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Nous commençons à voir plus clair dans le brouillard des années 1950. Une période ayant été identifiée aux États-Unis à une extraordinaire effervescence économique et culturelle, recevant même l’étiquette de « Fabulous Fifties », a été perçue au Québec comme globalement réactionnaire. C’est ainsi que les historiens américains se sont astreints à déconstruire le mythe des années 1950 en rappelant l’oppression subie par les femmes et les minorités[2], tandis que leurs collègues québécois ont cherché, à l’inverse, à montrer comment des signes précurseurs de la « modernité » pouvaient être décelés au moins dès l’après-guerre[3]. Or, la vérité ne se situe pas quelque part au milieu de ces deux extrêmes. L’objectivité ne consiste pas ici à calculer des moyennes. Il s’agit plutôt de comprendre la logique particulière qui présidait à l’organisation de la société québécoise de langue française dans les années 1950 afin de dégager les ressorts des perceptions sociales ayant produit, à terme, l’image désormais presque canonique dans les cercles non-académiques de la « Grande Noirceur[4] ».

Par rapport à des Nord-Américains anglophones et protestants qui investissaient plus que jamais les valeurs consuméristes, le Canada français catholique des années 1950 semblait rivé à des idées traditionalistes. Il suffit pour s’en convaincre de considérer les icônes américaines de l’après-guerre, que ce soit Marilyn Monroe, Hopalong Cassidy ou John Wayne, et de les contraster avec les personnages des émissions de télé de Radio-Canada les plus populaires au même moment – que ce soient ceux dans « Le Survenant » (1955-1960), « Les belles histoires des pays d’en haut » (1956-1970) ou « La famille Plouffe » (1953-1959). Pourtant, aujourd’hui, aucune de ces téléséries ne fait sourire, et on tend même à leur accorder une place importance dans la construction de la référence québécoise. Ce n’est donc pas le traditionalisme des Canadiens français qui pose en soi problème, d’autant moins que la mise en scène d’un monde « tricoté serré » dans les médias de masse attirait des records d’audience, les Canadiens français aimant à se reconnaître dans ces histoires qui décrivent une vie communautaire assez traditionnelle, même lorsque situées en ville. Le trope de la Grande Noirceur repose en fait, volens nolens, sur deux constatations : l’oppression de l’Église et la corruption du pouvoir politique, ramenées à la « chimère » (au sens de mythe et d’assemblage) clérico-nationaliste. Ce n’est donc pas au niveau de la culture commune, mais à celui des institutions cléricales et provinciales qu’il faut saisir ce qui se passait de spécifique au Québec afin de dégager le portrait d’une époque qui semble contenir de multiples contradictions.

La guerre et l’immédiat après-guerre représentèrent pour le Québec un moment de remise en question peu commun, provoqué entre autres par la présence d’Européens exilés par le conflit (le père Delos, le père Couturier, Auguste Viatte) et le relèvement rapide du niveau de vie[5]. « La brusque ouverture des frontières intellectuelles que provoqua la dernière guerre frappa ma génération vers nos vingt ans[6] », écrivait Maurice Blain, lui-même né en 1925. L’autorité de la hiérarchie était ébranlée, la droite traditionnelle était de plus en plus discréditée et les générations montantes de l’Action catholique s’apprêtaient à prendre la place qui leur était due après qu’on leur eut longtemps prêché qu’elles formaient l’élite et l’avenir de la nation. Le courant du progressisme chrétien[7], avec son pendant dit de la nouvelle théologie, commençait à articuler une critique de l’ordre dominant qui incluait la gouvernance cléricale[8].

Or, deux changements allaient compromettre ces tendances progressistes autour de 1950. D’une part, le gouvernement de Duplessis va réussir à réunir les conditions favorables à l’établissement d’un autoritarisme démocratique[9]. D’autre part, l’Église catholique romaine va entrer dans une période de repli après avoir cautionné certaines initiatives audacieuses. Ce sont ces glissements conservateurs qui vont paraître fermer à la « modernité » le Québec francophone pendant une décennie, alors même que celui-ci continue d’embrasser, à un rythme plus ou moins rapide selon les contextes, les symboles de la modernisation nord-américaine (bungalows, voitures, téléviseurs, réfrigérateurs), les valeurs libérales (que ce soit dans les domaines de la sexualité, de la science ou de l’éducation) et les pratiques associées à la société industrielle (syndicalisation, scolarisation, etc.)[10].

La contribution de la présente note de recherche consiste à offrir une interprétation synthétique des années 1950 dans les sphères politique et religieuse. En premier lieu, il s’agit d’appliquer au Québec le concept d’autoritarisme démocratique qui a été récemment redéfini en science politique afin de cerner l’originalité des régimes autocratiques qui s’appuient sur la légitimité du scrutin populaire. Refusant une vision téléologique qui fait des régimes hybrides des régimes « incomplets » ou « transitionnels », nous cherchons à cerner la logique qui permet leur pérennité. Nous serons, ce faisant, amené à reprendre une grande partie de ce qui a été dit sur le régime duplessiste par les acteurs de l’époque qui dénonçaient son despotisme et entreprenaient, dans les années 1950, des campagnes d’assainissement politique, mais en y ajoutant certains éléments offerts par les derniers travaux des politologues. En deuxième lieu, il s’agit de revenir sur les derniers dix ans du pontificat de Pie XII afin de souligner comment cette décennie instaure un climat nettement plus conservateur à l’échelle de la catholicité mondiale. Les travaux sur le dogmatisme religieux au Québec des années 1950 ont trop souvent été élaborés sans prendre en compte le vaste ressac idéologique qui caractérise Rome avant le Concile, ramenant tout aux manoeuvres des partisans de Duplessis et des comparses de Mgr Courchesne. En élargissant la perspective d’analyse, il est possible de voir comment les années 1950 représentent au Québec une période singulière aussi par les crispations d’une papauté vieillissante. Nous espérons montrer ainsi que le mythe de la Grande Noirceur, déconstruit par toute une série d’études, repose sur deux réalités à la fois autonomes et complémentaires qui ont fondé, dans l’imaginaire collectif, l’opinion d’une époque essentiellement réactionnaire.

La présente note cherche seulement à ajouter, comme son sous-titre l’indique, « une pièce de plus à notre compréhension de la supposée Grande Noirceur ». Certains lecteurs pourraient être déçus de n’y trouver aucune source archivistique inédite ou aucune percée théorique majeure. Notre contribution trouve sa pertinence dans l’affinement de l’analyse historique des années 1950 beaucoup plus que dans quelque changement paradigmatique. Nos précisions sont de trois ordres :

1) les discussions relatives au régime duplessiste ont principalement tourné, depuis les années 1990, autour des notions de libéralisme et de conservatisme, ce qui revenait à se demander si ce régime était plus ou moins en phase avec son temps (de là l’introduction des concepts de « cultural lag » ou de « modernité réactionnaire[11] »). Dans un retournement qui ne manquait pas d’originalité, Bourque, Duchastel et Beauchemin ont ainsi fait du conservatisme du discours de l’Union nationale une condition de l’établissement d’une société moderne, démocratique et pluraliste[12]. En revanche, peu se sont demandé, à l’instar de Frédéric Boily, si la question de la forme du régime, plus que celle de sa nature, méritait une analyse distincte[13].

2) Les auteurs intéressés par le débat autour du régime duplessiste ont adopté, en général, une perspective téléologique et l’ont décrit comme un régime « en transition », marquant « le passage irréversible de l’État libéral à l’État-providence[14] ». Ils n’ont pas assez insisté sur le poids des contingences et des aléas de l’histoire, préférant fixer leur regard sur les processus transhistoriques qui entraînaient inéluctablement, leur semblait-il, le Québec dans sa marche vers le « progrès » ou la « modernité ». Ils ont mal mesuré également l’impression de pérennité qui peut se dégager, aux yeux des acteurs historiques, du passage d’une simple décennie : vus de loin, dix ans, ce n’est rien, mais vus de proche, pour des jeunes gens qui y consomment leurs 20 ans, cela peut sembler une éternité. En d’autres termes, il faut prendre en compte le « temps court » afin de saisir la construction de l’image de la Grande Noirceur.

3) Enfin, il a été d’usage jusqu’ici de limiter les études du duplessisme aux frontières provinciales. Au-delà des mentions de l’Amérique du maccarthysme ou du Portugal de Salazar, qui pouvaient servir de contrepoints, on s’est peu demandé si la conjoncture internationale avait eu un impact sur l’époque de l’après-guerre, ce qui a eu pour effet d’isoler encore davantage le Québec par rapport au reste du monde. Les chercheurs ont choisi en majorité d’étudier des phénomènes internationaux connotés positivement, telles la montée de la culture de masse américaine ou les actions des artistes d’avant-garde français, sans se soucier des forces réelles qui s’exerçaient de l’extérieur sur la province. Adoptant une démarche opposée, la présente note nourrit la littérature scientifique existante en choisissant un cadre d’analyse défini par une chronologie serrée et un horizon géographique large.

L’autoritarisme démocratique sous Duplessis

Les historiens ont longtemps débattu de la nature du régime duplessiste. Certains l’ont qualifié de conservateur, d’autres d’illibéral[15]. Sans réfuter ces définitions, qui comportent toutes une part de vérité, il semble plus juste et plus simple d’en parler comme d’un régime combinant autoritarisme et pratiques démocratiques. Les régimes autoritaro-démocratiques sont en effet des types de gouvernance qui, tout en permettant en théorie sinon en fait l’alternance du pouvoir, reposent en partie sur la fraude, la violation des libertés, la censure des médias et l’abus des ressources étatiques. En d’autres termes, bien qu’ils soient compétitifs, les institutions démocratiques ne constituant pas seulement des façades comme cela se voit dans les régimes despotiques (sans parti ou à parti unique), ils comprennent aussi une dimension autoritaire, dans la mesure où le champ politique est largement biaisé en leur faveur. Bien sûr, les avantages des régimes en place (accès privilégié aux médias, clientélisme, patronage) ne sont pas éliminés dans un régime réellement démocratique, ils sont seulement limités et balisés par des lois contraignantes. À l’inverse, dans un régime autoritaro-démocratique, des élections sont tenues normalement, les libertés civiles élémentaires sont préservées et les procédures électorales permettent l’organisation d’une opposition forte. Tout est donc affaire de degré.

Authoritarian governments may coexist indefinitely with meaningful democratic institutions. As long as incumbents avoid egregious (and well-publicized) rights abuses and do not cancel or openly steal elections, the contradictions inherent in competitive authoritarianism may be manageable. Using bribery, co-optation, and various forms of « legal » persecution, governments may limit opposition challenges without provoking massive protest or international repudiation[16].

Ce faisant, les régimes autoritaro-démocratiques peuvent se maintenir très longtemps au pouvoir, tout en affrontant l’électorat.

Dans le cas du gouvernement duplessiste, les règles du jeu démocratique ont été enfreintes à de multiples reprises, mais c’est avant tout les manipulations du champ politique qui ont facilité ses réélections successives. Il s’est ainsi rendu coupable de fraudes électorales, a bénéficié d’un gerrymandering silencieux, a censuré ses adversaires par des moyens indirects (dont le retrait des annonces publicitaires gouvernementales des journaux qui n’appuyaient pas ses politiques) et a utilisé les institutions publiques (équipements, infrastructures et fonctionnaires) à des fins partisanes, une tactique admirablement condensée dans le slogan « Duplessis donne à sa province[17] ». Les entreprises qui faisaient ombrage à l’Union nationale ont été la cible de multiples vexations (taxes, réglementation, annulation de contrats), tandis que celles qui finançaient le parti n’étaient pas inquiétées.

Si elle ne l’a pas inventé, loin de là, l’Union nationale a perfectionné ce système d’obligations réciproques, de prestations échangées et de dépendance. Chaque année, surtout à la veille des élections, les ministres disposaient de budgets discrétionnaires qui leur permettaient de dispenser leurs largesses sur les masses d’électeurs qui soutenaient le régime. « Money flowed to individuals, companies or communities whose loyalty could be bought or made more durable[18]. » L’on ne se gênait pas pour avertir les citoyens d’une circonscription qu’une opposition trop forte risquait de leur coûter cher. En revanche, chacun savait que la proximité avec le gouvernement permettait de profiter de passe-droit, de privilèges, de favoritisme, de ristournes et de retours d’ascenseur. Le scandale du gaz naturel, lequel a éclaboussé des ministres ayant réalisé des profits lors de la privatisation des activités de fabrication et de distribution gazière d’Hydro-Québec en 1957, donne une faible mesure de cette mainmise du parti sur les ressources publiques.

Des emplois dans la fonction publique, des subventions, des contrats, des achats pour des besoins publics, des travaux de voirie ainsi que des commissions étaient promis à ceux qui votaient pour le bon parti, travaillaient à sa réélection, rendaient des services partisans divers ou encore contribuaient à la caisse électorale[19].

The civil service remained completely partisan. Government purchases went to friends of the party. So did appointments to agencies and commissions. A massive porkbarrel operation preceded every voting day, especially road construction[20].

Maurice Duplessis a déjà averti les électeurs dans un discours : « Quand on a un petit pain on le partage entre ses hommes. » Cet aveu avait fait bondir Gérard Filion :

Le petit pain de l’Union nationale grossit d’année en année. Il est aujourd’hui de l’ordre d’un demi-milliard, soit le budget annuel de la province. Chaque montant est dépensé en fonction du rendement électoral[21].

Ce copinage et cette collusion permirent à la « machine » de l’Union nationale de financer à hauteur astronomique de 9 millions de dollars sa campagne électorale de 1956, distribuant allégrement pots-de-vin et promesses[22]. À la mort de Duplessis, les caisses du parti contenaient la somme colossale de 18 millions de dollars[23]. Quand ces financements occultes n’étaient pas suffisants, on procédait à des manipulations du vote, des menaces et des combines, ce qui a permis à certains chercheurs de rapprocher le Québec de Duplessis de la Louisiane de Huey Long[24].

Ici comme ailleurs, le clientélisme a permis un règne politique extrêmement long qui a fini par établir une drôle de « démocratie sans compétition[25] ». En Irlande, par exemple, le Fianna Fáil s’est maintenu au pouvoir presque sans interruption de 1932 à 1973 parce qu’il a été en mesure, en contrôlant l’allocation des ressources et en s’appuyant sur une politique fort habile et fort étendue de patronage, de cimenter la loyauté des électeurs. L’historien F. S. L. Lyons a pu ainsi noter comment « power generates its own momentum in a country like Ireland, where patronage has always had an important function in government[26] ». Les emplois, les contrats, les services publics, les bienfaits les plus divers étaient conditionnels à l’appui des individus et des groupes au parti au pouvoir, ce qui tissait entre la population et le gouvernement, comme au Québec, un immense filet de « jobbery » et de népotisme.

En soi, le régime duplessiste n’avait rien d’original : il ne faisait que reprendre les techniques et tactiques du Parti libéral, qui lui-même les tenait, au XIXe siècle, du Parti conservateur. Les bases d’un régime autoritaro-démocratique n’ont pas attendu l’élection de Maurice Duplessis pour émerger dans la province[27]. Quatre facteurs rendaient cependant cette dérive différente de ce que l’on avait connu dans le passé. Primo, les sommes en jeu étaient décuplées dans l’après-guerre, la croissance de l’État québécois étant importante, bien qu’elle ne fut pas, à l’évidence, aussi spectaculaire que celle de l’État central. Secundo, la bureaucratie fédérale démontrait un souci d’objectivité et d’efficacité qui faisait paraître, par contraste, l’appareil provincial particulièrement partisan et byzantin. Tertio, l’Union nationale articulait une idéologie qui correspondait de moins en moins à la réalité d’un Québec urbain et industriel, ce qui donnait à son discours des allures doctrinaires et faisait paraître ce parti, en dehors de son chef charismatique, comme une simple machine à gagner les élections. Quarto, le régime de l’Union nationale avait signé une sorte de « concordat » avec l’Église catholique, à un moment où celle-ci, comme nous le verrons dans la prochaine section de la présente note, connaissait un important repli conservateur. Pour l’ensemble de ces raisons, le caractère autoritaire et corrompu du régime duplessiste paraîtra, aux yeux de bon nombre d’observateurs, surpasser, d’un point de vue qualitatif aussi bien que quantitatif, tout ce que le Québec avait connu en termes de gouvernements despotiques et prévaricateurs.

Selon Kenneth F. Greene, c’est la possibilité de politiser les ressources publiques qui conditionne la domination d’un parti : plutôt que de trafiquer le résultat des élections, un parti peut choisir d’étouffer les voix de l’opposition en rendant l’accès aux ressources publiques conditionnel à l’allégeance des électeurs[28]. Dans ces conditions, le déclin d’un régime autoritaro-démocratique n’est pas d’abord causé par la modernisation socio-économique ou la diffusion de règles libérales, pas plus que par les périodes de crises ou de prospérité, mais bien par la fin de son monopole relatif sur les ressources publiques, la disparition des sinécures réservées aux amis du régime et l’arrêt du patronage. Le rôle de la bureaucratie dans cette démocratisation est crucial, car c’est elle qui peut, lorsque les circonstances sont favorables, assurer l’intégrité des décisions prises par le gouvernement ainsi que veiller à une toujours plus grande transparence de l’allocation des ressources et au respect de certaines normes élémentaires d’efficacité. La croissance de la technocratie n’est cependant pas en soi – loi de là – une garantie d’ouverture, comme nous l’apprend l’exemple de maints régimes ayant su tourner les structures étatiques en un instrument de leur propre domination.

Au Québec, l’assainissement des moeurs électorales dans les années 1960 cassa les pires excès de népotisme du régime duplessiste. La Commission royale d’enquête sur la moralité dans les dépenses publiques, aussi connue sous le nom de commission Salvas (du nom de son président, Élie Salvas, juge de la Cour supérieure du Québec) s’attacha à révéler, à partir d’octobre 1960, la corruption qui sévissait sous le règne précédent. Désormais, pour les organisateurs ou contributeurs d’un parti victorieux, il n’était plus possible d’espérer aussi facilement que par le passé profiter des largesses du gouvernement. Ainsi, à l’été 1960, peu de temps après l’élection de Jean Lesage, un militant libéral ne cachait pas sa déception d’une telle tournure des choses dans une lettre envoyée au Devoir :

Loin de moi l’idée d’obtenir des contrats sans soumission et à un très haut prix. Non, ce que je désire, c’est d’abord une soumission et si mes prix diffèrent très peu avec un “bleu” par exemple, j’aimerais avoir la préférence. Mais il me semble que cela ne se passera pas comme cela, d’après les journaux, les on-dit, etc. Cela veut dire que j’aurais sacrifié une grande partie de ma vie à aider le Parti libéral à se rendre au pouvoir, pour être ensuite lâchement abandonné[29].

Cette difficulté croissante à marchander son vote ou son appui politique signa la fin du régime autoritaro-démocratique auquel avait été identifié l’Union nationale, laquelle disparut peu à peu de la carte électorale de la province (51,8 % en 1956, 46,6 % en 1960, 42,2 % en 1962, 40,8 % en 1966, 19,7 % en 1970, 4,9 % en 1973, 18,2 % en 1976, 4,0 % en 1981) à la fois parce qu’elle fut incapable de renouveler son discours et parce que les électeurs n’avaient plus de raison d’en espérer les mannes ou d’en craindre les foudres.

Les travaux de Kenneth F. Greene permettent aussi de comprendre comment le régime duplessiste, qui paraissait inexpugnable et inamovible en 1958, a pu tomber à la fois si rapidement et si facilement. La mort de Maurice Duplessis et celle de Paul Sauvé y sont assurément pour quelque chose, cependant il faut regarder au-delà de cette contingence. À cet égard, une comparaison avec la fin du communisme en Russie n’est pas inutile. Cet écroulement prit à peu près tous les commentateurs politiques par surprise, aucun d’eux n’ayant pu prévoir la relative douceur et rapidité de la transition qui suivit la chute du mur de Berlin. Ce n’est que rétrospectivement qu’une série de facteurs ont été inventoriés, lesquels avaient tous un air d’inévitabilité qui contrastait avec l’imprévisibilité de la faillite du système communiste. Au final, ce qui se dégage des analyses récentes, c’est comment le parti communiste s’est trouvé, dès les premiers efforts de Glasnost et de la Perestroïka, incapable de maintenir son monopole sur les ressources de l’État. Il est tombé faute de pouvoir continuer à prendre appui sur les ressources publiques et sa faillite fut d’autant plus brutale qu’il n’avait jamais eu à apprivoiser les principes élémentaires d’une campagne électorale. Dix ans plus tard, le parti de Vladimir Poutine a simplement pris le relais là où le parti de Lénine avait failli, accaparant les vieilles tactiques d’intimidation et de patronage qui avaient fait florès sous le communisme[30].

Ne peut-on voir, d’ailleurs, quelques ressemblances lointaines entre le règne de Duplessis et celui Poutine, notamment dans l’utilisation d’un langage populiste, démagogique et anti-intellectuel, la personnalisation de l’appareil judiciaire, le rapport hostile à un Occident matérialiste et décadent, le rêve de refaire une Grande Russie, la ponction des ressources naturelles pour soutenir l’économie, l’alliance avec les industriels et les grands financiers et le pacte avec l’Église orthodoxe ?

Cette dernière remarque, pour choquante qu’elle pourra paraître, permet de neutraliser les commentaires de ceux et celles qui trouveraient le concept d’autoritarisme démocratique mal venu en plaidant que le régime de Duplessis était « dans l’air du temps », que des élections ont eu lieu qui ont été remportées à de très larges majorités par l’Union nationale, que les citoyens étaient en somme satisfaits, que la province était bien administrée puisque l’État ne faisait pas de déficit, que le Québec prospérait, que Duplessis respectait la religion et les traditions, qu’ailleurs aussi en Amérique on votait pour des gouvernements conservateurs ou que le leadership des élus libéraux était trop faible pour animer une opposition structurée. Toutes ces affirmations sont vraies jusqu’à un certain point du régime de Poutine, et pourtant personne ne niera que la démocratie est malmenée en Russie et que les commentaires critiques qui s’opposent au président actuel ressemblent étrangement à ce que l’on pouvait entendre dans les années 1950 au Québec. À cet égard, le concept d’autoritarisme démocratique permet de combler en partie le fossé qui existe entre la perception de maints intellectuels engagés de l’après-guerre (ceux au premier chef du Devoir et de Cité libre), qui affirmaient que Duplessis se comportait « un peu comme Staline » et tenait un discours « au fascisme à peine larvé », et la vision des chercheurs universitaires d’aujourd’hui qui appartiennent au courant dit « révisionniste ».

Le repli conservateur sous Pie XII

Dans les années 1950, le Québec de l’Union nationale accordait, comme l’Irlande du Fianna Fáil[31], une place centrale à l’Église, la compénétration des élites religieuses et politiques étant profonde jusqu’aux années 1960. Pourquoi donc l’Église a-t-elle été associée à ce régime ? Dans la doxa qui s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui, et ce, malgré l’accumulation de travaux historiques qui nuancent l’image galvaudée des années 1950, les membres du clergé jouent en effet le rôle des vilains.

L’incriminant portrait sociologique du Québec duplessiste […] s’accompagne généralement de la désignation d’un coupable. La raison de cet enlisement de la société, de son retard, c’est la survivance sous toutes ses formes de l’Église et de son discours[32].

Il y a là une association peu banale. Que se passait-il dans l’Église pour arriver à un tel jugement ? Comment se fait-il que l’Église catholique a pu pendant ces années cruciales paraître un véritable pilier du régime autoritaro-démocratique instauré par Maurice Duplessis ?

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Rome n’avait pu maintenir le même degré de contrôle sur les Églises locales et la fin du conflit n’améliora guère les choses, puisque l’idéologie démocratique qui déferlait sur l’Occident frappait toute autre idéologie d’opprobre. Jacques Maritain en profita pour consolider son influence, à travers entre autres les organismes des Nations Unies dont il devint une des plus importantes têtes pensantes[33]. C’est à ce moment que le célèbre philosophe fut nommé ambassadeur de France au Vatican (1945-1948). Mounier publiait Feu la chrétienté en 1950, un livre dans lequel il plaidait pour un catholicisme « de grand vent ». La théologie du laïcat prenait son essor, avec au premier chef Jalons pour une théologie du laïcat (1953) d’Yves Congar. « Nous ne voulons plus être des étrangers dans le monde moderne », tel est le cri qui retentissait à travers une bonne partie du monde catholique[34]. Le Québec était emporté par cette volonté de renouveau[35].

Cependant, au fur et à mesure qu’enflait ce désir collectif de changement, Pie XII, affaibli et malade, s’engonçait dans un immobilisme défensif qui devenait de plus en plus la marque de commerce d’une papauté vieillissante, obsédée, tatillonne et craintive[36]. Les signes d’une relative fermeture du Vatican s’accumulaient dans un contexte de raidissement général causé par l’entrée dans la Guerre froide et l’effroi qui s’emparait des élites romaines à la vue des persécutions des catholiques dans les pays du bloc de l’Est et en Chine. Repliée sur elle-même, mise sur le qui-vive, dirigée par un pape vieillissant, Rome entendait marteler ex cathedra les vérités éternelles. « J’ai vu Rome avant le Concile, se souvenait le père Émile Legault. […] À ce moment, à Rome, ils pensaient détenir la vérité tranquillement et connaître l’Église. Plus que ça : d’être l’Église[37]. » Ce souvenir est corroboré par le frère Untel (alias Jean-Paul Desbiens) qui, dénoncé par la Sacrée Congrégation des religieux, s’est retrouvé en pénitence dans la Ville éternelle en décembre 1961. Dans une lettre adressée à Clément Lockquell, doyen de la Faculté de commerce de l’Université Laval, il confiait sur le ton badin qui était le sien : « Je vous ai déjà dit que ce monde-là est plutôt espagnol, i.e. catholiques en diable. Je ne me suis jamais senti aussi “à gauche” de toute ma vie[38]. » On pourrait ajouter de nombreux autres témoignages de cette crispation du Saint-Siège, mais nous insisterons seulement sur les amalgames que maints observateurs n’hésitaient pas à faire entre, d’un côté, l’Église romaine, les Jésuites et les Espagnols, et de l’autre côté, le laïcat, les Dominicains et les Français[39].

Étienne Fouilloux n’est pas seul à constater le « climat délétère dans lequel évolue l’intelligentsia catholique française à l’extrême fin du pontificat de Pie XII[40] ». Il suffit ici de rappeler quelques faits qui balisent pour la France, foyer du progressisme catholique mondial, ce ressac conservateur : l’Union des chrétiens progressistes s’éteignait en 1951 ; Jeunesse de l’Église était frappée en 1953 et, la même année, on annonçait la fermeture du séminaire de la Mission de France, à Limoges ; le Mouvement populaire des familles (devenu en 1950 le Mouvement de libération du peuple) disparaissait lui aussi ; les prêtres ouvriers étaient condamnés en 1954 ; la Quinzaine, dont le premier numéro avait paru en novembre 1950, était l’objet d’une condamnation par décret du Saint-Office en 1955. De 1954 à 1956, l’Action catholique de la jeunesse française, qui avait osé pencher vers le mendésisme (du nom de Pierre Mendès France), traversait une crise dont elle ne se relèvera pas, ses membres tentant en vain de résister au cloisonnement imposé par les cardinaux et les archevêques qui voulaient la vouer exclusivement à l’action apostolique. En mai 1957, les secrétariats généraux de la Jeunesse étudiante catholique (JEC) masculine et féminine démissionnaient. Bref, toute une « aile marchante » du catholicisme français, selon le mot de François Mauriac, était visée par des mises en garde, sinon des censures formelles, venues du Vatican et relayées par les hiérarchies locales[41].

Le divorce entre l’intelligentsia progressiste française et Rome atteignait des proportions inégalées depuis la crise de L’Action française, et il importe de souligner que cette période a été une « période noire pour toute l’extrême-gauche catholique[42] », peu importe les pays ou régions, et a étouffé bien des initiatives lancées par les progressistes chrétiens sur l’ensemble du territoire de la catholicité[43]. Au Québec, le reflux conservateur, encouragé comme ailleurs par l’évolution idéologique du Vatican, se traduisit notamment par la démission forcée de Mgr Charbonneau en 1950 et celle du père Georges-Henri Lévesque en 1956[44]. Le Jésuite Jacques Cousineau se voyait retirer le droit de s’engager dans des dossiers sociaux et, en 1952, il lui était interdit de participer aux réunions de la Commission sacerdotale d’études sociales[45]. Les mouvements jeunesse connaissaient eux aussi les contrecoups du virage à droite de l’épiscopat. Les évêques commençaient à voir d’un mauvais oeil les idées sociales et spirituelles de la JEC, suspicion renforcée par la parution de Cité libre, une revue autour de laquelle se retrouvaient plusieurs anciens dirigeants jécistes. À partir de 1950, la JEC entrait dans une période de profonds remous, qui entraîneront à terme le déclin de la Centrale.

Il y eut à ce moment une coupure soudaine, dont d’ailleurs les membres actuels de l’équipe [de la JEC] se ressentent encore [en 1962], et ceci, de leur propre aveu. L’orientation assez continue que la J.E.C. avait suivie jusque-là s’est trouvée brusquement interrompue[46].

La Commission sur les laïcs et l’Église enregistrera l’impact de cette crise sur le dynamisme de l’Action catholique spécialisée[47].

Dans ce climat de suspicion et de délation, des appels se faisaient parfois entendre pour implorer la clémence de Rome envers les militants et théologiens les plus audacieux. Contre la vérité éternelle, on cherchait à imposer une autre vérité, qui partait du bas afin de s’élever vers la transcendance. L’idée d’incarnation devenait une façon de se réconcilier avec un certain empirisme, qui postulait que les idées de Dieu sont en marche dans l’histoire, mais aussi de critiquer de manière aussi détournée que cinglante une Église jugée trop abstraite, formelle, ritualiste, légaliste, en un mot : vide. Au Québec, qui n’était pourtant pas touché par la montée du communisme et la déchristianisation des classes ouvrières, on allait jusqu’à craindre l’apostasie prochaine des masses. Le problème, bien sûr, c’est que la Rome de la fin de règne de Pie XII continuait à se raidir dans une attitude réactionnaire.

J’ai mieux compris alors, écrivait en 1982 le père Cousineau avec amertume, par ces procédés qui relèvent du pur autoritarisme, pourquoi le divorce s’était opéré entre le syndicat ouvrier et la hiérarchie cléricale, pourquoi l’harmonie entre le spirituel et le temporal s’était rompue au Québec au cours des décennies 1950 et 1960[48].

Il faudra attendre l’élection d’un nouveau pape, Jean XXIII, et l’ouverture de cette immense surprise que fut Vatican II pour que l’atmosphère de dénonciations qui régnait au sein de la curie romaine laisse place à une ère plus favorable aux esprits progressistes. Le problème, bien sûr, c’est que si, en Amérique du Sud, dominée – pour des questions de langue – par la théologie espagnole, le décollage d’une pensée profondément critique du capitalisme et de l’institution cléricale ne s’est amorcé qu’au début des années 1960, avec pour résultat que la frange plus militante du catholicisme sud-américain allait pouvoir se radicaliser pendant le Concile Vatican II[49], au Québec, les forces vives de la jeunesse avaient déjà commencé à se détourner de l’Église, comme l’indique la fondation de Parti pris en 1963. En moins de dix ans, un Pie XII vieillissant avait creusé un fossé que la mémoire collective du Québec, placé à un tournant de sa destinée, a rapidement enregistré.

Géographie large et chronologie serrée

Tout comme le duplessisme, qui n’est apparu aux yeux de ses détracteurs comme un véritable régime autoritaro-démocratique qu’à partir de l’élection provinciale de 1952, l’Église québécoise n’a adopté une attitude réellement négative par rapport à l’avant-garde catholique qu’à partir du tournant des années 1950. Les historiens ont eu tendance à l’oublier, préférant insister sur le très réel mouvement souterrain qui minait de l’intérieur et de l’extérieur l’emprise des institutions politique et religieuse avant l’éclatement de la Révolution tranquille. Cette lecture tout en continuité doit toutefois être relativisée en prenant entre autres appui sur les travaux d’Yvon Tranvouez, lequel plaide, pour saisir les années d’après-guerre, en faveur d’une géographie large et d’une chronologie serrée[50]. La supposée Grande Noirceur doit se comprendre comme cette période plus courte que longue pendant laquelle l’Union nationale a réussi à instrumentaliser à son profit les ressources publiques et pendant laquelle, au même moment, le Vatican s’est muré dans une attitude défensive, à la faveur du déclin physique de Pie XII.

Il faut donc restreindre la période couverte par la désignation de la Grande Noirceur et, surtout, la lire comme une réalité qui déborde les frontières provinciales. Par exemple, dans son excellent livre au titre cependant ambigu (Charbonneau n’a pas été le bouc émissaire d’une lutte de pouvoir mais une simple victime des forces conservatrices), Denise Robillard met bien en évidence les tractations et les conspirations des ennemis de l’archevêque de Montréal, quoique sans assez replacer, à notre avis, ces rumeurs et menées sourdes dans un contexte global[51]. Pourtant, ne peut-on pas lire en mars 1953, dans une lettre de Wladimir d’Ormesson, ambassadeur de France près le Saint-Siège, à Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères :

Nos pires ennemis à Rome sont les Français, ecclésiastiques ou laïques, qui viennent de France avec des dossiers plus ou moins truqués, des articles plus ou moins tronqués, pour dénoncer le « progressisme » envahissant, grossir tel ou tel incident, fulminer contre tel ou tel Évêque, et jeter l’alarme ici[52].

Dans sa lettre, d’Ormesson mettait non seulement le doigt sur une culture de dénonciation et d’influence propre à une institution à la fois hautement hiérarchique et fermée, mais observait aussi un lobbying qui, dans les années 1950, n’épargnait guère les nations, comme la communauté canadienne-française, qui s’étaient laissées influencer par la pensée française.

Le récit de la Grande Noirceur est fait d’images d’Épinal qui correspondent mal aux études produites par les historiens[53]. Il est par conséquent tentant de s’en débarrasser en prétendant n’y voir qu’une représentation collective biaisée ou controuvée. Ce serait toutefois une erreur, dans la mesure où la décennie 1950 a bel et bien correspondu à un moment spécifiquement conservateur qui a des causes à la fois locales et internationales. Par-delà tout ce que la période a produit de durable et de fécond, il importe de retenir la logique globale ayant présidé à dix ans de blocage pour les forces politiques et religieuses qui ne se situaient pas dans le camp des partisans de Duplessis et de Pie XII. Désormais discrédité en histoire, le concept de Grande Noirceur captait cette dérive dans une image forte, sans être cependant capable d’en marquer les limites et d’en cerner le sens.