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Chaque année, alors que le mercure descend sous le point de congélation, des milliers de résidents du nord des États-Unis et du Canada prennent la route du Sud. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la Floride a été de loin la destination principale de générations de « snowbirds ». Ni migrants ni tout à fait touristes, ces « snowbirds » – expression que nous hésitons à traduire pour ne pas lui faire perdre sa force d’évocation – ont construit en Floride un genre de vie bien particulier, « à la rencontre entre différentes cultures et traditions et partagé entre hébergement temporaire et résidences permanentes, loisirs et travail, Nord et Sud » (p. x, traduction libre).

Godefroy Desrosiers-Lauzon a fort bien documenté leur expérience, s’appuyant sur des sources multiples : recensements, données sur le tourisme et le passage de la frontière canado-américaine, statistiques sur l’hébergement, analyses du marché immobilier, politiques et programmes gouvernementaux, documentation municipale. Les journaux lui ont aussi été d’un précieux concours, comme lieu de discussion des enjeux du développement d’une industrie devenue le fer de lance de l’économie de l’État et des tensions qu’elle suscite parfois entre les migrants et touristes d’hier, devenus aujourd’hui résidents et les nouveaux venus. La compilation de ces différents matériaux constitue un travail d’érudition colossal.

Godefroy Desrosiers-Lauzon nous offre un portrait très fouillé de ce lieu mythique qu’est devenue la Floride pour les Canadiens et autres Nord-Américains. Il le décrit sous l’angle de ceux qui parmi eux s’envolent vers le sud – au sens propre et figuré – afin d’échapper à l’hiver et à l’isolement auquel il confine souvent. Ces « snowbirds » ont forgé une relation bien particulière avec la Floride, entre rêve et réalité. S’appuyant sur une base théorique solide croisant mobilité, sens des lieux, appartenances et identités, l’auteur tente de comprendre cette relation dans toute sa complexité. Dans ce but, il refait avec eux le voyage, depuis leurs représentations ambivalentes du Nord qui, s’il les repousse, leur confère en même temps une grande fierté, jusqu’à leurs pratiques quotidiennes dans le Sud et l’effet de leur présence sur la population locale. Son ouvrage est d’ailleurs organisé selon un tel itinéraire (p VIII). Les trois éléments du sous-titre – spectacle, mobilité et communauté – en sont les thèmes structurants. Nous les reprenons pour faire une brève présentation du contenu de l’ouvrage.

Spectacle. Le premier chapitre du livre s’ouvre sur une proposition forte : il y aurait plus que le climat, voire la plage, pour expliquer un tel engouement pour « the Sunshine State ». Pour que touristes et migrants s’y aventurent aussi nombreux, c’est que le lieu est nimbé d’un mythe qui n’est pas sans rappeler l’Éden de la Bible, avec ses jardins luxuriants et sa vie harmonieuse, évoluant sous l’oeil bienfaisant du Créateur. On se représente aussi la Floride comme un haut lieu de la fête, du spectacle, qui transcende la banalité et le caractère routinier du quotidien. Autour de cette double représentation se serait construite une utopie d’un genre de vie particulier à la Floride, qui n’aurait aucun équivalent ailleurs. Cette thèse, qui fait écho à la littérature sur la mobilité liée au genre de vie, est des plus intéressantes. On aurait souhaité que Godefroy Desrosiers-Lauzon l’explore plus à fond. Au-delà de l’analyse des outils de promotion touristique utilisés par le gouvernement de la Floride ou autre acteur local depuis les années 1950, leur réception par les touristes et migrants aurait gagné à être explorée. Mais il aurait fallu à l’historien qu’il s’improvise ethnologue, voire littéraire, ce qui l’aurait éloigné de son but premier, celui de documenter un phénomène unique dans l’histoire des migrations en Amérique.

Mobilité. Cette mobilité à différents moments dans le temps est au coeur de l’ouvrage. Elle en constitue la composante la plus complète, qui fait du livre un incontournable. L’auteur y consacre trois chapitres, qui portent successivement sur le périple des « snowbirds » vers la Floride, leur installation et les relations qu’ils entretiennent avec les autres populations avec lesquelles ils partagent le territoire. En faire un compte rendu exhaustif serait d’autant plus difficile que le texte recèle ici de multiples thématiques, qui vont des modes de transport et de l’expérience du voyage à la distribution géographique au sein de l’État et aux types de logement privilégiés. Le chapitre quatre, qui porte sur les relations qu’entretiennent les migrants du Nord avec la population résidente, est particulièrement intéressant. Il explore le discours des intellectuels et autres élites, sur le tourisme et ses effets jugés ravageurs sur l’environnement et en fait ressortir les contradictions.

Communauté. La question de la communauté ainsi formée est traitée dans les deux chapitres suivants. L’auteur, qui se fait ici sociologue, ne jouit cependant pas de toutes les données nécessaires pour bâtir son récit. Les sources empiriques sont plus lacunaires en ce qui concerne la sociabilité et les appartenances qu’en ce qui touche les mouvements. Il se trouve donc sur un terrain plus glissant. Sa connaissance du milieu, doublée d’un très bon sens de l’observation, lui permettent toutefois de faire certaines hypothèses quant à la cohésion sociale et culturelle des « snowbirds ». C’est ainsi, pour ma part, que j’interprète son propos, soit celui de la formulation d’un ensemble d’hypothèses sur ce qui fait la spécificité de leur expérience. J’aurais préféré qu’il le présente comme tel, en utilisant davantage de conditionnels… Surtout que les différentes modalités de la migration, fut-elle temporaire, obligent à une certaine retenue. La diversité des milieux de vie dans lesquels évoluent les « snowbirds » et le phénomène de classe qui la traverse, sont des facteurs centraux des parcours analysés. Les généralisations auxquelles arrive l’auteur mériteraient ainsi d’être quelquefois nuancées. Entre les parcs de maisons mobiles de l’intérieur et les condominiums de luxe de la côte, l’expérience est fort différente.

Dans cet esprit, le chapitre réservé à l’expérience canadienne est le bienvenu. Les différences induites par la frontière sur les pratiques et les représentations ont un effet incontestable sur la communalisation des « snowbirds » canadiens, que Godefroy Desrosiers-Lauzon a voulu mettre en lumière. J’aurais poussé plus loin la distinction en traitant chacun des groupes canadien-français et canadien-anglais séparément. La langue et les défis qu’elle pose à l’établissement des Québécois ont un impact majeur sur leur expérience. Le cas de Floribec est unique en ce qui concerne la volonté de faire communauté. L’appropriation du territoire, soutenue par une infrastructure commerciale destinée aux migrants et attestée par le paysage linguistique, est suffisamment marquante, sur le plan géographique et sociologique, pour lui accorder une attention particulière. Les travaux de Rémy Tremblay en témoignent.

Godefroy Desrosiers-Lauzon n’en a pas moins fait un travail remarquable. D’aucuns regretteront peut-être que son ouvrage ne soit pas organisé de manière temporelle, si bien qu’il occulte par moments les spécificités des différentes époques couvertes par l’étude. Mais ce choix de l’auteur fait en sorte que la continuité dans le rêve attaché à la Floride pour les résidants du nord de l’Amérique apparaît fort bien. Et il contribue beaucoup, croyons-nous, à l’intérêt qu’il suscite chez ses lecteurs. Le livre se lit comme un roman, un roman qui atteste du mythe qu’est devenue la Floride pour les Canadiens et autres Nord-Américains au fil du temps.