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Dans les sociétés agricoles, les structures économiques et légales régissant l’accès à la terre déterminent souvent la forme et la nature des relations sociales. Dans le cas de la vallée du Saint-Laurent, par exemple, la tenure seigneuriale définit certains aspects des rapports sociaux dans les campagnes du XVIIe au XIXe siècle, et plusieurs études ont démontré les liens complexes entre les seigneurs et les censitaires. Il est clair que les Britanniques, lorsqu’ils établissent leur mainmise sur la colonie, n’aiment pas la tenure seigneuriale. Selon certains d’entre eux, la tenure seigneuriale freine le développement capitaliste, et ils accusent la colonie d’être « féodale ». Ainsi, les Cantons de l’Est ne sont pas désignés comme seigneuries, mais plutôt comme terres à distribuer sous le régime du « franc et commun socage ». Dans le Haut-Canada, séparé du Bas-Canada en 1792, c’est le même principe : dans ce territoire jadis contrôlé par les Autochtones, mais où les droits des Amérindiens sont souvent négligés, l’accès à la terre pour les colons d’origine européenne est plus ou moins libre. Les lois anglaises en vigueur dans la colonie émettent comme principe le droit de l’individu à disposer pleinement de sa propriété. Selon un politicien ontarien du XIXe siècle, « there was something sacred about ownership of land » [« la possession de la terre comporte quelque chose de sacré »] (p. 23).

Dans cette belle étude, Catherine Anne Wilson nous invite à questionner cette vision « libérale » de la possession de la terre dans le Haut-Canada. Or, malgré une idéologie qui prône la propriété privée et l’indépendance économique et politique qui doit en dériver, maints habitants de la colonie acceptent volontiers le statut de tenancier, jusqu’à 43 pour cent des gens vivant dans la campagne vers le milieu du XIXe siècle. Pour eux, il est tout simplement plus logique et plus rentable de louer la terre. Tout dépend du prix demandé, et selon l’auteure, les prix restent modiques tout au long de la période. Mais il est difficile de parler d’une expérience typique. Les termes de location varient énormément, selon la période du bail formel ou de l’entente informelle, mais aussi selon les conditions rattachées.

En dépit des espoirs de certains gouverneurs, il est clair que le Haut-Canada ne produira pas beaucoup de grands « seigneurs », qui dominent la population rurale. Le gouvernement est le plus grand propriétaire, avec les terres de la Couronne et aussi les terres réservées pour l’Église anglicane. Néanmoins, la plupart des terres louées appartiennent à un très grand nombre de petits propriétaires. Les propriétaires se distinguent beaucoup les uns des autres, et on trouve la même variété chez les tenanciers. En effet, il n’y a pas de conscience de classe chez les tenanciers du Haut-Canada, et la question d’accès à la terre ne devient pas un enjeu primaire, comme c’est le cas ailleurs en Amérique du Nord. Par contre, les études de Rusty Bittermann nous démontrent que les tenanciers de l’Île-du-Prince-Édouard entretiennent des relations tendues avec les propriétaires absents au XIXe siècle et que cette question domine la politique de la colonie durant plusieurs décennies. Dans le Haut-Canada, le gouvernement colonial modifie légèrement les lois régissant la location des terres au cours de la période, mais la question n’est jamais centrale aux débats politiques.

Wilson nous montre jusqu’à quel point l’idéologie libérale de l’époque reflète mal la réalité. La possession de la terre a beau représenter un atout incontournable, les différences entre la propriété privée et le bail ne sont pas aussi absolues que l’on croirait à première vue. Il existe un marché des baux dans la campagne, les baux constituant ainsi une forme de propriété eux-mêmes.

L’auteure développe aussi un autre élément qui démontre comment les agriculteurs négocient la valeur de leur travail. Tous acceptent des coutumes agricoles qui ne sont pas valides devant la loi, mais qui sont néanmoins acceptées en pratique. En défrichant la terre ou en construisant des bâtiments, le tenancier contribue à la mise en valeur d’une terre. Même si ces améliorations appartiennent de droit au propriétaire, il est courant de compenser le tenancier. Tout propriétaire veut s’assurer que le tenancier ne détériore pas la terre. Alors, il faut reconnaître ce qu’il apporte à la mise en valeur.

Pour mesurer l’importance du phénomène de la location des terres, l’auteure poursuit sa démonstration en utilisant une étude de cas du canton de Cramahe, qui inclut le village de Cobourg. Wilson reconstruit la population locale à partir des recensements qui sont jumelés aux archives gouvernementales locales et judiciaires.

Cette étude démontre les ambivalences de la vision « libérale » de la société canadienne au XIXe siècle. Malgré l’idéal de la perspective d’un citoyen propriétaire, plusieurs familles choisissent le statut de tenancier comme étape importante dans leur stratégie économique. Dans le cas du canton de Cramahe, un tiers des tenanciers devient enfin propriétaire, mais un autre tiers déménage du canton et le dernier tiers reste longtemps tenancier. « [T]here was no one route to ownership » [« Il existait plusieurs chemins pour arriver au statut de propriétaire »] (p. 194), d’après l’auteure. De cette façon, ce livre nous aide à réconsidérer le XIXe siècle rural canadien. Ce faisant, l’étude fournit du matériel pour mieux comprendre les limites de la perspective que les Britanniques ont apportée dans leur interprétation de la tenure seigneuriale au Québec pendant la même période.