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Lorsque Mgr Rodrigue Villeneuve prend possession du siège archiépiscopal de Québec en 1931, il reçoit les hommages de l’abbé Édouard-Valmore Lavergne, curé de la paroisse Notre-Dame de Grâce, qui lui promet d’être son prêtre « le plus soumis » et le plus empressé à accepter ses directives « comme venant de Dieu lui-même »[2]. Le nouvel archevêque est loin de se douter que ce curé se révélera plus turbulent qu’aucun autre de ses prêtres. Avec son élève et complice l’abbé Pierre Gravel, le curé Lavergne formera un duo qui sera mêlé à de nombreuses controverses politiques, lesquelles donneront bien des maux de tête au prélat.

Tous deux se sont impliqués directement dans la politique de leur époque, au grand dam du Parti libéral du Québec et de son chef Louis-Alexandre Taschereau, qui se plaindront d’eux à plus d’une reprise. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Royal Canadian Mounted Police (RCMP) et le ministre fédéral de la justice Ernest Lapointe ont envisagé leur internement pour empêcher leur propagande contre la guerre et la conscription. Bien que leurs cas soient semblables à première vue, ils ont connu deux fins bien différentes. Le curé Lavergne a perdu sa cure en 1941, alors que l’abbé Gravel a gagné la sienne en 1946. Comment expliquer cette différence ?

Le rôle politique du clergé catholique dans la province de Québec au XXe siècle est encore peu connu. Les études sont beaucoup plus nombreuses du côté du XIXe siècle. Les incursions politiques des évêques, en particulier de Mgr Bourget et de Mgr Laflèche, l’anticléricalisme des « rouges » et des libéraux de même que les nombreux cas d’influence indue ont été bien documentés par de nombreux auteurs dont Marcel Bellavance[3], Jean-Paul Bernard[4], Nadia Fahmy-Eid[5], Adrien Thério[6], Walter Ullmann[7], Nive Voisine[8] et finalement les auteurs du collectif sur les « combats libéraux[9] » sous la direction d’Yvan Lamonde. Dans la plupart des cas, il ne s’agissait pas tant d’examiner l’implication politique du clergé en tant que telle que d’explorer l’idéologie qui la motivait ou encore celle qui était combattue. En termes d’étude consacrée au rapport du clergé à la politique, relevons celle de Paul Crunican sur la participation des prêtres aux élections fédérales de 1896, dernière occasion où une partie du clergé de la province de Québec s’est impliquée de façon organisée dans une joute politique[10].

En ce qui concerne le XXe siècle, la principale étude sur les relations entre l’Église et l’État demeure celle d’Antonin Dupont, publiée en 1973 et consacrée au gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau. Les dernières pages explorent la participation des prêtres aux élections provinciales de 1935, seul cas étudié par l’auteur[11]. Les élections de 1935 et la Seconde Guerre mondiale sont les deux principaux événements qui ont servi de cas d’étude. Lorsque ces deux événements sont étudiés, les noms du curé Lavergne et de l’abbé Gravel reviennent presque inconditionnellement. C’est ce qu’on remarque dans les travaux de Robert Rumilly[12], Conrad Black[13], Léon Dion[14], Antonin Dupont[15], Éric Amyot[16], Bernard Vigod[17], Jacques Lacoursière[18], Patricia Dirks[19], Jean Provencher[20] et Lita-Rose Betcherman[21]. La plupart se contentent de rapporter le premier récit fait par Rumilly dans son Histoire de la province de Québec. À l’exception du livre d’Antonin Dupont, aucune des études citées n’avait pour objectif d’explorer les relations entre l’Église et l’État. C’est ce qui explique que les événements mentionnés n’y sont que survolés brièvement.

L’étude du rôle politique du clergé catholique au XXe siècle et de ses répercussions sur les relations entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel est donc jusqu’à ce jour fragmentaire. En attendant de présenter une analyse plus globale, nous nous proposons d’accorder une attention particulière aux cas du curé Lavergne et de l’abbé Gravel, deux prêtres dont l’implication politique est probablement inégalée. Ces deux prêtres présentent un intéressant cas d’étude pour qui s’intéresse à l’histoire politique et religieuse. Dans quelles limites était-il permis à des prêtres de se mêler de politique et comment était administrée la discipline ecclésiastique dans ce cas précis ? Les archives de l’épiscopat du cardinal Villeneuve, conservées à l’archevêché de Québec, combinées aux archives des politiciens de l’époque, permettent de formuler une réponse à cette question.

L’Église et l’État

L’étude d’Antonin Dupont nous donne l’impression d’un affrontement constant entre les pouvoirs civil et religieux sous Louis-Alexandre Taschereau. Les débats sur l’assistance publique, la Régie des Alcools, les écoles juives, l’application de la loi du dimanche ou de la loi sur les théâtres auraient été autant d’occasions pour les évêques et les prêtres de s’opposer à la politique du gouvernement libéral, qui aura dû lutter pour faire avancer la société québécoise malgré le désir de l’Église de ne rien changer. Étant donné l’indisponibilité des sources à l’époque, Dupont s’est principalement appuyé sur la presse. La presse libérale représente ici l’État, alors que « la bonne presse » représente l’Église. Les attaques de L’Action catholique contre Le Soleil ou encore celles du Canada contre Le Devoir sont ainsi présentées comme des preuves de la tension existant entre les deux parties. Dominique Marquis a pourtant bien démontré que l’opinion des journalistes catholiques était parfois loin de représenter celle des évêques[22]. De la même façon, les positions des éditorialistes des journaux libéraux ne sont pas nécessairement celles du premier ministre lui-même. On peut par ailleurs s’interroger sur le choix de Dupont de classer les journaux d’Adrien Arcand parmi les journaux catholiques, choix qui contribue naturellement à présenter l’Église comme une institution rétrograde[23]. L’auteur utilise tout de même quelques exemples concrets comme l’opposition unanime des évêques de la province à la loi de l’Assistance publique.

Les archives religieuses n’étant pas disponibles au moment de la rédaction de la thèse de Dupont, celui-ci a dû se contenter de la correspondance contenue dans le fonds Louis-Alexandre Taschereau conservé à Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Or, sur le plan des relations entre l’Église et l’État, ce fonds semble contenir uniquement les lettres de plaintes, des communications qui laissent effectivement croire à d’importantes tensions entre les deux pouvoirs. Les lettres contenues dans les archives des évêchés, qui laissent plutôt entendre une relation relativement harmonieuse entre Taschereau et les évêques, en particulier avec le cardinal Villeneuve, sont étrangement absentes du fonds. Voilà qui explique que la vision de Dupont sur le sujet ait pu être biaisée.

Les relations entre l’Église et l’État, en particulier entre le premier ministre Taschereau et le cardinal Villeneuve, étaient beaucoup moins tendues qu’il n’y paraissait. Du moins, elles étaient beaucoup plus harmonieuses qu’elles ne le seront sous Maurice Duplessis. Nous y avons récemment consacré un article dans Études d’histoire religieuse[24]. Taschereau était beaucoup plus enclin à laisser les autorités religieuses jouer un rôle dans son administration que ne le sera son successeur. Certains accrochages viennent tout de même brouiller l’entente et le curé Lavergne en sera l’une des principales causes.

Les premières incartades

Avant d’occuper pour une brève période le siège épiscopal de Gravelbourg en Saskatchewan, le père Villeneuve avait été supérieur du scolasticat des oblats à l’Université Saint-Paul d’Ottawa. Son expérience affectera nécessairement sa façon de gérer son diocèse. Le nouvel archevêque arrive à Québec convaincu de la nécessité de renforcer l’autorité : « Il faut qu’on s’habitue à avoir des chefs qui commandent[25]. » Apôtre de la bonne entente entre catholiques francophones et anglophones, il a dû apprendre à négocier avec les nationalistes intransigeants qu’il a rencontrés en Ontario et en Saskatchewan[26]. Ce sont ces deux traits qui caractériseront son épiscopat : l’utilisation de l’autorité afin d’assurer l’harmonie entre catholiques. Les divergences politiques au Québec seront traitées de la même façon que les divergences nationales et linguistiques en Ontario et en Saskatchewan. Les catholiques québécois étant divisés sur les questions politiques, l’Église ne saurait prendre le risque de paraître comme appuyant l’un ou l’autre des partis.

La Bonne Nouvelle, bulletin paroissial de Notre-Dame de Grâce dirigé par le curé Lavergne, est source de tension entre le cardinal Villeneuve et Louis-Alexandre Taschereau. L’archevêque vient tout juste de prendre possession de son siège à Québec lorsqu’il reçoit une plainte à ce sujet. Elle est déposée personnellement par le premier ministre et concerne des articles parus dans La Bonne Nouvelle le visant personnellement[27]. L’archevêque permet au curé de maintenir son feuillet paroissial à la condition qu’il n’y soit question que des intérêts religieux de sa paroisse. Le curé semble toutefois peu enclin à obéir à cette directive. Mgr Villeneuve doit à nouveau se plaindre de La Bonne Nouvelle deux mois après cet échange. Le curé Lavergne semble croire que sa popularité l’immunise contre les représailles.

Alors que l’archevêque se plaint d’un nouvel article incisif contre le gouvernement et redoute que Le Soleil de Québec ne relève l’article et n’en profite pour attaquer le clergé, Lavergne répond que ce journal sait « qu’un mot contre le curé de Notre-Dame de Grâce, cela signifie quelques abonnés de moins[28] ». Par ailleurs, le curé se défend de n’attaquer le premier ministre que lorsque celui-ci attaque L’Action catholique. Bien qu’il dise regretter les ennuis que cela peut causer à l’archevêque, il l’assure qu’il a l’intention de récidiver s’il en ressent le besoin.

Effectivement, en 1933, le cardinal doit à nouveau interdire au curé de publier des articles traitant de l’actualité sans avoir d’abord soumis les textes en question à la censure[29]. En 1935, le premier ministre Taschereau relève un nouvel article de La Bonne Nouvelle où le curé s’en prend à lui. Taschereau précise que son intention n’est pas de se plaindre du curé, qui est « incontrôlable », mais de l’archevêché qui a accordé son imprimatur à l’article en question[30]. Ce feuillet paroissial est donc à de nombreuses occasions source de tension entre les pouvoirs civil et religieux et cela ne conduit manifestement pas à de réelles sanctions à l’endroit du fautif.

C’est en 1934 que le curé Lavergne semble avoir entrepris son implication politique active. Partisan de l’avocat Ernest Grégoire aux élections municipales de la ville de Québec, il aurait attaqué à maintes reprises son principal adversaire, le député conservateur Pierre « Pit » Bertrand, le qualifiant de voyou, de menteur et faisant écho à des rumeurs sur sa vie personnelle[31]. Le curé nie ces faits auprès du chancelier, mais maintient que le député a des moeurs légères et que cela est de notoriété publique[32]. En janvier 1935, alors qu’approchent les élections fédérales et provinciales, le curé aurait recommandé Paul Gouin, chef de l’Action libérale nationale, et Richard Bedford Bennett, premier ministre conservateur du Canada, aux prières de ses paroissiens[33]. À ces accusations, Lavergne répond qu’il n’a pas fait prier pour les deux chefs, mais pour les mesures qu’ils préconisent. Il ajoute qu’il a également fait prier pour des mesures défendues par les ministres libéraux Irénée Vautrin et Charles-Joseph Arcand[34]. Chaque fois, les explications du curé semblent acceptées sans que davantage de questions ne soient posées.

Quant à l’abbé Gravel, les plaintes à son endroit semblent davantage reliées à son zèle syndical. L’abbé est alors vicaire à Saint-Alphonse de Thetford Mines et aumônier-directeur du Syndicat national catholique de l’Amiante. À l’automne 1935, le curé d’Asbestos se plaint à Mgr Gagnon, évêque de Sherbrooke, de l’abbé Gravel qui organise les mineurs d’Asbestos malgré son désaccord. L’évêque demande donc à Mgr Omer Plante, auxiliaire de Québec, d’empêcher l’abbé Gravel de s’occuper de syndicalisme auprès des ouvriers de son diocèse[35]. Mgr Plante informe Mgr Gagnon qu’il a déjà par le passé averti l’abbé Gravel de ne plus se mêler de la question ouvrière à Asbestos. Il lui promet néanmoins de l’avertir une autre fois. Cette fois le prêtre se pliera à l’ordre. L’abbé Gravel est tout de même retourné à Asbestos deux jours plus tard faire un discours[36].

Le cardinal Villeneuve se refuse malgré tout à éloigner le prêtre de ses ouvriers. En 1932, l’abbé Gravel avait formellement demandé à son archevêque un transfert de paroisse afin d’être plus près de Québec où vivaient ses soeurs vieillissantes et desquelles il souhaitait se rapprocher, étant leur principal pourvoyeur[37]. L’archevêque avait refusé, craignant que le départ de l’abbé Gravel n’affecte ses oeuvres de façon négative[38]. La demande est répétée un an plus tard et vraisemblablement refusée encore une fois[39]. Les plaintes contre l’abbé Gravel ne sont pas de nature politique, mais démontrent que celui-ci a également à son actif des précédents disciplinaires.

Les élections de 1935

La campagne électorale provinciale de 1935 amène de nombreux prêtres à descendre dans l’arène politique. Un grand nombre d’entre eux prend position pour l’Action libérale nationale (ALN) de Paul Gouin et pour ses candidats. Le nouveau parti présente un ambitieux programme de réformes (nationalisation de l’électricité, allocations familiales, pensions de vieillesse, réforme des institutions démocratiques, etc.) inspiré du Programme de restauration sociale des Jésuites de Montréal et des encycliques papales. Le curé Lavergne est particulièrement proche du maire de Québec Ernest Grégoire et du dentiste Philippe Hamel, tous deux candidats de l’ALN et d’enthousiastes partisans de la lutte aux trusts, en particulier celui de l’électricité. L’abbé Gravel soutient quant à lui Tancrède Labbé, maire de Thetford Mines et candidat dans Mégantic, Vital Cliche, candidat dans la Beauce, et Albert Goudreau, candidat dans Richmond. Ce dernier est membre du Parti conservateur et non de l’ALN, mais Gravel le dit déterminé à suivre le programme du nouveau parti[40].

Pour le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau, la participation du clergé explique le résultat de 48 députés contre 42 pour l’opposition. Le Parti libéral cherche donc à obtenir réparation[41]. De tous les prêtres ayant participé à la campagne, c’est du curé Lavergne dont les libéraux trouvent le plus à se plaindre. À une semaine du scrutin, le curé avait prononcé devant ses paroissiens un sermon intitulé « Votez en hommes libres, en patriotes, en bons chrétiens ». Ce sermon était une attaque en règle à l’endroit « du régime qui nous écrase à Québec dont il faut régler le compte[42] ». Le sermon avait été reproduit et distribué par l’Union nationale. Selon Mgr Plante, c’est par centaines de milliers d’exemplaires qu’aurait été distribué le sermon[43]. De 40 000 à 50 000 copies auraient été distribuées entre Rivière-du-Loup et Gaspé[44]. Des exemplaires ont été distribués dans toutes les paroisses de la Beauce[45]. À Chicoutimi, l’évêque Mgr Lamarche dit avoir tenté d’en empêcher la diffusion par les prêtres du Séminaire, sans succès[46].

La veille du scrutin, le curé Lavergne avait accompagné Ernest Grégoire dans ses assemblées au Cap Saint-Ignace et à Montmagny[47]. Ce faisant, le curé désobéissait aux ordres de Mgr Plante, qui lui avait ordonné de s’abstenir de toute activité politique[48]. C’est donc un dossier particulièrement fourni que le gouvernement présente au cardinal en ce qui concerne le curé. Sans aller jusqu’à lui attribuer une responsabilité personnelle dans le résultat des élections, Louis-Alexandre Taschereau l’accuse d’avoir été le déclencheur de la campagne du clergé et exige que des sanctions soient prises à son endroit[49].

L’abbé Gravel ne jouit pas de la notoriété du curé Lavergne, mais est populaire à titre d’aumônier-directeur et fondateur du Syndicat national catholique de l’amiante, qui rassemble des ouvriers de Thetford Mines, d’Asbestos, de Black Lake et d’East Broughton. Dans le cadre des élections provinciales, son implication syndicale devient aussi politique. Le curé d’Asbestos tentait d’apaiser les ouvriers de sa paroisse en leur faisant remarquer que leurs salaires avaient beaucoup augmenté et qu’ils devaient s’en tenir à des réclamations raisonnables. Mis au vent de ce discours, Gravel s’empresse d’aller y répondre. Comme le curé refuse naturellement de lui louer la salle paroissiale pour sa conférence, Gravel s’exprime en plein air pendant deux heures devant 2000 personnes. Selon un témoin qui rend compte de la scène au premier ministre, son discours est truffé d’expressions empruntées au « dictionnaire bolchevik[50] ».

Faisant d’une pierre deux coups, Gravel mine, du même geste, une assemblée libérale, qui ne réunit que de 60 à 75 personnes, selon le même témoin. Humiliés de se retrouver devant une assistance si réduite alors qu’une foule s’est réunie pour entendre l’aumônier du syndicat, les orateurs libéraux refusent d’adresser la parole à l’assemblée. Gravel poursuit son implication jusqu’en Beauce. Selon Léonce Cliche, candidat libéral dans la Beauce, Gravel a fait des interventions tout au long de la campagne dans sa circonscription, dont parfois en compagnie de son adversaire Vital Cliche de l’Action libérale nationale. Le candidat libéral défait s’en plaint au cardinal Villeneuve lui-même, car il accorde apparemment beaucoup d’importance aux interventions du vicaire de Thetford : « Inutile de vous dire qu’il a donné une majorité considérable à mon adversaire ; c’est à cet endroit surtout que l’influence indue du clergé a eu le plus de résultat sur nous[51]. » Les efforts de Gravel paraissent effectivement porter fruit. Les trois candidats qu’il a soutenus sont élus.

Le curé Lavergne et l’abbé Gravel sont loin d’être les seuls à être intervenus en faveur de l’opposition au cours de la campagne. Cette participation du clergé est perçue par les libéraux comme la principale explication de leur défaite relative. Louis-Alexandre Taschereau se plaint personnellement au cardinal qu’« un grand nombre d’électeurs » a refusé son vote au gouvernement en raison de ces interventions du clergé : « Notre population est foncièrement religieuse et catholique ; elle écoute ses pasteurs[52]. » Il soumet au cardinal un dossier contenant des accusations d’« influence indue » à l’endroit de 34 religieux et groupes de religieux. La plupart des accusations sont rejetées par le cardinal puisqu’elles ont été portées par des personnes intéressées, par des enfants et pire encore par des dénonciateurs anonymes[53]. Le premier ministre n’insistera pas davantage.

Possiblement pour faire pression auprès du cardinal, le premier ministre intervient auprès du délégué apostolique, Mgr Andrea Cassulo. Lors d’une rencontre, il se plaint de l’attitude du clergé en général et de celle du curé Lavergne en particulier[54]. Le cardinal doit alors expliquer au délégué son absence de réaction publique :

On voudrait un désaveu public de l’abbé Lavergne. Jusqu’à date, je n’ai pas cru devoir le faire. Cela ne ferait qu’augmenter l’excitation. Et pourquoi faudrait-il aggraver le scandale ? J’attends une occasion de remettre les choses au point[55].

L’absence apparente de réaction du cardinal n’est donc pas, comme l’affirme Bernard Vigod, une preuve de sa sympathie à l’endroit de l’Action libérale nationale[56]. Elle se fait dans le respect des directives de Rome, qui depuis deux décennies commandent aux évêques d’éviter à tout prix les confrontations publiques entre catholiques. Mgr Cassulo lui-même fait de cette harmonie un point central de sa politique[57].

Le curé Lavergne se défend d’avoir voulu soutenir la campagne de Grégoire et Hamel. Il affirme publiquement avoir voulu « venger l’honneur de l’Église catholique » contre le gouvernement Taschereau qui a trop souvent prétendu défendre les trusts pour protéger les communautés religieuses[58]. Le cardinal Villeneuve semble être d’accord avec son curé sur ce point. C’est ce qu’il explique à Mgr Cassulo en parlant d’un prêtre qui aurait quant à lui présidé une assemblée libérale :

Il est vrai qu’il n’a pas le talent de l’abbé Lavergne, qui a certes manqué de jugement et de discipline, et que je condamne, mais qui néanmoins a dit de grosses vérités qu’on ne saurait contredire, et a vengé l’Église et le clergé de certaines insinuations perfides[59].

Le cardinal dit au curé ne pas douter de la légitimité de ses opinions ni de son intention de faire du bien, mais ne peut accepter ses manquements à la discipline :

Au surplus, vous vous abusez en croyant que votre conduite fait du bien. Elle vous attire bien des approbations, je le sais, car on s’est chargé de me transmettre copie de diverses lettres qu’on vous a écrites. Mais, d’autre part, elle blesse bien des âmes et scandalise des faibles. Je ne voudrais pas, pour ma part, porter la responsabilité de tout ce qui s’est dit contre les prêtres à l’occasion de votre conduite[60].

Le curé lui répond que les accusations à l’endroit du clergé concernant leur comportement politique le troublent moins que celles concernant la solidarité des prêtres avec les abus du capitalisme[61].

Des sanctions sont tout de même nécessaires à l’endroit des deux prêtres fautifs. Le cardinal ordonne au curé Lavergne de suspendre la publication de son bulletin paroissial pendant trois mois, à moins de ne plus y traiter d’affaires politiques. Il l’informe également qu’il exercera lui-même la censure du bulletin[62]. En janvier, la colère ne semble pas se calmer du côté des libéraux. C’est pourquoi le cardinal profite des problèmes de santé du curé Lavergne pour l’obliger à se retirer en Floride. Il joint à cet ordre un chèque pour défrayer une partie des coûts du voyage[63]. Le cardinal ne craint pas tant la mauvaise humeur des libéraux que celle de Mgr Cassulo. Il souhaite éviter de donner l’impression que les évêques québécois sont incapables de gérer leur diocèse sans intervention directe de Rome. C’est ce qu’il laisse entendre au curé Lavergne :

À moins donc que vous ne jugiez devoir vous-même régler le cas, en me donnant votre démission spontanée pour raison de maladie, il faudra que d’ici six mois vous m’évitiez d’avoir à me prononcer sur votre cas. Autrement, je serai amené par Rome ou par mes collègues à devoir vous juger et vous condamner. Et je n’y tiens pas[64].

Malgré la sollicitude de la lettre, le curé est peiné et croit voir derrière l’attitude du cardinal l’influence des libéraux, qui veulent lui faire payer son amitié pour Ernest Grégoire et Philippe Hamel[65].

Vraisemblablement pour clore le débat, le cardinal publie une lettre pastorale où il commente « certains faits survenus pendant la dernière période électorale[66] ». Tout en condamnant les accusations injustes dont ont été victimes plusieurs membres du clergé et l’Église du Québec en général, il rappelle à ses prêtres l’interdiction qui leur est faite de se mêler activement de politique. En lisant le résumé que fait La Presse de la lettre du cardinal, le curé Lavergne dit espérer que cela ne correspond pas au contenu de la lettre et que le cardinal laissera aux prêtres « la liberté de penser et d’agir dans les questions d’opinion[67] ».

Le curé Lavergne revient finalement au Québec à la mi-avril. Son absence aura duré moins de trois mois plutôt que les six d’abord demandés par le cardinal[68]. Il est à nouveau l’objet d’une controverse lorsque le journal La Patrie de Montréal affirme qu’il aurait promis de s’impliquer dans la prochaine campagne électorale, affirmation que le curé dut démentir publiquement à la demande du cardinal[69]. Alors que se préparent les élections provinciales de 1936, le cardinal entend dire que certains politiciens « intéressés » auraient commandé la réimpression d’une version retravaillée du sermon électoral du curé Lavergne, modifié afin de dénoncer le nouveau gouvernement d’Adélard Godbout. Le curé nie avoir donné son approbation à une telle démarche[70]. Prudent, Lavergne demande une dispense de « quelques semaines » pour partir en voyage et prendre soin de sa santé, évitant ainsi toute controverse reliée à la nouvelle campagne électorale[71]. Il n’est pas inactif pour autant. Il aide notamment Philippe Hamel à préparer ses discours électoraux[72].

Quant à l’abbé Gravel, il poursuit son implication politique après la campagne de 1935, notamment pour combattre les attaques du Parti libéral contre le clergé. Le 15 décembre, il prononce un discours au marché Saint-Jacques à Montréal. Il affirme dans ses Mémoires avoir répondu à une invitation de son ami Paul Gouin, chef de l’Action libérale nationale[73]. Revêtant la ceinture fléchée, Gravel accuse les libéraux d’Alexandre Taschereau d’avoir acheté les dernières élections avec du whisky et de l’argent et de s’être unis à des capitalistes étrangers pour faire peser « une misère épouvantable » sur les Canadiens français[74]. Louis-Alexandre Taschereau se plaint personnellement de ce discours au cardinal Villeneuve[75].

L’abbé Gravel est également actif sur la scène politique locale. Au mois de décembre 1935, 200 ouvriers se présentent à la salle du conseil de l’hôtel de ville d’Asbestos pour demander la démission du maire Guillaume Bélanger, apparemment peu sympathique à la cause ouvrière[76]. Le maire obtempère et déclare publiquement avoir été forcé de démissionner par le syndicat de Thetford Mines[77]. Le curé d’Asbestos blâme l’abbé Gravel et explique au cardinal Villeneuve que les ouvriers ont agi sous son impulsion[78].

Ces deux coups d’éclat semblent avoir motivé le cardinal à muter l’abbé Gravel et à le nommer vicaire à Saint-Roch de Québec. Selon Bernard Vigod, le cardinal espérait de cette façon avoir l’abbé sous sa supervision immédiate[79]. Le cardinal aurait pourtant déclaré au curé de Saint-Alphonse que le départ de Gravel n’était aucunement lié à la politique[80]. La déclaration est vraisemblable puisque le successeur de l’abbé Gravel, tant comme vicaire de la paroisse Saint-Alphonse que comme aumônier du Syndicat de l’Amiante, est l’abbé Joseph Campagna[81], également accusé d’avoir combattu le Parti libéral au cours de la campagne électorale[82].

Somme toute, la participation du curé Lavergne et de l’abbé Gravel à la campagne électorale a été sanctionnée symboliquement. Le seul « châtiment » tangible est l’interdiction de publication de La Bonne Nouvelle. Il n’est donc pas surprenant que le cardinal ait trouvé à nouveau à se plaindre de ces deux prêtres au cours des années suivantes.

Discipliner les indisciplinables

Peu de temps après les élections de 1936, le curé Lavergne doit à nouveau se défendre de se mêler de politique. À la suite d’une mésentente avec leur chef Maurice Duplessis, les députés Ernest Grégoire et Philippe Hamel claquent la porte de l’Union nationale et dénoncent publiquement la « trahison » du nouveau premier ministre, accusé d’avoir renié ses promesses. Les deux députés mettent alors sur pied une nouvelle formation politique : le Parti national. Ils sont rejoints par les députés Adolphe Marcoux, René Chaloult et Oscar Drouin. Cet éphémère parti reprendra en grande partie le programme de l’Action libérale nationale[83] et sera soutenu par l’abbé Gravel et le curé Lavergne.

Le cardinal est informé que l’attitude de Grégoire et Hamel leur aurait été conseillée par le curé Lavergne et lui demande des explications. Le curé se défend d’être à l’origine de leur décision, bien qu’il admette que les deux députés ont effectivement discuté de la chose avec lui[84]. Au cours des grèves du textile en 1937, Lavergne attaque le gouvernement de Maurice Duplessis et l’accuse en chaire de « prendre sous sa protection et défendre la grosse compagnie riche, oppressive et tyrannique[85] ». Contrairement à Taschereau, Duplessis ne semble pas faire grand cas des attaques du curé à son endroit et ne s’en plaindra pas au cardinal.

En 1939, le curé partage le nouvel engouement de son ami Ernest Grégoire pour la doctrine du crédit social et donne une conférence publique sur le sujet à Aylmer de même qu’une causerie radiophonique à Hull. Le cardinal ne se donne plus la peine de demander des explications au curé et dit assumer qu’il avait reçu toutes les autorisations nécessaires pour ce faire[86]. Les accointances du curé avec le crédit social le poussent à expulser un de ses vicaires de ses appartements au presbytère pour en faire un bureau qui sera occupé par Louis Even, chef de l’Union des électeurs[87].

Les motifs de plaintes contre l’abbé Gravel sont encore plus nombreux. En mai 1936, une assemblée est organisée à Asbestos pour la fête de Dollard. Il est prévu que l’abbé Gravel parle aux côtés d’Ernest Grégoire et de Philippe Hamel[88]. Un certain Omer Lachance écrit au cardinal Villeneuve pour l’aviser que si l’abbé parle au cours de l’assemblée, des notes sténographiques seront prises et envoyées au délégué apostolique[89]. Le cardinal ordonne donc à Gravel de s’abstenir de toute allusion politique au cours de sa conférence et de faire approuver son texte par son curé avant de le prononcer. Au mois d’octobre, une plainte de l’abbé Georges Côté, aumônier général des syndicats catholiques, amène le cardinal à recommander à l’abbé Gravel de se tenir loin de Thetford Mines. Il ne semble pas lui reprocher ses idées syndicales ni ses idées politiques, mais paraît plutôt craindre que le bouillant abbé ne fasse de l’ombre à ses successeurs auprès des ouvriers :

Tous n’ont pas vos talents et doivent faire le bien à leur façon et selon leurs moyens. Mais vos disciples ne font point cette distinction, et par suite il y a désordre. Je pense que vous avez suffisamment de besogne à Saint-Roch[90].

En avril 1938, Gravel prononce une conférence qui fait beaucoup de bruit et intitulée « Au Portugal ». Après avoir fait l’éloge du dictateur portugais Oliveira Salazar, l’abbé recommande à ses compatriotes de mener une « révolution nationale » à l’image de celle qui a eu lieu dans ce pays. Mgr Humbert Mozzoni, délégué apostolique, informe le cardinal Villeneuve que la présence de Jules Dorion, directeur de L’Action catholique, à une conférence aussi incendiaire a été mal vue à Ottawa[91]. Le cardinal ne se fie pas aux comptes rendus publiés dans les journaux et demande à Gravel de lui écrire les propos tenus au cours de la conférence[92]. Curieusement, le cardinal semble se désintéresser des propos révolutionnaires de l’abbé. Il s’inquiète davantage des attaques de l’abbé contre le premier ministre français Léon Blum. Gravel répond qu’il n’a que rappelé au public les écrits antinationaux et anticatholiques de Blum[93].

La proximité de l’abbé Gravel avec le journal La Nation de Paul Bouchard semble également poser problème. L’abbé collabore parfois au journal séparatiste sous le pseudonyme de Charles Lemoyne[94]. Il met également beaucoup d’efforts à faire grandir la popularité de Bouchard, qui est souvent vu en sa compagnie. Le cardinal craint qu’on vienne à penser que La Nation est le journal de Pierre Gravel. Encore une fois, le cardinal semble accorder grande confiance à l’abbé. Il ne remet pas en question ses opinions politiques ni sa façon de les exprimer, mais lui explique qu’il doit « tenir compte des préjugés[95] ». Une autre dénonciation des accointances de l’abbé Gravel avec La Nation et avec les députés du Parti national est balayée du revers de la main[96].

Contrairement au curé Lavergne, l’abbé Gravel est également objet de controverse sur la scène fédérale. En 1938, Cléophas Adams, directeur du journal Le Mégantic de Thetford Mines et ami personnel de Gravel, publie un article élogieux sur Ernest Lapointe. Gravel lui écrit pour lui signifier son désaccord, considérant les vues « centralisatrices » et « impérialistes » du ministre[97]. La lettre se retrouve entre les mains de Lapointe, qui se plaint au cardinal de la campagne que mène Gravel contre lui, d’autant plus que Saint-Roch se trouve dans sa circonscription[98]. Le cardinal réprimande l’abbé, mais non sans lui témoigner toute sa considération :

Il va de soi que je n’ai pas à intervenir dans vos sentiments à l’égard de la politique de tel ou tel homme public. Mais je puis bien regretter que, comme prêtre, vous écriviez des choses aussi peu nuancées et même aussi peu mesurées. Ceci n’est pas de nature à faire du bien, même à vos correspondants, ainsi que vous pouvez le voir. Si, un bon jour, vous vous remettiez à vous occuper exclusivement du règne du Christ, votre apostolat, croyez-le, aboutirait à vos autres objectifs par surcroît. Je vous parle ainsi sans aigreur, mais avec le regret que vous perdiez tant d’efforts et tant de talent à des mouvements éphémères de leur nature[99].

L’abbé ne semble pas avoir interrompu sa campagne et Ernest Lapointe trouve à nouveau à se plaindre de lui en avril 1939 :

M. Gravel est un politicien, et non dans le sens le plus large du mot. Ses discours ou ses sermons à la jeunesse chaque dimanche matin sont des charges à fond de train contre ceux qui n’ont pas l’heur de lui plaire. […] Il se sert des sociétés paroissiales, comme par exemple la section St-Roch de la Société St-Jean-Baptiste, pour faire des conférences enflammées ou pour faire inviter son ami Paul Bouchard à en faire. C’est intolérable[100].

Le cardinal autorise le ministre à prendre des recours contre l’abbé Gravel s’il le juge opportun. Lapointe refuse, craignant de se retrouver dans une controverse avec un membre du clergé. Il demande donc au cardinal de transférer l’abbé « dans un endroit où les tentations de se lancer dans l’arène politique sont moins nombreuses ». Le cardinal n’opère pas un transfert, mais interdit formellement à l’abbé de se mêler de politique de quelque façon que ce soit, sous peine de le retirer du ministère[101]. Il envoie une copie de sa lettre à Ernest Lapointe, qui s’en dit satisfait[102]. Gravel se défend de faire de la politique et blâme les journaux qui rapportent mal ses paroles. Il nie avoir des liens avec le Parti national[103]. Encore une fois, les sanctions du cardinal contre les écarts de comportement se limitent à l’interdiction de recommencer.

S’il est un point sur lequel le cardinal semble rapide à réagir, c’est celui des conflits « raciaux ». En octobre 1937, le chanoine Cyrille Deslauriers prend le parti des Irlandais à la Commission scolaire de Québec, ce qui cause un froid entre lui et le maire Grégoire, également membre de la commission[104]. Le curé Lavergne adresse une lettre de protestation à l’abbé Deslauriers, lettre injurieuse qui se retrouve dans le public et, au dire du cardinal, « fait scandale ». Le cardinal exige une rétractation publique et immédiate de la part du curé : « Vous n’êtes pas chargé du gouvernement du clergé dans le diocèse, et je ne le laisserai pas croire non plus[105]. » L’affaire est si grave que le cardinal ordonne une enquête dirigée par Mgr Joseph Gignac et le chanoine Edgar Chouinard[106]. L’enquête arrive à la conclusion que le curé Lavergne n’est pour rien dans la diffusion de sa lettre au chanoine[107].

Six mois plus tard, la question irlandaise est reprise par l’abbé Gravel, lorsqu’il dénonce publiquement la trop grande influence des Irlandais catholiques qu’il croit percevoir à la Commission scolaire de Québec[108]. Le Dr William H. Delaney, lui-même catholique irlandais, s’en plaint au cardinal[109]. Cette fois, le cardinal sert un avertissement plus vigoureux à Gravel :

Vous manquez de prudence et vous vous donnez un rôle qui ne vous revient pas. Que vous disiez pour votre compte les idées que vous voudrez, cela ne me regarde pas. Mais si vous continuez vos pronunciamientos en public, je vous avise que je serai obligé de vous désavouer. Il ne vous appartient pas de réveiller les querelles de races. Les questions peuvent se discuter sur un autre ton[110].

Le cardinal semble moins tolérant à l’égard des propos racistes qu’à l’endroit des envolées politiques.

En décembre, l’abbé Gravel donne une autre conférence où il traite cette fois du « problème juif » en compagnie des députés du Parti national[111]. Un dénonciateur anonyme informe le cardinal des propos haineux formulés par l’abbé contre les juifs, en particulier la phrase suivante : « Hitler et son peuple ne font pas encore le quart de ce qu’ils devraient faire aux juifs[112]. » Le cardinal n’ayant pas l’habitude de faire de cas des dénonciations anonymes, il ne semble pas avoir fait de reproche à l’abbé.

En plus des journalistes et des adversaires politiques, les deux prêtres doivent négocier avec les « espions » du cardinal qui le tiennent au courant de leurs faits et gestes. On retrouve au premier rang le chanoine Cyrille Labrecque, directeur de La Semaine religieuse de Québec. En février 1937, il informe le cardinal que le curé Lavergne aurait tenté d’intimider l’avocat L.-P. Corriveau parce que celui-ci avait soutenu la candidature de Lucien Borne contre Ernest Grégoire aux élections municipales[113]. Dans une autre lettre, il informe le cardinal que le curé Lavergne et l’abbé Gravel affaiblissent l’autorité diocésaine auprès des jeunes et propose pour cette raison que toutes leurs interventions publiques soient soumises à la censure[114]. Le chanoine Labrecque s’inquiète en particulier des sympathies des deux prêtres pour le Parti national et de leur hostilité pour l’Union nationale. Notons que le chanoine est lui-même accusé de se mêler de politique, dans son cas en faveur de l’Union nationale[115].

Le curé Lavergne est particulièrement proche du Parti national. Le 12 novembre 1937, L’Action catholique annonce une conférence du curé Lavergne intitulée « Gouvernement de criminels » et donnée sous les auspices de la Jeunesse nationale de Québec-Est[116]. Le chanoine Labrecque, qui voit dans cette organisation « une association purement politique, un club [d’Oscar] Drouin », juge qu’il est inopportun pour un prêtre d’y associer sa voix, d’autant plus qu’il juge fort probable que le curé Lavergne ne se contente pas de critiquer le gouvernement russe tel que promis[117]. Le cardinal écrit au curé pour lui interdire de prononcer cette conférence. Le ton de la lettre laisse entendre que le cardinal est excédé :

En tout cas, si l’annonce des journaux est fondée, je vous défends formellement sous peine de censure publique d’aller parler sous les auspices de la jeunesse nat. de Québec-Est. C’est ce que vous voulez peut-être, vous l’avez. Vous pouvez le dire au public si cela vous convient[118].

Le curé se défend d’avoir voulu attaquer Maurice Duplessis par son titre « gouvernement de criminels », qu’il aurait emprunté à Pie XI lorsque celui-ci parle de l’Union soviétique[119].

Aux yeux du curé Lavergne, c’est Philippe Hamel qu’on cherche à atteindre à travers lui. Il n’hésite pas à qualifier cette interdiction d’« abus d’autorité » de la part du cardinal, à considérer cette censure comme une « extension ecclésiastique » de la loi du Cadenas et y voit une rancune personnelle du cardinal à son endroit : « Votre Éminence désire m’abattre même me briser si possible, c’est évident[120]. » Le curé croit que le cardinal souhaite de cette façon « prendre sa revanche » après avoir subi un échec dans le cas de l’abbé Deslauriers. Sans le nommer, il accuse « certain chanoine bleu ou prélat maladif dont l’influence paraît prédominer à l’évêché depuis l’avènement de Duplessis » d’être à la source de ses ennuis, une possible référence au chanoine Labrecque[121].

Désormais plus prudent, le curé Lavergne s’abstient de toute déclaration publique au cours de la campagne électorale provinciale de 1939. Comme Philippe Hamel, il soutient le Parti libéral et plus particulièrement le député sortant René Chaloult afin de mettre fin à « l’oeuvre de trahison » de l’Union nationale[122]. L’abbé Gravel appuie quant à lui une fois de plus la candidature de son ami Tancrède Labbé, député de l’Union nationale. Il aurait approché un certain Alphonse Lucchési afin que celui-ci aille participer à la campagne à Thetford[123]. Le cardinal apprend que Gravel figure parmi les organisateurs du maire Labbé et lui ordonne à nouveau de ne plus se rendre à Thetford, cette fois jusqu’aux prochaines élections fédérales[124]. Encore une fois, l’abbé affirme avoir été accusé à tort[125].

Une autre incursion de l’abbé Gravel en politique se déroule dans le cadre de la campagne pour le droit de vote des femmes en 1940. Gravel décide d’organiser la résistance dans sa paroisse. Il demande à Françoise Trudel, secrétaire de la Ligue catholique féminine (Gravel croit à tort qu’elle en est présidente) de faire savoir publiquement l’opposition de la Ligue au suffrage féminin[126]. Bien que fermement opposé au vote des femmes, le cardinal reproche cette initiative à l’abbé :

Les évêques n’ont pas l’intention de mettre la Province sans dessus dessous [sic] à propos du suffragisme [sic] féminin. Et s’il y a des protestations à faire, ce n’est point aux vicaires à les déclencher, sans autre avis[127].

Le cardinal avait donc plus d’un reproche à adresser aux deux prêtres. Nous avons vu que tous deux avaient été à plus d’une reprise source de tension avec le pouvoir politique. C’est au cours de la Seconde Guerre mondiale que la tension atteindra son apogée.

La Seconde Guerre mondiale

L’Église québécoise est très divisée sur l’effort de guerre canadien. Alors que le cardinal Villeneuve soutient pleinement et publiquement l’effort de guerre canadien, d’autres évêques tels que Mgr Ross de Gaspé et Mgr Desranleau de Sherbrooke refusent d’apporter leur concours aux autorités fédérales[128]. Les historiens ont des positions divergentes sur le soutien du cardinal Villeneuve à la guerre. La volonté d’éviter la persécution du Québec pendant et après la guerre, le soutien traditionnel de l’Église à l’État et la nécessité de faire face à la menace de l’Allemagne nazie sont autant d’explications avancées[129]. Quoiqu’il en soit, le cardinal ne pourra guère se permettre de tolérer dans son diocèse des dissidents qui expriment publiquement des positions opposées aux siennes.

Au cours du conflit, l’abbé Gravel et le curé Lavergne sont plus contestés que jamais. Tous deux s’opposent à la participation du Canada à la guerre et dénoncent la conscription. Le cardinal ne pourra plus se contenter de simples avertissements. Dès septembre 1939, le RCMP est informé que l’abbé Gravel distribue des circulaires du mouvement « anti-participationniste » à Québec et à Thetford Mines[130]. Il faut toutefois attendre en mars 1941 pour qu’une première plainte officielle soit formulée auprès du cardinal par le ministre Ernest Lapointe. Un officier recruteur s’était alors présenté chez le curé Lavergne pour lui demander l’autorisation d’utiliser la salle paroissiale pour donner une conférence sur le recrutement. Le curé lui aurait répondu « qu’il ne voulait pas être complice de l’impérialisme anglais pour enlever la jeunesse du Québec[131] ». Le commandant Paquin du Bureau de recrutement propose donc à Ernest Lapointe de demander à la Police montée de « faire le nécessaire[132] ». Lapointe reçoit également une lettre « d’un des plus éminents citoyens de la ville de Québec » l’informant que le curé attaquait le gouvernement en chaire, le taxait d’hypocrite et l’accusait de recruter pour défendre « la Sainte Angleterre[133] ». Le ministre transmet les deux lettres au cardinal sans demander quoi que ce soit et sans nommer l’éminent citoyen auteur de la seconde lettre[134].

Le cardinal répond à Lapointe qu’il ne saurait s’opposer à la décision du gouvernement fédéral de faire un procès au curé Lavergne. Toutefois, il considère que cela reviendrait à « lui accorder une importance que, dans sa manière de voir, il apprécierait singulièrement, ne dédaignant pas le rôle épique[135] ». Il croit que l’importance que ses détracteurs lui prêtent est surévaluée et qu’à l’exception de ses adeptes, la plupart des gens ne le prennent pas au sérieux. La plainte amène le cardinal à s’ouvrir le coeur sur son turbulent curé qui lui a donné tant de maux de tête depuis son arrivée à Québec :

L’abbé Lavergne n’est pas un mauvais prêtre, au contraire, son zèle, son amour des pauvres, sa prédication sont en substance admirables. Mais par un esprit inné de contradiction et son emballement pour les luttes oratoires, le jugement est faussé et il fait sans trop s’en apercevoir la croix de ses supérieurs. Ceci ne saurait se corriger par des avertissements. D’autre part des procédés de force en feront le personnage qu’il veut être[136].

Lapointe n’insiste pas davantage[137].

En avril, c’est au tour de l’abbé Gravel de se retrouver sous le radar. Le soldat Louis Turmel du Régiment de la Chaudière, stationné au camp de Sussex en Angleterre, informe le cardinal que le RCMP surveille l’abbé Gravel en raison de ses activités « anti-militaires ». On lui reproche notamment d’arracher des confidences aux soldats en congé ou encore à leurs épouses et de les rendre publiques pour dénoncer l’effort de guerre. Selon le soldat Turmel, les autorités auraient prévu d’envoyer trois soldats à Saint-Roch et de les faire suivre afin de tendre un piège à l’abbé Gravel[138]. Le cardinal a apparemment transmis la lettre en question à l’abbé Gravel, qui s’en montre reconnaissant[139].

Les dénonciations pleuvent au cours du printemps 1941, et ce, en haut lieu. Oscar Drouin, désormais ministre des Affaires municipales dans le gouvernement Godbout, accuse le curé Lavergne et l’abbé Gravel de « crétiniser le district de Québec[140] ». Le juge Oscar Boulanger de la Cour supérieure considère que leurs actions ternissent la réputation du Canada français[141]. Louis-Alexandre Taschereau, qui n’a jamais pardonné au curé Lavergne le rôle qu’il a joué lors des élections de 1935, fait sténographier une de ses conférences sur le crédit social et fait parvenir le texte au ministre Lapointe[142]. Le ministre ne peut bientôt plus ignorer tous ces rapports.

En mai, Lapointe revient à la charge auprès du cardinal. Le RCMP soumet alors officiellement une recommandation pour l’internement de certaines personnes, parmi lesquelles on retrouve trois prêtres de Québec : le curé Lavergne, l’abbé Gravel et le père Simon Arsenault des religieux de Saint-Vincent-de-Paul. L’affaire est d’autant plus délicate qu’au dire de Lapointe, le dossier de ces trois religieux est plus lourd que celui de toutes les autres personnes recommandées pour l’internement. Lapointe insiste donc auprès du cardinal afin qu’il prenne de sévères mesures à leur égard[143]. Cette fois, le cardinal réagit.

Le curé Lavergne est sommé de se retirer à La Trappe jusqu’à nouvel ordre et de s’abstenir de tout discours public. Le cardinal lui fait savoir que s’il désobéissait, son cas serait remis entre les mains de la police. Le cardinal explique tout de même au curé qu’il conserve toute son affection et qu’il espère le voir revenir à Québec très bientôt[144]. Lors d’une entrevue subséquente, le cardinal informe le curé Lavergne qu’Adélard Godbout lui-même aurait parlé en sa faveur[145]. Le premier ministre témoigne ainsi sa reconnaissance au curé qui l’a soutenu au cours de la dernière campagne électorale. Le cardinal informe également son curé qu’il ne s’agit pas d’une mesure qu’il prend de plein gré, mais bien pour lui rendre service.

Lavergne trouve malgré tout à se plaindre de son sort au cardinal :

Il est nouveau dans notre pays que l’on soit condamné sans même être invité à produire une défense ; sur des accusations vagues, imprécises, secrètement rédigées par des policiers dont les rapports sont souvent exagérés, presque toujours inintelligents. Est-ce que la force primerait le droit[146] ?

Le cardinal semble blessé par l’ingratitude du curé :

Si donc, vous me trouvez trop strict, vous n’aurez qu’à vous en remettre à l’autorité civile. Mais il ne faudrait pas vous abuser et croire qu’en faisant du tapage vous pourrez narguer les autorités. Rappelez-vous que le maire Houde s’est mépris à ce sujet[147].

Le curé obtempère donc. Il apprend à son grand dam que ses vicaires ont profité de son absence pour expulser Louis Even du bureau qu’il lui avait loué[148]. En juin, le cardinal informe Ernest Lapointe que le curé se dit prêt à revenir à Québec et qu’on n’aura plus rien à lui reprocher à l’avenir. Il laisse toutefois le ministre être juge de l’affaire[149]. Lapointe dit souhaiter que le curé Lavergne demeure au monastère, connaissant son « impétuosité de caractère » qui pourrait bien l’empêcher de tenir ses bonnes résolutions[150].

Du côté de l’abbé Gravel, le chancelier Paul Bernier est d’avis qu’un simple avertissement devrait suffire[151]. L’abbé dit au cardinal ne rien craindre, car on n’a rien à lui reprocher, « à moins de faux témoignages[152] ». Conscient qu’il est surveillé de près, il évite toute déclaration enflammée dans ses sermons. Le cardinal fait apparemment lui aussi surveiller l’abbé Gravel de près et selon ses sources, l’abbé s’abstiendrait « de toute parole inconsidérée[153] ». Lapointe n’est toutefois pas aussi confiant en la docilité de l’abbé et prévient le cardinal que Gravel aurait « protégé certains des jeunes écervelés qui dessinaient ou affichaient la Swastika sur les murs de certaines institutions de Québec[154] ». Le cardinal rejette cette accusation et croit que Gravel n’a pas manqué de suivre ses instructions[155]. L’abbé s’en confie à Lionel Groulx : « Je suis d’une prudence qui m’étonne moi-même. Et ma loyauté canadienne ne saurait être suspectée par quiconque[156]. » Il se vante au cardinal d’avoir ennuyé les organisateurs libéraux venus le prendre en défaut en faisant un sermon sur la Sainte Vierge, la pureté et la tempérance[157].

Contrairement au curé Lavergne, l’abbé Gravel semble avoir compensé pour ses paroles contre la guerre. Il aurait fait applaudir un discours du cardinal prononcé à Toronto et aurait affirmé que l’attitude du cardinal sur la guerre, qui lui est reprochée par plusieurs, était une façon de protéger la religion et la population du Québec[158]. Des témoignages auraient confirmé au cardinal que l’abbé aurait effectivement fait applaudir son discours, y compris les passages sur la guerre[159]. En 1944, l’abbé Lavergne se plaint à Lionel Groulx que l’abbé Gravel aurait été payé 75 $ pour faire un discours en faveur de l’Emprunt de la Victoire à Asbestos[160]. Ce double jeu de Gravel pourrait également expliquer la plus grande clémence du cardinal à son endroit.

Châtiments et récompenses

Au mois d’août 1941, le cardinal Villeneuve exige la démission du curé Lavergne. Cette demande n’est pas directement justifiée par l’attitude du curé face à la guerre, mais par un amoncellement de reproches dans tous les domaines. Le cardinal n’en démontre pas moins de la sollicitude pour le malheureux curé :

C’est que je crois devoir trancher le fil qui vous attache à votre paroisse. Un ensemble de circonstances bien complexe me persuade que vous n’êtes plus en état d’y faire le bien que vous souhaitez. Et au point de vue administratif il n’est pas en votre pouvoir de reprendre l’essor qui convient. Ni votre santé ni votre crédit ne vous le permettront. Je le répète, il n’est pas question de vous accuser d’avoir retenu quoi que ce soit ni de chercher l’enrichissement, tout le monde est à cent lieues d’y penser. Mais vous êtes usé, les soucis de toute espèce vous affectent, et le terrain enfonce sous vos pas. C’est par charité pour vous-même autant que par prudence d’administration que j’incline à la détermination de vous retirer de votre paroisse. Je sais quelle peine je vous fais, mais devant Dieu je crois ne point agir pour d’autre motif que celui du bien, et non sans affection pour vous[161].

L’abbé est évidemment mécontent de la décision et n’hésite pas à le faire savoir au cardinal, qu’il accuse de l’avoir « jeté sur le pavé à soixante-trois ans[162] ». Deux ans plus tard, l’abbé Lavergne écrit une lettre à Lionel Groulx où il exprime toute sa rancoeur à l’égard du cardinal :

S’il n’avait pas la pourpre cardinalice qui représente l’Autorité de l’Église pour envelopper sa chétive personne il serait agréable de placer sur ses épaules quelques bons coups de fouet. L’Écriture sainte dit qu’il y a profit à en donner aux enfants[163].

Le curé semble s’être obstiné à ne pas démissionner puisque le 22 septembre 1941 se tient le procès d’amotion de l’abbé Édouard-Valmore Lavergne[164]. Il lui est reproché d’avoir désobéi à Mgr Plante au cours de la campagne de 1935, d’avoir tenu des propos qui ont alerté la censure fédérale et l’opinion publique, sa lettre au chanoine Deslauriers reproduite dans le public, les lacunes de la gestion de sa paroisse, en particulier de son administration financière, d’avoir manqué à l’ordre de ne pas paraître en public et d’avoir prêté un bureau à Louis Even à son presbytère. Au cours du procès, le cardinal se plaint également de l’attitude du curé Lavergne avec lui-même, avec ses vicaires et avec les laïques de sa paroisse. Finalement, le cardinal affirme qu’une pétition circule dans la paroisse pour demander le maintien du curé et que la pression frise l’intimidation.

Les examinateurs synodaux concluent que l’amotion du curé est nécessaire, d’autant plus que reculer transformerait l’affaire en triomphe personnel pour le curé. Le curé fondateur de la paroisse Notre-Dame de Grâce de Québec est ainsi relevé de ses fonctions. L’abbé Lavergne adressera de nombreuses récriminations au cardinal Villeneuve, mais elles resteront sans effet[165]. En raison de ces plaintes, le cardinal soumettra au curé un document exposant les raisons canoniques qu’il avait d’exiger sa démission[166]. On l’accuse notamment de négliger le confessionnal et les visites aux malades, d’inciter à la haine des juifs et des patrons, de tourner en ridicule l’autorité civile et d’être « mené » par son bedeau, qui se serait fait construire une maison de campagne avec des matériaux achetés par la fabrique. C’est donc un dossier bien fourni qui avait été monté contre le curé.

Bien que le cardinal ait reçu de nouvelles plaintes sur l’abbé Gravel après les événements de 1941, celles-ci semblent être demeurées sans lendemain. Selon un témoignage rapporté par Mgr Camille Roy, recteur de l’Université Laval, l’abbé parlerait toujours en termes voilés, mais aisément déchiffrables, se tenant souvent à la limite de l’insolence[167]. Mgr Roy et l’abbé Arthur Maheux rendent compte au cardinal de l’habitude qu’a Gravel de rester assis lorsque, dans des événements publics, on se lève pour entendre le « God Save the King[168] ».

La dernière plainte adressée au cardinal au sujet de l’abbé Pierre Gravel est formulée en 1944 par le chancelier lui-même, Mgr Paul Bernier. Présentant un rapport anonyme rédigé en anglais, le chancelier accuse l’abbé de nourrir les préjugés et de critiquer le gouvernement plutôt que de prêcher la justice et la charité. Le rapport reproche notamment à Gravel d’avoir attaqué l’impérialisme en affirmant qu’il enlève, tous les 25 ans, les jeunes hommes à leur mère pour les faire massacrer en Europe et les mères à leurs enfants pour les faire travailler dans les usines de guerre[169]. La plainte n’a apparemment eu aucun effet, puisque rien n’indique que le cardinal ait formulé de nouvelles remontrances à l’endroit de l’abbé. Encore une fois, l’anonymat de la dénonciation explique possiblement l’absence de réaction du cardinal.

La même année, alors que l’abbé Gravel est sollicité pour donner une conférence publique à Thetford Mines, le cardinal lui commande une fois de plus de se tenir loin de Thetford[170]. L’abbé lui répond qu’il avait déjà refusé, n’ayant pas l’intention de se jeter dans ce « guêpier[171] ». Le cardinal le félicite de sa sagesse et se dit heureux de sa docilité[172]. Par ailleurs, l’abbé n’a pas à son actif un dossier aussi chargé que le curé Lavergne concernant son rôle dans sa paroisse. La seule plainte à son endroit est formulée en 1940, quand le cardinal informe le vicaire que ses confrères se plaignent qu’il s’absente régulièrement pour donner ses conférences[173]. Gravel répond qu’il n’est jamais sorti sans la permission expresse du curé et qu’il n’est pas le vicaire qui travaille le moins à Saint-Roch[174].

D’après le rédacteur Robur du journal L’Autorité, l’abbé Gravel aurait été nommé curé de Boischatel une semaine après que le curé de Saint-Roch, l’abbé Joseph Ferland, eut déclaré que plus jamais un Union Jack n’entrerait dans son église, même pour des funérailles militaires[175]. Cet incident aurait amené le cardinal à conclure que le vicaire avait une mauvaise influence sur son curé et qu’il valait mieux l’en éloigner, d’où la décision de le nommer curé de Boischatel.

L’explication ne nous semble pas convaincante. De tels motifs auraient certes pu amener le cardinal à transférer Gravel dans une autre paroisse, mais l’attribution d’une cure, même lorsqu’il s’agit d’une paroisse nouvelle est pour un prêtre une promotion et non une sanction. D’ailleurs, comment croire que Gravel influencerait moins ses futurs vicaires qu’il n’influençait son ancien curé ?

Conclusion

Comment expliquer que le cardinal Villeneuve ait mis si longtemps à discipliner ces deux électrons libres ? Une partie de l’explication se trouve dans la méfiance du prélat à l’endroit des lettres anonymes et des journaux, par qui lui viennent souvent les dénonciations. Rappelons que l’une des raisons données à Louis-Alexandre Taschereau pour rejeter son dossier sur la participation du clergé aux élections était justement le fait que plusieurs dénonciations étaient anonymes. Par ailleurs, le cardinal a lui-même l’habitude de voir les journaux déformer ses paroles, une manie dont il se plaint à quelques reprises à ses amis proches, l’abbé Lionel Groulx et le père Anthème Desnoyers[176]. Plus franc et direct que l’abbé Gravel, le curé Lavergne a possiblement donné au cardinal davantage de preuves tangibles de ses écarts de comportement.

Le cardinal Villeneuve ne semble pas tant reprocher aux deux prêtres d’avoir des opinions politiques et de les défendre, mais bien de courir le risque de laisser croire au public que leurs opinions sont celles du clergé dans son ensemble. Ayant pu observer au lendemain de la campagne de 1935 comment les agissements de quelques prêtres peuvent laisser croire à des mouvements généraux dans le clergé appuyés par les évêques, le cardinal tient à montrer qu’il est seul aux commandes. Dans le contexte particulier des années 1930, l’Église du Québec doit particulièrement se défendre des accusations de fascisme et de racisme. C’est la raison pour laquelle le cardinal blâme plus sévèrement l’abbé Gravel pour ses interventions dans la question irlandaise que pour ses attaques à l’endroit d’Ernest Lapointe.

Par ailleurs, le cardinal veut bien affirmer l’autonomie de l’Église canadienne à l’endroit de Rome. Il souhaite de toute évidence éviter les conflits opposant le pouvoir politique au pouvoir religieux et où le Vatican est appelé à trancher, comme cela est déjà arrivé à la fin du XIXe siècle[177]. Nous avons vu que la menace de faire intervenir le délégué apostolique l’amenait à discipliner ses prêtres lorsque nécessaire. Le cardinal se trouve dans la position délicate de devoir défendre les intérêts du clergé tout en arbitrant les conflits opposant les diverses parties et en démontrant toujours clairement qu’il est le seul maître à bord, à l’abri de toute influence venant du bas clergé, de Rome ou du pouvoir temporel.

Le curé Lavergne défiait ouvertement cette autorité. L’abbé Gravel avait davantage l’habitude de se conformer aux directives, bien que ses initiatives aient parfois été condamnées. Rappelons qu’à un moment, le cardinal paraissait disposé à laisser le curé Lavergne revenir à Québec et reprendre la direction de sa paroisse. La pétition circulant pour réclamer son retour et l’obstination du curé ont possiblement contribué à amener le cardinal à demander sa démission, par crainte de donner l’impression qu’il avait été influencé ou contraint.

Finalement, nous avons vu qu’aux plaintes des politiciens s’ajoutaient, dans le cas du curé Lavergne, celles de ses vicaires et des laïques de sa paroisse. L’abbé Gravel, bien que ses confrères vicaires se soient plaints à une occasion de ses absences répétées, avait su conserver la sympathie de son curé[178]. Sur une note plus personnelle, le cardinal trouve moins à se plaindre de l’attitude de l’abbé Gravel. Celui-ci lui témoigne continuellement déférence et soumission contrairement au curé Lavergne dont la franchise peut parfois paraître insolente. Alors que Gravel répond généralement que ses accusateurs ont menti ou ont été mal informés, Lavergne défend au contraire ses actions et ses positions, les jugeant légitimes. L’amotion du curé Lavergne n’aurait donc pas été un geste politique du cardinal visant à « prêter son concours aux autorités fédérales », comme l’affirme Éric Amyot[179]. L’attitude du curé à l’endroit de la guerre et de la conscription n’aurait été que la goutte faisant déborder le vase, une tache de trop sur le dossier d’un prêtre que le cardinal peinait de plus en plus à défendre.

L’étude de l’histoire de ces deux prêtres nous force à remettre en question certaines idées préconçues de l’histoire politique et religieuse. Nous avons vu qu’une franche opposition au Parti libéral ne s’accompagnait pas nécessairement d’un fervent soutien à l’Union nationale. Le curé Lavergne et l’abbé Gravel ont appuyé l’Action libérale nationale et non Maurice Duplessis, comme nous le montre leur appui subséquent au Parti national. De la même façon, la question de la conscription est un enjeu qui dépasse de loin les sympathies politiques. Nous devons donc nous éloigner autant que possible de l’idée traditionnelle d’une mésentente complète entre l’Église et le Parti libéral ou de son soutien indéfectible à l’Union nationale, une idée défendue entre autres par Léon Dion[180], Yvan Lamonde[181] et Jacques Rouillard[182].

De plus, nous ne saurions comprendre le rapport unissant l’Église et l’État en nous basant uniquement sur les préférences partisanes alléguées des évêques, comme ont eu tendance à le faire les auteurs cités en introduction. Nous avons démontré que la politique de l’Église canadienne était régie par des règles bien particulières et suivait un ordre du jour qui ne se limitait pas au jeu des partis politiques. C’est une réalité dont l’ouverture progressive des archives religieuses nous permettra de rendre compte beaucoup plus facilement.