manière récurrente et ce, durant plusieurs décennies. Son premier effet social et familial a été de favoriser l’apparition de successeurs « manqués », jeunes mâles incompétents et gais viveurs selon leur entourage, dans plusieurs branches de la lignée. Ces individus contredisent les attentes de leurs ascendants, les projections de ces derniers qui, à travers la réussite espérée de leur rejeton, cherchent à voir leur statut, leur « nom » et leur honorabilité reconduits.

En 1893, Rodrigue Masson rédige un court billet à l’intention de son fils Jean-Joseph-Rodrick Burroughs (alias « Roddy ») : « Je promets donner un […] pony à Roddy s’il fait une bonne année au collège[39]. » Une lettre plus tardive, destinée au même fils maintenant âgé d’une douzaine d’années, est plus explicite quant aux espoirs de ce père haut placé en politique :

[…] si tu profites de tes études maintenant tu as une bonne chance de faire un homme distingué, car tu as tout pour toi et le bon Dieu t’a bien traité. Si au contraire tu ne travailles pas tu auras bien de la peine à regagner le temps perdu. J’aimerais tant à te voir un homme bon et un homme instruit que je tremble presque de l’idée que tu pourrais me désappointer et ne pas te distinguer un jour et prendre en partie du moins la place de ton vieux père lorsqu’il n’y sera plus[40].

Rodrigue meurt trop tôt pour constater que Roddy ne jouera pas un rôle « distingué » dans la société, s’avérant même un personnage mal considéré par le reste de la famille. Cette missive met surtout en évidence deux canaux de la reproduction sociale bourgeoise et masculine, soit les années de collège[41] et la relation intime père-fils.

Étudier à l’étranger dans les années 1840 et 1850, comme le font plusieurs des fils de Joseph Masson, constitue un signe très net d’appartenance à la fine fleur de l’élite sociale bas-canadienne de l’époque. La possibilité d’acquérir un bagage scolaire relativement poussé et exclusif distingue ces jeunes hommes[42]. Cette période académique est de surcroît l’occasion d’une redéfinition de la relation père-fils. Du fait de la mise en pension à l’étranger, l’autorité parentale ne s’exerce plus que par délégation et par lettres. Elle demeure cependant bien réelle : dans cette dynamique, le mérite des fils héritiers est essentiel, de même que leur soumission. Ces rapports ne sont pas totalement unilatéraux, néanmoins. Les interactions observées mêlent autant autorité et menaces que manifestations d’affection, de gratitude et promesses de mieux faire.

Joseph Masson, après avoir reçu le bulletin trimestriel peu reluisant du collège américain où séjourne Rodrigue, se dit déçu de le voir presque dernier dans toutes ses classes et d’apprendre qu’il se comporte mal, « […] which is very wrong you had promised to be a good boy and to study your lessons well and to work up to the head of your classes, all of which you have forgotten […] ». Joseph doit aller à Boston et de là s’embarquer sur un vapeur en direction de Liverpool, mais il dit ne pas être encouragé à profiter de ce voyage pour passer voir Rodrigue, vu ses résultats désastreux. Le retrait affectif, arme des parents ? Joseph espère que Rodrigue va redresser la situation car, et c’est ce qui nous intéresse ici, le capital symbolique et l’avenir de la famille sont en jeu : « […] I hope you will make very serious reflections on the past and improve immediately which will be the pride & honor to your good father and much for your own interest. » Nous sommes en 1846, Rodrigue a alors 13 ans[43].

Son frère Édouard (Isidore-Édouard-Candide) a séjourné quelques années auparavant dans un collège d’Angleterre. Les archives familiales ont conservé l’un de ses bulletins. La section « character and conduct » est complétée par « marked by too much vanity, but docile and respectful ». Les notes obtenues ne sont pas très bonnes[44]. Pensionnaire, Édouard tente d’obtenir un meilleur régime comme étudiant[45]. Sont-ce là les premiers indices du bien-être attendu par un « fils de famille » ?

Janvier 1844 (il a 17 ans), Édouard demande à jouir des privilèges d’une autre classe d’étudiants, privilèges incluant une chambre avec foyer. Le tout coûterait 100 livres. La lettre porte aussi : « Believe me my dear Papa, when I say that I will do my best […] both for my own good, and to please the best of Fathers. I see that you are not displeased with me, but I will do more in future to please you and to help and be a comfort to you in your old age[46]. » Édouard revient à la charge un peu plus tard sur la possibilité de changer de statut[47]. Convaincre un self-made man et bourreau de travail comme Joseph Masson d’ajouter à son confort est probablement une entreprise hasardeuse. Sur le refus paternel, Édouard dit abandonner, non sans ajouter une pointe de chantage et de piété filiale : « It is true it would have been a thing that would have afforded me some pleasure, but the thought of […] making you happy is far more pleasing and flattering to your devoted Edward[48]. » L’année suivante, sans aucun doute à la suite de remontrances paternelles, Édouard y va de cette envolée : « But nothing grieved me more than to see that you thought me ungrateful, no, father, ingratitude the basest of all vices and ingratitude to a father, and so kind a one as you have been to me is more than a vice, it is more than can be expressed. » Il espère qu’il le croit son fils respectueux et reconnaissant[49].

Les années de collège d’Henri donnent plutôt l’impression d’une perte de contrôle sur un jeune homme peu appliqué. Le décès de Joseph y est-il pour quelque chose ? Son parcours est plus local. Inscrit au collège Masson de Terrebonne, Sophie Masson dit de lui, alors qu’il a 14 ans : « Henri est bien heureux à ce collège ici, je ne reçois pas de plainte grave de lui, il pourrait mieux faire, il est très léger, mais il se fait aimer de tout le monde par son bon coeur, prions que le bon Dieu lui donne de la sagesse et de la piété[50]. » Son régime ne semble pas particulièrement spartiate. Sophie dépose sa plume, alors qu’elle écrit à Rodrigue, « […] pour maître Henri qui a toujours quelque besoin […] il vient chercher de l’argent pour acheter des osselets, une ardoise qui se ferme comme un livre, des pommes, des petits pattés [sic] etc. etc. comme tu vois il retourne au collège chargé et content, je ne me plains pas de lui, il est bon garçon, mais toujours léger[51]… ». Tout porte à croire que la « légèreté » acquise durant une enfance confortable peut être l’un des facteurs (non le seul) qui ne permet pas au fils d’effectuer la transition, à l’âge adulte, vers une occupation productive ou socialement valorisée. Ce sera le cas d’Henri, comme nous le verrons. Plusieurs mois après, Sophie s’inquiète plus franchement : « Je crains fort que mon pauvre Henri ne fasse pas grand chose, il est toujours si léger et inconstant[52]… ». Cette inquiétude se manifeste à nouveau les années suivantes[53].

Les échecs : l’oisiveté et l’endettement

Ne pas rendre l’investissement reçu et ne pas répondre aux projections dont on est l’objet, mal reconduire le statut et l’honorabilité des parents : cet accident du cycle familial peut se présenter sous des formes assez diverses, en vertu de la contingence de comportements individuels déviants et des multiples composantes de la reproduction sociale, composantes tant symboliques (réputation, vices connus ou non, prestige et réussite du mariage, etc.) que matérielles (endettement chronique ou aisance, train de vie selon son rang, etc.). Plusieurs héritiers Masson présentent tout un dégradé de ces échecs, ruptures plus ou moins brutales par rapport à l’ascension du fondateur de la lignée et à son esprit d’entreprise[54].

Ce revers s’incarne sous une forme particulièrement cruelle chez l’un des fils de Joseph, Louis (Louis-Hugh-Robertson). Né en 1838, marié en 1859 à Annie Wilson, ses crises d’aliénation mentale[55] lui valent d’être interné aux États-Unis (au McLean Institute, Somerville, Mass.) à au moins deux reprises durant les années 1880[56]. Sa détention asilaire est motivée par l’impossibilité de le contrôler à domicile[57]. Le trouble de son état est évoqué dès 1875[58]. À cette époque, Rodrigue le sermonne sur sa conduite avec Annie, lui disant de maîtriser ses emportements. Rodrigue mentionne que, de son point de vue, son épouse a le droit d’utiliser les revenus successoraux du ménage pour tenir maison et être heureuse, puisque le couple n’a pas d’enfants[59] : belle évocation de la manière dont ressources économiques et sentiments peuvent s’imbriquer dans l’expérience familiale. L’entourage louera par la suite le dévouement d’Annie, de manière non équivoque[60]. L’état mental de Louis l’a apparemment confiné à une vie de quasi-inactivité. Il ne se trouverait pas, par contre, en état de déconfiture financière au moment de son décès, à la différence de certains de ses frères[61].

Le fait de mal succéder ne se signale pas toujours par une incapacité personnelle aussi importante. En dehors de ce cas de maladie mentale, on trouve chez les descendants Masson tout un groupe de « mauvais héritiers », individus improductifs et parfois causes de scandale. Ils affichent des « déviances rentières », car leur emploi du temps et leurs frasques relèvent directement de leur condition de personnages entretenus par testament. Leurs parcours, tout comme les mesures de rétorsion prises par leurs proches et le mépris dont ils sont parfois l’objet, témoignent de certains effets sociologiques et familiaux, parfois pervers, du patrimoine hérité. La récurrence d’expériences personnelles du genre, au sein de la lignée Masson, est à notre avis significative.

Cette récurrence est illustrée par la déroute personnelle et financière d’Henri, fils du testateur, et du seul fils d’Henri, Joe Masson. Né en 1836, Henri épouse en 1858 Coralie Globensky, de laquelle il aura un garçon et une fille. On peut aussi lui croire un enfant illégitime, car une lettre mentionne qu’il « […] est bien dur de l’empêcher d’aller voir son enfant[62]… ». Par son contrat de mariage, document fondateur du parcours bourgeois au xixe siècle, Henri est bien entendu tenu de voir aux charges du ménage. L’acte stipule aussi : séparation de biens ; don à l’épouse en cas de veuvage de 10 000$ à prendre sur les biens du mari ; renonciation au douaire coutumier. Les meubles de la future épouse sont énumérés, « […] le tout en acajou et couvert en damas drab et bordée [sic][63]. » Fait intéressant, il semble que ce soit Coralie qui meuble la maison. Henri vient probablement tout juste de commencer à percevoir la moitié des revenus produits par son lot, en accord avec le testament paternel.

En 1873, Henri demande apparemment de son propre chef qu’un conseil judiciaire lui soit adjoint pour l’assister dans l’administration de ses biens. Il est alors désigné comme un « gentilhomme vivant de son revenu, résidant à Terrebonne ». On dit aussi « qu’il est affecté d’une maladie qui lui cause souvent de graves indispositions et lui font perdre la mémoire, et l’expose à faire de mauvaises affaires […] ». La personne nommée pour l’assister n’est nulle autre que G.-N. Moncel, le comptable de la succession[64]. La correspondance échangée dans la famille n’évoque ni « maladie » ni « pertes de mémoire », mais plutôt incompétence, alcoolisme, attitudes dépensières et dettes[65]. Ce qui fait d’Henri une pièce mineure de l’échiquier des rapports de force familiaux.

Outre l’assistance du gérant de la succession, probablement imposée, les exécuteurs testamentaires confient une partie des revenus successoraux d’Henri à une personne manifestement jugée plus compétente que lui, son épouse Coralie. Une lettre du comptable de la succession, au ton d’ailleurs assez péremptoire, en témoigne :

[…] permettez-moi de vous faire connaître l’esprit des exécuteurs quand ils ont divisé le montant de revenus qui vous revient tous les mois. Avec vos $50 il est […] entendu que vous deviez vous habiller, payer l’abonnement des journaux et défrayer vos menus plaisirs Mdme Masson de son côté avec les $200 devait payer tous les frais d’entretien de la maison, c.a.d. la nourriture, ses vêtements ainsi que ceux de ses enfants, l’achat de meubles, l’entretien du cheval et de la voiture, le chauffage, gages des domestiques etc. etc.[66].

Coralie est donc chargée de voir aux dépenses les plus cruciales du ménage, l’autonomie du chef de famille se trouvant réduite à son habillement et à ses « menus plaisirs » !

Il semble qu’Henri doive 7750 $ à la succession à cette époque[67], ce qui pourrait exclure d’autres dettes[68]. Le contrôle très serré exercé par la succession sur ce mauvais héritier aurait laissé entrevoir le redressement de la situation financière du ménage[69]. Mais même par la suite, en 1878, à propos de l’achat de meubles, Moncel écrit à Rodrigue : « Ne pensez-vous pas qu’il serait mieux qu’elle [i.e. Coralie] achetât elle-même, car sans vouloir rien dire contre M. Masson, je crains beaucoup qu’il achète trop ou qu’il achète avec trop peu de discernement[70]. »

Le renversement opéré ici en faveur de Coralie est total, en regard des données sociojuridiques les plus cruciales de la masculinité bourgeoise. Outre les obligations créées par le contrat de mariage, si le droit oblige l’épouse à suivre son mari partout où il juge bon de s’établir, ce dernier doit néanmoins lui fournir « […] tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, selon ses facultés et son état[71] ». La succession, qui a fait d’Henri un rentier oisif, le rattrape aussi sous la forme de contrôles exercés par ses agents administratifs (comptable et exécuteurs), contrôles qui réduisent à peu de choses l’autonomie de ce bourgeois adulte. La succession est à proprement parler à la fois l’origine et le garde-fou de cette trajectoire individuelle très particulière.

Henri meurt en 1880. Un an après son décès, le lot successoral duquel il tirait ses revenus est partagé entre ses deux enfants. Le capital dont ils doivent avoir l’entière jouissance s’élève à près de 190 000$, ce qui est considérable[72]. Mais la trajectoire de son seul fils, Joe, autre « gentilhomme » né en 1865, se conclut à son tour par un désastre matériel et symbolique. Son parcours est marqué à l’instar d’Henri par le non-accomplissement de ses responsabilités financières d’homme marié, des folles dépenses, des dettes et des incartades sexuelles[73]. L’abandon rapide de Catherine-Marguerite Perrault, sa jeune épouse, fait scandale. Rodrigue se lamente de l’échec conjugal de son neveu : « […] I never expected such a climate would be reached who is a disgrace to the family[74]… »

L’état de rentier n’est peut-être pas de nature à faire d’individus comme Henri et Joe de rudes travailleurs et entrepreneurs capitalistes. Aussi, cette succession d’héritiers déviants, père et fils, se présente comme un véritable déclassement d’une branche de la lignée Masson, du moins chez ses représentants mâles. De toute évidence, il n’y a pas qu’une « bourgeoisie conquérante » au xixe siècle[75].

L’établissement des fils, entre commerce… et agriculture

Les sources consultées ne renferment aucun indice d’activités productives de la part d’Henri ou de Joe : titre professionnel, entreprise, gestion d’avoirs. Ils n’ont pas réussi à franchir une transition cruciale du parcours bourgeois du xixe siècle, soit l’établissement, du moins en ce qui concerne le monde du travail. Les autres facettes d’un établissement bourgeois réussi étant, rappelons-le, la conclusion d’un mariage avantageux, la mise sur pied d’un foyer autonome et la réception d’héritages sans trop de heurts. Chez les Masson, l’installation professionnelle de certains fils, les tentatives en ce sens, sont tissées de considérations patrimoniales et mettent en jeu les rapports intrafamiliaux. Prêter une attention particulière à cette étape de leur vie permet d’observer, d’un angle différent, la manière dont la transmission de biens est capable de modeler des individus, leur positionnement social, tout en suscitant négociations et tensions. Ainsi, les autres mâles de cette lignée acquièrent-ils un « état », une « position » qui soit les distingue, soit les dévalorise, en fonction des choix envisageables alors ?

Il est possible de dresser un bilan partiel du statut atteint par les mâles de la première génération (les fils du testateur), dont six atteindront l’âge adulte et dépasseront largement la quarantaine[76]. De prime abord, seul l’aîné (Joseph-Wilfrid-Antoine-Raymond, alias Wilfrid, décédé en 1871) prend une part active et sur le long terme aux affaires[77]. Il est d’ailleurs le seul fils majeur de Joseph Masson au moment du décès de ce dernier. Il fera fortune comme marchand en Angleterre[78].

Hormis une exception, plutôt temporaire (celle d’Édouard), aucun des frères de Wilfrid ne fait carrière dans les affaires. Parmi les quatre fils restants, éliminons d’emblée Louis, du fait de son incapacité mentale, de même qu’Henri, endetté et placé sous la puissance du comptable de la succession et de son épouse. De John ne subsistent des traces ni de frasques ni d’activités professionnelles. En 1864, il habite probablement chez sa mère, au château de Terrebonne, avec femme et enfants[79]. Reste Rodrigue, qui occupera de hautes fonctions politiques, et cela durant de nombreuses années. Dans sa vie privée, Rodrigue finit par jouer un rôle dominant au sein de la fratrie Masson du fait de l’incapacité, de l’endettement et de l’inactivité de certains de ses frères. Sophie Masson a tôt vu en lui le leader de la famille, en l’absence du père[80]. Ce rapide bilan permet de prendre la mesure des effets du passage, brutal d’une certaine manière, d’un père entrepreneur à des rejetons rentiers et choyés.

La décennie 1850 représente une période cruciale en ce qui a trait aux tentatives d’installation professionnelle de plusieurs rejetons mâles de Joseph Masson. Une participation à l’administration de la succession semble alors considérée comme une option valable pour certains d’entre eux, malgré leur jeune âge[81]. Surtout, Sophie Masson souhaite durant cette période que certains de ses fils soient intégrés aux entreprises et réseaux commerciaux bâtis par Joseph. Mais l’insuccès de cette transition commerciale et professionnelle s’avère pour elle une déception très amère. Cherchant à associer Louis (qui a déjà connu quelques ennuis de santé et de mémoire) et Henri (dont elle a déjà constaté la « légèreté ») à ces affaires commerciales, elle écrit en 1856 à un ancien employé de son époux, M. Bruyère, que « […] ce serait une satisfaction pour moi […] de voir mes enfants dans la maison qui a été formée par leur père et pour laquelle il a sacrifié son repos, sa santé et sa vie. » Mémoire, reproduction symbolique du nom et angoisse pour l’avenir des enfants s’entremêlent ici. Plus loin, « il n’est que juste et de droit que son nom demeure à la maison qu’il a formée, et que ses enfants lui succèdent en devenant associés dans cette maison […]. Je désire être assurée de l’avenir de mes enfants, vous êtes père vous comprendrez un peu l’anxiété d’une mère veuve[82]. » Mais le choix d’un partenaire d’affaires ne peut relever seulement de liens familiaux ou de la perpétuation d’une mémoire, dans l’univers économique risqué du milieu du xixe siècle, monde où les communications sont difficiles et où les chaînes de crédit et de confiance entre partenaires d’affaires jouent un rôle crucial[83].

Août 1859 : le placement de Louis, d’Henri et de John dans les affaires commerciales ne se réalise pas, de toute évidence. Louis a notamment été refusé par Bruyère. Sophie écrit à Wilfrid, l’aîné : « […] tu peux penser combien il me fait mal au coeur de voir mes enfants les Masson mis à la porte de maisons de commerce fondées par ton père […]. Dieu soit béni j’ai fait et ferai ce qui m’est possible malheur à ceux qui par leurs conseils ont ruiné et perdu l’avenir de Louis et de mes autres enfants dans cette maison de commerce[84]. » Cette transition commerciale ratée est un repère important du dérèglement de l’héritage Masson. Le phénomène successoral ne peut être réduit à la réception de legs ou de rentes par des descendants, et demande une comparaison entre les statuts du père et des fils, de même qu’une analyse de l’inscription plus ou moins réussie de ces derniers dans les circuits économiques dominants du temps.

Bien sûr, l’installation dans une activité quelconque ou l’oisiveté est un processus, ce qui peut donner lieu à des variations substantielles dans la diachronie. On ne doit pas s’en tenir à répartir les trajectoires individuelles bourgeoises entre « échecs » et « réussites », car il s’agit de parcours. Le cas d’Édouard illustre bien cet état de choses. Né en 1826, celui-ci serait momentanément intégré, au départ, aux entreprises de Joseph[85]. Il épouse Adeline Dumas en 1848. Cependant, ses aptitudes font déjà l’objet d’évaluations peu flatteuses. Édouard-Raymond Fabre, libraire, fonde peu d’espoir dans cette alliance : « Ed. Masson se marie avec Mlle Dumas de Terrebonne. La pauvre Delle, je la plains sincèrement, car il est bien étourdi et fera, je crois, tout autre chose qu’un bon mari[86]… »

Édouard tente sa chance dans l’industrie et le commerce au début des années 1850. Il s’occuperait d’une manufacture à Terrebonne, pour ensuite tenir un temps boutique sur la rue Saint-Paul[87]. Sophie Masson annonce en janvier 1853 qu’il « […] parraît [sic] que Édouard va former une société […] va-t-il réussir cette fois il faut l’espérer, il y va de tout coeur, il devra aller demeurer à la ville[88]… ». Elle affirme qu’il travaille beaucoup à son magasin, en mai et juillet 1853[89]. Il aurait même des velléités d’installation à New York cette même année[90]. Édouard manifeste l’instabilité des fils prodigues de la bourgeoisie montréalaise[91]. Son jeune frère Rodrigue s’en inquiète et le confie à sa mère : « […] Je vois que mon cher frère Édouard, s’ embarque dans une nouvelle entreprise, je souhaite beaucoup qu’il réussisse, mais je crois […] qu’il ferait bien mieux de ne pas changer si souvent de desseins, cela peut même lui faire du dommage dans le publique [sic][92] … »

L’installation d’Édouard dans les affaires fait l’objet de tractations avec Sophie, dans des échanges où considérations filiales et monétaires sont parfaitement enchevêtrées. En novembre 1853, il est question d’une somme de 7000 livres qu’il a demandé à sa mère d’emprunter à la succession, pour son compte[93], en vue de poursuivre ses entreprises commerciales. La veuve a apparemment refusé par prudence et le dépit d’Édouard est très clair : « c’est je dois l’avouer ce à quoi je devais m’attendre de vous, vu que vous ignorez les affaires, et pour cause, c’est que vous n’avez jamais eu à vous en mêler ayant eu un mari qui ne faisait jamais part à personne de ses plans. » Vache à lait, le patrimoine familial est simultanément un lieu de confrontation des sentiments familiaux, des espoirs de réussite, ce qui ouvre la porte à un certain chantage. Édouard poursuit : « pourquoi seriez-vous la cause innocente d’empêcher votre enfant de se faire un nom, de se créer une position, de se faire un avenir peut-être brillant[94] ». Se laisse-t-elle attendrir ? Sophie Masson se porte garante, le mois suivant, d’un emprunt de 38 000$ portant 6 % d’intérêt, liant Édouard à la succession de son père[95]. Sophie aura à rembourser ce montant à la succession, après le décès d’Édouard[96].

Il est probable que Sophie Masson tire à nouveau son fils d’embarras au cours des années 1860. Ces secours ont fort probablement quelque chose à voir avec une lettre à l’eau de rose qu’Édouard adresse en 1866 à Sophie. Elle a fait un geste pour lui, ce qui suscite un intense épanchement d’amour filial chez Édouard, lui qui joue aussi la corde de la religiosité marquée de sa mère :

[…] vous faites pour l’enfant qui vous a causé tant de peine, ce que vous feriez pour celui qui vous aurait donné le plus de satisfaction. Que puis-je faire en reconnaissance de tant de bontés ; vous sacrifiez mon existence ? Oh ! Oui, avec bonheur ; donnez m’en donc seulement l’occasion […]. Vous me dites que vous priez Dieu tous les jours, pour que je sois heureux ici-bas & là-haut, je suis certain que vous serez exaucée car vos prières doivent arriver de suite au trône de l’Éternel. Vous faites mon bonheur ici-bas, me reste à mériter par ma conduite celui de là-haut. Merci, chère mère, de votre cadeau du jour de ma naissance […]. Encore une fois, merci, bonne mère, merci[97].

Peut-on se permettre de laisser un fils sombrer dans la gêne, comme on le ferait avec un débiteur non apparenté ?

Malgré les secours de Sophie, l’endettement d’Édouard sera chronique. La fin des années 1860 et le début des années 1870 le montrent dans des embarras financiers que signalent notamment une vente publique de ses effets mobiliers, vente faite « […] dans le seul but de satisfaire ses créanciers[98]… », et de pressantes demandes d’argent à ses frères[99]. Au total, Sophie Masson semble avoir fait beaucoup pour lui. Dans son testament, rédigé après la mort d’Édouard (survenue en 1875), elle ne lègue rien aux enfants de celui-ci. Elle considère qu’Édouard a déjà reçu plus que ce qu’il pouvait s’attendre à recevoir du patrimoine qu’elle va laisser à son décès[100].

Cette déconfiture financière constitue une forme brute, et assez facilement repérable, d’échec de reconduction de la réussite de Joseph Masson. Mais cet endettement est allé de pair avec une participation assez substantielle d’Édouard à l’espace public et à la hiérarchie politique de son temps, ce qui n’est pas le cas de tous ses frères : conseiller municipal de Montréal, major de milice, conseiller législatif pendant huit ans, Édouard a également mené des activités de colonisation dans les Laurentides[101], activités probablement ruineuses mais socialement valorisées.

Cette trajectoire révèle un parcours médian entre l’échec complet, avéré, et une installation dans la vie qui remplirait toutes les conditions du « succès bourgeois » : activités productives, alliance avantageuse, transmission d’avoirs intéressants aux enfants, reconnaissance des pairs, maintien de l’honorabilité. Entre le travail actif, l’exercice d’une profession et le désastre personnel et familial le plus complet (comme dans le cas d’Henri et de Joe), il est des avenues disons intermédiaires ouvertes à l’activité des bourgeois rentiers, comme la philanthropie, la politique, la milice. Ce qui leur permet de faire oeuvre utile, tout en surfant sur un nom illustre, le capital symbolique et le réseau de sociabilité y étant attachés. Le personnage d’Édouard permet en ce sens de nuancer le déterminisme d’une interprétation qui ferait de tous les héritiers rentiers des échecs en puissance. La création ex nihilo d’héritiers rentiers, au travers d’héritages, favorise l’apparition de successeurs ratés, sans déterminer ce phénomène.

Reste qu’à l’instar de Joe, fils unique d’Henri, les deux fils d’Édouard auront des parcours apparemment peu enviables. Très peu de temps après le décès précoce d’Antoine-Joseph-Édouard Masson (alias Joseph-Édouard, né en 1851, mort en 1883), la correspondance familiale fait état d’un décès tragique lié à l’alcoolisme[102]. Les comportements alcooliques pourraient-ils accompagner le désoeuvrement des héritiers ? Ce problème a été évoqué à propos d’Henri. Fait à relever, une notice nécrologique désigne Joseph-Édouard comme gentleman farmer[103]. Anne-Rodrigue-Louis de Gonzague-René (alias René, né en 1862) fait, quant à lui, l’objet d’un contrôle judiciaire en raison de ses dettes, en 1890. Le gérant de la succession est derechef nommé conseil judiciaire[104]. Le décès de René, en 1905, pourrait suivre un « accident de revolver » qui fit courir des rumeurs de tentative de suicide. Cet « accident », dit-on, a causé de l’émoi dans les « cercles hauts mondains[105] ».

L’histoire des héritiers Masson présente un fait assez étonnant au premier abord : des héritiers de seconde génération (des petits-fils du testateur) ont cherché à s’établir comme cultivateurs, ou plutôt, comme gentlemen farmers. Ce semble être effectivement le cas pour au moins deux d’entre eux, tous deux fils de Rodrigue. Roddy voit le jour en 1884, fruit du remariage de Rodrigue avec Cécile Burroughs[106]. Durant la Première Guerre mondiale, Roddy profite d’une exemption de la conscription en tant que cultivateur[107].

Qu’une lignée bourgeoise effectue un retour à la terre dans certaines de ses branches surprend quelque peu. Sans correspondre à une chute sociale et juridique aussi manifeste que celle éprouvée par Henri ou Joe, cette option traduit néanmoins un retrait des principaux circuits du pouvoir économique et politique du temps. Au surplus, ce choix particulier témoigne à nouveau de l’influence du patrimoine sur les personnes, leur positionnement social, et de l’ascendant des biens familiaux sur les rapports entre descendants de Joseph Masson.

Des lettres échangées au milieu des années 1880 entre deux frères de la seconde génération d’héritiers, soit Léon et Alexandre-Henri (tous deux fils de Rodrigue), permettent de mieux saisir les ambivalences d’un jeune homme qui, au moment de s’établir, envisage pareil retour à la terre. Léon, 21 ans, donc jeune mâle fraîchement doté de la capacité juridique des majeurs, écrit en 1886 à son frère Alexandre-Henri. Si un établissement agricole l’a déjà tenté, maintenant, dit-il, « mes idées sont changées je vais laisser l’agriculture puisque Papa n’a pas l’argent qu’il faut pour me faire partir […] », i.e. le « lancer » dans la vie. La critique du père emprunte ici à une conscience très nette de la condition privilégiée d’héritier rentier : « Papa n’a jamais eu l’idée de nous ramasser de l’argent pour nous établir plus tard, et moi je n’a pas plus l’idée de faire de l’argent pour mes enfants que Papa en aura fait pour moi. Il s’est fié sur l’argent de Grand-Papa et moi j’en ferai autant. » L’héritage Masson et ses modalités particulières affectent même les sentiments père-fils.

Si on peut prévoir se reposer sur des revenus successoraux, le choix d’une occupation n’est pas aiguillonné par la nécessité. Léon soutient qu’il n’avait choisi l’état de cultivateur « […] que pour m’occuper dans la vie, et non pour faire beaucoup d’argent et devenir millionnaire ». La missive se termine sur une note d’angoisse quant à son avenir personnel ; il songe même à s’engager dans l’armée[108]. Alexandre-Henri tente de le raisonner (« […] Papa te fera certainement partir en agriculture […] ») et évoque le problème de l’oisiveté (« […] un jeune homme (marié ou non) coûte toujours plus cher à ne rien faire […] »). Le rapport à la succession de Joseph Masson est directement évoqué et soupesé : « […] la fortune de Grand-Papa a été divisée en huit, et il [Rodrigue] se trouve a en avoir un 8ième tandis que toi, ou moi, ou n’importe qui de nous, n’aura qu’un 1/4 de la part de Papa, ou en d’autres mots comme nous sommes 24 (je crois) petits-enfants de Grand-Papa, nous n’aurons qu’1/24 de cette fortune[109]. » Rappelons que les héritiers de cette génération, tout en devant jouir de l’entièreté des revenus produits par les lots, sont de fait plus nombreux à se partager les revenus de chaque branche. Ce qui peut malgré tout être vraiment profitable dans les branches comptant peu d’enfants et considérant aussi la croissance des capitaux placés par les exécuteurs. Par contre, ces héritiers ne touchent les revenus qu’à la mort de leur père ou mère. De là certains blocages et frustrations chez des héritiers rentiers pour un temps « virtuels ». S’ils n’exercent pas véritablement un métier quelconque, leur dépendance aux « espérances » de la succession s’en trouve renforcée.

Quelques jours plus tard, Léon se montre un peu plus posé. Toujours incertain face à son avenir, son statut économique privilégié pourrait parfaitement s’accommoder, dans son esprit, d’une situation professionnelle subalterne : « Étant soldat je ne me marirai [sic] jamais, je mènerai la vie et j’aurai assez d’argent, même trop étant garçon, et je ferai la barbe même aux officiers[110]… ». L’héritage Masson, matrice des rapports intrafamiliaux, a aussi des effets intimes, du moins dans le cas de Léon. Il imprègne la représentation de soi.

Quelques années plus tard, en 1890, Rodrigue énumère dans une lettre tout ce qu’il a fait pour ce fils indécis. Le patriarche a le sentiment d’en avoir fait assez, et un départ dans la vie satisfaisant, de la part de Léon, tarde à se concrétiser. La lettre porte notamment des « […] tu dois maintenant compter sur toi-même » et « […] tu dois être en état de te tirer d’affaires seul maintenant ». Léon ayant voulu se faire agriculteur, Rodrigue lui a procuré une ferme et l’a mise en état. Léon doit en retour payer les hommes et les travaux nécessaires. Rodrigue dit même qu’il paiera pour certains ouvrages que Léon exécutera pour son compte, comme le pelletage de trottoirs durant l’hiver[111]. Ce jeune « gentilhomme[112] » est sans conteste en retrait des activités socio-économiques porteuses de la fin du xixe siècle : finance, industrie, transports, commerce, développement immobilier.

Les disputes testamentaires

Cette opulente succession n’a pas seulement accouché d’héritiers considérés « manqués » ou ambivalents. Des conflits profonds émaillent aussi son histoire et ce, durant une longue période. Ces conflits se soldent parfois par des procès ; certaines disputes, au contraire, n’accèdent pas à l’arène judiciaire. Dans ces disputes patrimoniales s’entrechoquent les formes juridiques de la transmission des biens, les attentes et qualités relatives aux divers rôles des individus (« générosité » et volonté du testateur, « mérite » des héritiers, capacité administrative des personnes), des attitudes individuelles contingentes, les rapports de force propres à la famille et certaines données diachroniques (mémoire du père, espoirs d’établissement des fils). Par ailleurs, comme elles combinent rapports personnels et rapports aux biens, les disputes financières familiales prennent à l’occasion une tournure proprement explosive[113]. L’imbrication de l’argent et des liens de parenté font ressentir plus durement tensions et ruptures. Donc, quels sont les conflits liés à la jouissance et à l’administration de la fortune léguée par Joseph Masson, outre les brouilles déjà entrevues[114] ?

Aux yeux du droit, un testament n’a rien d’anodin : c’est une véritable loi qu’il faut interpréter en cas de divergence d’opinions à son sujet. Comme l’explique un juge dans un procès-fleuve relatif à l’interprétation des dernières volontés de Joseph Masson,

en pareille matière, il importe surtout de déterminer quelle a été l’intention du testateur. Car, avec la liberté absolue de tester, telle que nous la possédons, le testateur fait lui-même la loi qui doit gouverner sa succession, de même qu’en matière de conventions, c’est la volonté des parties qui domine leurs relations[115].

Or, il est au moins une chose que ce testament fondateur, si réglé en apparence, n’a pas prévu. Les héritiers de première génération doivent jouir de la moitié des revenus produits par une part leur étant attribuée ; leurs enfants, de l’entièreté des revenus produits par ces lots. Soit. Or, à qui échoient ces revenus et les capitaux qui les produisent, si l’un des enfants de Joseph Masson meurt sans descendance ? La question se pose en novembre 1887, au moment de la mort, sans postérité, de Louis. Mort survenue, dit-on, après une période de « grande excitation accompagnée de délire[116] ». Le problème est identifié rapidement et confié à la réflexion d’hommes de loi prestigieux, mandatés par les exécuteurs testamentaires. D’emblée, les avis divergent. Certains pensent que la substitution est terminée dans ce cas, que la part de Louis passe en pleine propriété à ses héritiers légitimes au premier degré (frères, soeurs, neveux et nièces). D’autres croient que la substitution n’est pas éteinte, qu’il y a accroissement en faveur des autres descendants, transmission toujours sujette à la substitution, en fonction des règles établies par le testament[117]. Autrement dit, les biens composant ce lot seront-ils tout de suite libérés des dernières volontés de Joseph Masson, ce qui pourrait se traduire pour certains individus par la mainmise en propriété sur des sommes substantielles, ou vont-ils rester sujets aux clauses testamentaires ?

La disparition de Louis plonge la famille dans un imbroglio juridique qui ne sera réglé en Cour suprême… qu’en 1912, soit 25 ans après son décès[118]. La solution imposée alors est la suivante : la part des biens de Louis doit retourner à l’ensemble de la succession et, insistons sur cet aspect, comme s’il n’avait jamais existé[119]. Si on débat à savoir en quelles mains doivent aboutir les capitaux ayant profité aux héritiers rentiers, ceux-ci apparaissent d’autant plus comme de simples pièces de la mécanique successorale et familiale. Cela illustre bien le relatif effacement des descendants, d’un point de vue sociojuridique.

La suite de procès et d’appels ayant mené la famille jusqu’en Cour suprême découle de démarches entreprises au départ par Léopold Masson, petit-fils d’Édouard. Il s’agit d’un héritier habile à réclamer une partie du capital de la succession. Léopold demande en 1906 à toucher en propre sa part dans le lot échu à son grand-père, sa part dans le lot laissé par Louis et dans des biens restés indivis. Trois sources financières sont susceptibles de converger vers ce jeune homme dans la vingtaine, en ce moment précis de l’histoire de la succession Masson. Les enjeux sont là. Si les différents bénéficiaires du patrimoine se sont multipliés au fil des alliances, le lot de Louis et les biens encore indivis sont conjointement évalués à près de 1 073 000 $ en cette même année 1906[120].

Source durable de procédures judiciaires, la gestion de la fortune Masson a par ailleurs pour effet d’exacerber les rapports de pouvoir au sein de la parentèle. Les remplacements et nominations d’exécuteurs testamentaires représentent notamment un enjeu familial et financier considérable, à en voir les tensions et procès suscités durant plusieurs décennies par cette formalité. La gestion d’un patrimoine colossal est l’occasion d’une véritable disqualification de certains membres de la famille, en vertu de l’évaluation de la capacité administrative de chacun.

Une lettre de Rodrigue, adressée en 1869 à son frère aîné Wilfrid, montre son peu d’estime des compétences financières de leurs frères. Il faut trouver un successeur à M. Belle, exécuteur testamentaire décédé, alors que le groupe des exécuteurs compte déjà quatre fils du testateur : Rodrigue, Wilfrid, Édouard et Louis. Faisant référence à Henri et John, Rodrigue avance que « malheureusement nos deux frères qui restent ne sont guère qualifiés pour cette position où nous aurions besoin […] d’un homme d’expérience et de connaissances ». La lettre continue, sur un ton assez dur : « Tu sais jusqu’à quel point John est peu qualifié à mon avis Henri ne l’est pas plus […] dans ses intervalles de santé son intelligence se ressent encore des secousses qu’elle éprouve pendant ses crises de boisson. Il n’est pas plus réfléchi que le passé [sic] […] » Édouard est dépeint comme un « gouffre » financier qui cherche à tirer le maximum de la succession. « Henri qui a les mêmes goûts que lui le soutiendra dans ses extravagances et à eux deux le bureau des exécuteurs deviendra incontrôlable […] ». L’incompétence de Louis est déjà reconnue à cette date, bien avant ses séjours asilaires :

[…] dans le temps je l’ai prévenu que s’il ne voulait pas se conduire mieux, se tenir compos mentis, voir un peu à ses affaires […] nous serions obligés de prendre un étranger […]. Dernièrement il a failli se tuer dans une attaque d’épilepsie causée par la boisson (il tombe très souvent) et il est devenu insipide dans la conversation même courante[121].

Ces dénigrements constituent de beaux exemples de sanctions informelles ou diffuses, représailles appliquées « […] directement sans la médiation d’un corps défini et constitué[122] ». Elles s’exercent ici contre des joueurs inférieurs et déviants de la famille, en dehors de mesures plus réglées comme le contrôle judiciaire des biens ou la mainmise des exécuteurs testamentaires.

Outre ces évaluations doublées d’attaques personnelles, le reste de la correspondance montre des conflits ouverts dans la fratrie, à propos de la jouissance de la fortune paternelle. Bien qu’Édouard et Rodrigue agissent probablement tous deux comme exécuteurs à cette époque, Rodrigue admoneste son frère empêtré dans des difficultés financières. Édouard doit à Rodrigue, selon ce dernier, une avance obtenue de la succession. Rodrigue précise sa conception de sa prépondérance : « Je crois d’ailleurs savoir que la famille entière est enchantée de l’influence que je puis avoir à la succ.- qu’elle sait que je m’en sers pour le bien de mes frères[123]… » Il déclare son frère jaloux de son influence : « Je vois avec regret dans ta dernière lettre d’aujourd’hui que c’est bien à moi, à mon influence que tu en voulais et pour dire le mot tu en étais jaloux[124] ! » La succession ne peut pas avancer plus d’argent à Édouard qui en redemande, lui qui vivrait au-delà de ses revenus. Rodrigue lui signifie clairement ce refus[125].

Durant les décennies 1910 et 1920, des remplacements d’exécuteurs testamentaires décédés engendrent plusieurs litiges qui aboutissent parfois devant la Cour du banc du Roi[126]. La capacité et le mérite des différents candidats sont alors soupesés. Certains sont présentés sous un jour assez peu flatteur. Roddy, fils de Rodrigue, tente d’accéder au cercle des exécuteurs en 1913. C’est un « gentilhomme », on s’en souviendra, qui se serait au départ établi comme agriculteur. Le pur rentier doit représenter un parti de moins en moins satisfaisant dans le monde des affaires plus complexe du début du xxe siècle[127]. Les descendants Masson auraient de la sorte de la difficulté à se faire valoir auprès d’individus impliqués de plus près dans l’univers de la finance et du droit.

Les exécuteurs en poste ne favorisent pas cette candidature. Ils affirment que « […] le requérant ne possède pas actuellement les qualifications et la compétence requises par le testateur pour exercer cette charge […] », préférant que « […] le Bureau de Direction de la Succession Masson soit fortement constitué et composé d’hommes d’expérience et d’affaires […] ». Il ne fait pas le poids, à leurs yeux, devant « […] Monsieur A. P. Lespérance, un de nos financiers les mieux connus, gérant de la banque d’Épargne de la cité et du district de Montréal[128]… ». Roddy n’a pas la confiance de son réseau familial. Sur les 30 ayants droit consultés, un seul l’appuie. Il abandonne par conséquent sa démarche[129].

En 1923, le remplacement de G.-N. Moncel déclenche une autre confrontation judiciaire mettant en présence une nuée d’avocats et d’héritiers. Roddy revient à la charge. Il est désigné alors comme « marchand de bois, cultivateur à Terrebonne, âgé de 39 ans ». Son aptitude est encore une fois sérieusement remise en cause. L’un des exécuteurs (Raymond Masson, son cousin) finit par dire carrément que l’individu fait problème : « […] c’est toujours désagréable, toutes sortes de critiques de toutes façons de sorte qu’on ne peut jamais arriver à compter sur lui ». Plus loin : « Il aurait les capacités s’il le voulait ». Un autre témoin n’arrive pas à dire si c’est un homme honorable, affirmant de plus ne l’avoir jamais vu travailler[130]. Les seuls immeubles de la succession sont alors évalués à sept ou huit millions de dollars[131]. L’affaire se rend devant la Cour du banc du Roi[132]. D’autres nominations d’exécuteurs suscitent des débats en 1926[133] et 1929[134], et même plus avant dans le xxe siècle. Roddy réussit finalement à se faire nommer en 1929.

Cela conclut-il la longue lutte d’un individu apparemment décidé à faire valoir les liens du sang sur les exigences d’une capacité administrative moderne ? Une note manuscrite, versée dans les archives familiales et intitulée « Mon oncle Roddy », offrirait un aperçu, très indirect il va sans dire, de l’attitude de ce fils bourgeois envers sa famille. Ou du moins de l’impression qu’il a laissée à ce titre. « Il n’a jamais rien fait de vraiment utile dans sa vie […]. Il se complaisait à parler mal […] pour faire opposition à cette prétendue famille aristocratique qu’il méprisait[135]. »

Conclusion : les effets sociaux du patrimoine bourgeois dans la diachronie

Le parcours de la famille Masson s’avère bien sûr très spécifique, vu les montants en jeu et la longue durée des conflits qui l’ont déchirée. Mais particulier ne veut pas dire anecdotique. Cette trajectoire traduit la multiplicité des effets sociaux et familiaux du patrimoine. L’étude de l’héritage ne doit pas s’attarder uniquement à la répartition plus ou moins égalitaire des biens ou à la capacité de ceux-ci à soutenir l’installation des descendants[136]. Le rapport aux biens ne constitue pas non plus, bien sûr, la seule lecture possible de l’histoire des descendants de Joseph Masson. Mais les interactions suscitées par le patrimoine et les revenus forment à n’en pas douter l’une des structures essentielles de cette histoire. Autant la condition sociale et l’occupation des héritiers que les rapports entre ceux-ci portent l’empreinte, très profonde, du patrimoine laissé par Joseph Masson et des modalités de sa dévolution.

Cette manne successorale a littéralement institué certains types d’individus, en tant qu’héritiers rentiers. Sa transmission a aussi pesé de manière déterminante sur les itinéraires des descendants mâles, en imprégnant leur établissement, ce moment critique du parcours du jeune bourgeois du xixe siècle. Cette transition était marquée, pour ces « fils de famille », par la possibilité de l’oisiveté et de l’ambivalence. Ce testament a aussi facilité la survenance d’attitudes déviantes (dettes et frasques diverses) décevant les projections parentales et les attentes des proches. Mais, comme le rappelle le parcours d’Édouard, il faut tenir compte de l’éventail très large de situations permettant de jauger la réussite ou l’échec du bourgeois adulte. Néanmoins, le retour à la terre opéré par certains héritiers, pour « s’occuper », est symptomatique du déclassement social autorisé, de manière paradoxale, par la condition de rentier.

Ce testament a de surcroît structuré des rapports intrafamiliaux. Les effets relationnels du patrimoine sont éclatants ici. Il a été la mesure de l’incompétence de certains héritiers. En ce sens, l’argent sert aussi à évaluer les personnes, et pas seulement des biens, en termes de capacité et de risques. Édouard Masson était un « gouffre » ; son frère Henri devait se limiter à payer ses « menus plaisirs », puisque sa femme était reconnue meilleure gestionnaire que lui. La fortune de Joseph Masson a aussi déclenché tensions et conflits dans les fratries et parentèles, notamment à l’occasion de la nomination d’exécuteurs testamentaires, postes éminemment stratégiques. L’influence de la transmission des biens sur certaines interactions familiales spécifiques est également palpable. À ce titre, les biens eurent ici un effet normatif très puissant. Les revenus successoraux pouvaient être employés au bien-être conjugal d’Annie, femme de Louis ; Édouard, à court de ressources, a négocié avec sa mère de nouvelles rentrées d’argent pour faire son « bonheur ici-bas », en tant que fils à établir ; dans le cas de Léon, l’influence de la transmission des biens s’est étendue à l’intime, à la représentation du père ainsi qu’à la représentation de soi. Ambivalent, qu’il se fasse soldat ou cultivateur, il demeurait un héritier en attente qui espérait se « fier sur l’argent de Grand-Papa ».

Cette plongée dans des « papiers de famille » montre une distance considérable face aux valeurs de progrès, d’individualisme et d’entrepreneurship mises de l’avant dans certains discours destinés à l’espace public à la même époque[137]. Les héritiers Masson s’inscrivent très mal dans l’individualité libérale, éthique particulière où dominent volonté et responsabilité[138]. Les effets sociaux des biens observés ici permettent d’interroger quelques acquis de l’histoire du xixe siècle, comme la valorisation de la propriété et de l’individu, valorisation sensible, par exemple, dans l’évolution du droit civil bas-canadien et québécois. L’un des objectifs fondamentaux de l’histoire de la famille est de mettre en rapport vécu des familles et changements macrosociaux[139]. À notre avis, cette dialectique ne doit pas nécessairement se traduire par le constat d’adaptations ou de réponses appropriées, dans une espèce de cohérence sociale spontanée, comme le laisse entendre une bonne partie de la littérature adoptant le point de vue des « stratégies familiales » et insistant de manière parfois excessive sur l’agency des acteurs du passé[140]. Une approche microhistorique ne conduit pas nécessairement à une insistance sur les soi-disant « stratégies » des acteurs. On aura aisément compris qu’il ne s’agissait pas, dans ce travail, de valoriser l’agency des Masson, ne serait-ce que par l’accent mis sur la trame patrimoniale de leur histoire. Surtout, cette même histoire se déroule sur un mode en partie non stratégique et met en scène des tensions, des blocages et certaines défaites individuelles.

La transmission des biens à l’intérieur des familles pouvait relever d’une logique relativement étrangère aux pressions et transformations favorisant une plus grande circulation des biens et une accélération des échanges[141]. Dans les rapports privés et la sphère domestique, espace éminemment valorisé par la bourgeoisie, les interactions étaient marquées par des contraintes lourdes mêlant rapports aux biens, attentes relatives aux rôles et aux genres, poids de la mémoire familiale et projections dans le futur. La vie privée des lignées bourgeoises se déroulait ainsi, en partie, en contrepoint de l’idéologie contractuelle et des obligations comme bases des rapports sociaux[142], rapports faits en théorie de l’assortiment des libres volontés d’individus moralement responsables de leur sort et échec éventuel. Libres de dépenser leurs revenus, les héritiers Masson ne possédaient peut-être que cela, en tant que simples pions d’un jeu dont les pièces maîtresses furent les dernières volontés de Joseph Masson, marchand montréalais.