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Ce court volume fournit un exemple de ce que l’historienne américaine Alice Kessler-Harris (« Why Biography ? », American Historical Review, 114, no 3). nomme une antibiographie. Dans ses mots, « Rather than offering history as background, or introducing it in order to locate an individual in time », l’antibiographie demande « how the individual life helps us to make sense of a piece of the historical process ». Cependant, loin de refléter le tournant culturel qui a mené à une renaissance des biographies historiques, le livre de Maude Flamand-Hubert, Louis Bertrand à L’Isle-Verte, demeure strictement un exercice d’histoire sociale. N’ayant pas de journaux intimes, de Mémoires, de recueils de correspondances ou même de registres commerciaux à sa disposition, l’auteure s’est fiée presque exclusivement aux données notariales et aux récits paroissiaux. Conséquemment, nous ne découvrons presque rien de la carrière politique de Louis Bertrand comme maire et député provincial ou de son rôle d’officier de la milice, et très peu sur le commerce du bois qui semble avoir été une clé de son succès financier. Par contre, une foule de renseignements nous sont transmis sur ses nombreuses transactions immobilières notées dans 561 documents notariés. Par ailleurs, l’auteure intègre une dimension humaine avec des légendes locales dont les points de vue divergent quant à l’intégrité et à la sphère d’influence de Louis Bertrand. En résumé, l’étude ouvre une fenêtre intéressante sur la mentalité d’un entrepreneur issu d’un milieu modeste, qui acquiert une grande seigneurie à une époque où le capitalisme gagne du terrain dans les milieux ruraux.

Cette étude semble tirer ses origines de la restauration du manoir Bertrand, une assez vaste maison que l’Université du Québec à Rimouski a achetée en 2005. Aujourd’hui un site historique officiel, cette bâtisse a jadis servi de bureau de poste, de magasin et de résidence à la famille Bertrand. Né à Québec, le jeune Bertrand arrive à L’Isle-Verte en 1811. Il acquiert rapidement des permis pour l’exploitation de moulins et l’achat de terres à l’intérieur des limites de la seigneurie jusqu’à ce qu’il en devienne propriétaire en 1849, pour ensuite en faire don à son aîné, Charles, qui tiendra le rôle principal dans l’industrialisation de L’Isle-Verte. L’histoire de Charles ne fait pas partie de cette étude qui va de 1850 à la mort de Louis Bertrand en 1871. Cette recherche examine plutôt la stratégie que ce dernier a utilisée pour diviser ses propriétés entre ses quatre fils, stratégie qui a d’ailleurs requis cinquante-trois documents notariés, un nombre remarquable en soi. L’auteure n’aborde pas l’impact de l’abolition du système seigneurial en 1854, mais nous pouvons présumer que cela a augmenté la valeur des nombreux biens fonciers de Louis Bertrand puisqu’il a alors été dégagé de l’obligation d’en accorder une partie à ses censitaires.

Une des deux légendes contradictoires sur la montée en importance de Louis Bertrand à L’Isle-Verte prétend qu’il aurait tiré avantage de l’hospitalité de Barthélémy Côté dont l’ancêtre roturier avait acquis la seigneurie du noble qui en était le concessionnaire en 1711. Quoi qu’il en soit, la seigneurie est mûre pour la cueillette, car elle compte peu d’habitants et les membres de la famille Côté, dont la plupart sont illettrés, y ont reçu un certain nombre de fiefs. Après avoir payé comptant pour huit de ces fiefs entre 1816 et 1819, Louis Bertrand signe un bail de vingt-neuf ans pour la plus grande partie de la seigneurie (24 402 arpents) en échange d’un loyer annuel de seulement quatre livres dix shillings plus quarante minots de blé. Même si Barthélémy Côté se réserve le banc seigneurial à l’église paroissiale, aucun mariage entre les deux familles ne viendra faciliter la transition. Comme l’a noté l’historien Benoît Grenier : « On assiste plutôt à un effacement de la famille Côté face à l’investissement des pouvoirs locaux par Louis Bertrand. » (p. 56)

Ce dernier accumule aussi de nombreuses terres en les achetant de petits propriétaires fonciers. Sa stratégie consiste à utiliser ces terres comme monnaie d’échange dans une économie en manque de liquidité, et ce, dans le but de faire un profit avec l’intérêt demandé aux acquéreurs de ses lots pour l’investir dans plusieurs moulins. À la fin des années 1850, il exploite six scieries, quatre moulins à broyer et un moulin à carder. Il a également acheté 125 lots de débiteurs. Il semble que la majorité de ces acquisitions ne sont pas dues à la banqueroute de ses clients, car cela aurait été non seulement nuisible aux affaires, mais aurait aussi porté atteinte à sa cote de popularité politique. L’auteure suggère plutôt qu’il se substituait probablement aux banques en achetant les propriétés des personnes qui autrement n’auraient pu remplir leurs obligations.

De toute évidence, la colonisation n’est pas une de ses priorités, car il accorde relativement peu de censives à titre de seigneur. Son commerce de bois revêt visiblement une plus grande importance à ses yeux, mais les renseignements fournis par les actes notariés sont malheureusement très limités. L’auteure suggère que les moulins de Louis Bertrand étaient peut-être dispersés afin de prévenir l’incursion de grandes compagnies qui dominaient le marché, mais ce travail de prévention aurait certainement été accompli par le contrôle qu’il exerçait sur les sites des moulins et le secteur du bois. Par exemple, les Joly, les seigneurs de Lotbinière, ont exploité une grande scierie à eau pendant plusieurs décennies, faisant des emprunts bancaires chaque année pour payer les équipes de bûcherons pour ensuite desservir le marché américain en passant par des courtiers de la ville de Québec. Au lieu de cela, Louis Bertrand travaille avec les barons du bois, tels Price et Caldwell, pour fournir le capital nécessaire à ses activités et il partage avec eux la propriété de sa scierie de L’Isle-Verte. La ville compte alors trois autres scieries, ce qui pourrait suggérer que la compétition ne provenait pas de ces grands exploitants. Il est plus que probable qu’il ne voulait pas risquer la faillite par un surendettement dans une industrie étroitement liée à la fluctuation des marchés internationaux. Par ailleurs, il a vraisemblablement été désavantagé par son éloignement du chemin de fer, qui ne fera son apparition à L’Isle-Verte qu’à l’époque de sa mort.

Lorsqu’il fait don de la seigneurie à son aîné Charles en 1850, Louis Bertrand travaille déjà en partenariat avec lui. Ses trois autres fils recevront des dons généreux en 1859, mais des restrictions reliées aux ventes et hypothèques y seront rattachées. Le père a pris soin de préparer sa succession vingt ans avant sa mort, s’assurant que son épouse n’aurait aucun rôle à jouer dans l’entreprise familiale dans l’éventualité de son prédécès. Quant à ses trois filles, elles ne recevront que des dons monétaires variant de 2 152 à 3 280 piastres, un autre reflet des idées traditionnelles de Louis Bertrand sur le genre. Comme le conclut l’auteure, « entre les grands négociants et l’habitant, il existait une classe d’entrepreneurs dynamiques, souvent oubliés ou folklorisés » (p. 137). Dans cette étude, les relations entre Louis Bertrand et les autres membres de la communauté de L’Isle-Verte sont passées sous silence, et l’examen minutieux et répétitif de chacun des actes notariés met la patience du lecteur à rude épreuve. Cependant, cette étude constitue un ajout appréciable à notre compréhension des enjeux économiques, sociaux et familiaux, et de l’importance de la terre dans le Québec rural du XIXe siècle.