Article body

L’enfermement des enfants de justice occupe, dans l’histoire de la prise en charge de la jeunesse en difficulté, une place cruciale. D’emblée, l’on est tenté d’y lire l’aveu d’un échec, celui d’une société incapable de protéger ses jeunes générations autrement qu’en les retranchant de la communauté. Mais l’on comprend rapidement, à la lecture de l’ouvrage de Sylvie Ménard, que l’« école de réforme » constitue une étape centrale dans la lente spécialisation d’une politique de protection de la jeunesse. Seulement, cette marche n’est ni linéaire ni exempte de violences institutionnelles à l’égard des populations qu’elle vise.

Cette étude, tirée d’une thèse de doctorat soutenue en 1998 à l’Université du Québec à Montréal, s’ouvre sur une analyse patiente de l’émergence des politiques de prise en charge de l’enfance délinquante, de l’Acte d’Union aux lendemains immédiats de la Confédération, un contexte politique qui en constitue l’arrière-plan déterminant. L’événement central en est l’ouverture, en 1857, d’une « prison de réforme » dédiée à l’enfermement des jeunes délinquants. Le propos se recentre ensuite sur une monographie institutionnelle : l’Institut Saint-Antoine, dont le nom d’« école de réforme » ne sonne plus comme un oxymore, ouvre en 1873 au coeur de la ville de Montréal et accueille jusqu’en 1909, à la veille du vote de la loi provinciale instituant la Cour des jeunes délinquants de Montréal, plus de 5000 garçons, prévenus et condamnés. Enfin, une dernière partie esquisse brièvement l’évolution dans la longue durée de ce paysage institutionnel jusqu’en 1950, date à laquelle une nouvelle législation provinciale marque une nouvelle rupture vers des procédés plus « éducatifs ».

La réforme des politiques pénales à l’égard de l’enfance et de l’adolescence au Québec est traitée avec justesse selon une double perspective : d’une part, la genèse du projet réformateur dans la Pangée internationale que constitue le champ intellectuel philanthropique au xixe siècle et, d’autre part, le contexte politique spécifique au Bas-Canada – Québec dans lequel s’incarne la refonte de la justice des mineurs. On mesure tout d’abord à quel point les réformateurs canadiens sont au diapason des débats internationaux, recommandant de sortir l’enfant des prisons communes. Ce mot d’ordre, qui retentit dans tous les cercles réformateurs occidentaux à compter des années 1830, n’est pas un appel à l’indulgence envers les crimes juvéniles. Au contraire, on cherche à mieux en réprimer les effets délétères : moins mais mieux punis, véritablement rééduqués, les mineurs pourront être envoyés plus nombreux dans ces institutions de « correction », préparant un avenir politique stable aux nations démocratiques, et une richesse économique fondée sur l’utilité et la compétence de tous les travailleurs (p. 35). Mesure libérale, la « réforme » des jeunes délinquants rencontre également l’assentiment des mouvements conservateurs, qui y voient la garantie de maintien de l’ordre moral légitime, face aux aspirations au changement que pourraient susciter les mouvements de démocratisation et d’émancipation ouvrière qui traversent la période de transition au capitalisme. Consensuelle sur les principes qui la fondent, cette réforme prend cependant au Québec les voies de la querelle confessionnelle, comme le montre très bien Sylvie Ménard. La montée en puissance de l’Église catholique, à partir du milieu du siècle, suscite l’inquiétude des milieux protestants, qui préféreraient voir ériger un système d’écoles de réforme laïque, par lequel l’État garantirait un traitement équitable des enfants des deux communautés. Une décennie de tentatives infructueuses – à travers l’expérience de la prison de réforme fondée en 1857 – détourne le gouvernement provincial québécois de cette voie.

Si le modèle britannique est retenu, instituant au Québec dès 1869 un système dual d’écoles de réforme – pour les jeunes délinquants – et d’industrie – pour les jeunes « en danger » –, l’ultramontanisme québécois milite pour la mise en place d’institutions confessionnelles, vastes internats gérés par des congrégations religieuses spécialisées (p. 70 et ss). Ainsi, Mgr Bourget, architecte résolu de ce réseau institutionnel, fait appel aux Frères de la Charité de Gand pour les garçons, et aux Soeurs du Bon Pasteur d’Angers pour les filles, ordres destinés à devenir de véritables multinationales de la rééducation juvénile. Ce système octroie, de fait, beaucoup plus de moyens au réseau catholique, alors voué aux gémonies par certains porte-parole de la communauté protestante (p. 88-89 notamment).

Dans la durée, cette querelle politique résidera également dans une divergence sur le modèle d’institution à promouvoir. Institution massive d’une part, où la discipline repose sur l’inertie d’une cohorte d’individus traités de manière égale, technique des corps et des âmes inspirée du monastère ou du couvent, ou, d’autre part, école de réforme pavillonnaire, épousant au plus près une étiologie du jeune délinquant qui s’affine avec l’acuité du regard qu’apportent les expertises naissantes sur le crime et la pauvreté ? Assurément, c’est le premier modèle qui l’emporte au xixe siècle québécois. Il renvoie tant à la culture catholique romaine qu’à la répartition des moyens des congrégations : une main-d’oeuvre nombreuse et gratuite mais sous-qualifiée pour la tâche pédagogique qui lui incombe.

Car, c’est là une autre question soulevée à juste titre par Sylvie Ménard, ces institutions d’enfermement ont une vocation à la « réforme », terme qui, d’emblée, dévoile sa polysémie : s’agit-il d’une démarche éducative, insistant, comme on l’affirme alors, sur la formation d’un individu autonome (p. 135), libéré de ses affects criminogènes, et mis en disposition de s’intégrer au monde social ? Ou bien les mécaniques d’une discipline carcérale coercitive vont-elles se reproduire sous un nouvel apparat plus humain ? Malgré d’indéniables progrès quant aux conditions d’accueil des mineurs, qui sortent alors définitivement du système carcéral de droit commun – ce que la France ne réussira jamais à garantir, par exemple –, la discipline reste rude à l’Institut Saint-Antoine, à l’image des châtiments corporels qui y perdurent (p. 145). Le travail, dont l’emprise est à la mesure de la place qu’il occupe dans l’emploi du temps des enfants, occupe la même fonction de garant de l’ordre. En outre, sa rentabilité économique tend à supplanter la mission de formation des jeunes détenus, à tel point que les maîtres-ouvriers initialement recrutés par les frères pour former les jeunes à un métier, laissent place, dès 1875, à des entrepreneurs extérieurs louant les ateliers et la force de travail bon marché des détenus (p. 170). Le souci de formation des jeunes s’en trouve gravement compromis : « on ne leur enseigne qu’une branche du métier », déplore un observateur lors de la querelle qui les oppose aux ouvriers libres à la fin du siècle (p. 172). Les frères avaient justifié leur implantation urbaine, atypique et dénoncée par certains réformateurs, par le tropisme industriel de leurs jeunes apprentis. Cependant, leur formation est atrophiée par le primat du profit dans l’organisation des ateliers. Sylvie Ménard restitue avec nuance la dérive du système. Mais au final, on ne dispose que d’une image assez lisse du régime institutionnel, ce qui témoigne sans doute avant tout de la faiblesse de l’État face au pouvoir des congrégations, à travers une inspection timorée des prisons.

Après une étude si fine de la mise en place de l’institution, on peut regretter de n’avoir de regard sur les populations prises en charge que selon le point de vue de l’institution. Il s’agit là d’un effet de source, sans doute, puisque les dossiers individuels manquent et que les registres d’écrou sont par nature peu diserts. Mais la question relève également de la méthodologie, où à faire primer le discours réformateur sur la pratique des acteurs, l’on cherche toujours à vérifier si ledit programme a bien été mis en oeuvre. Or, l’étude le suggère pourtant, les parents ont gardé une forte capacité d’initiative dans le système, tant pour faire placer leur mauvaise engeance que pour reprendre leur petit travailleur, au gré des cycles de l’économie familiale, que Bettina Bradbury avait décrite dans son étude magistrale. Considérer les familles populaires comme du gibier d’institution ne permet pas de restituer cette complexité.

Malgré cette réserve, cette étude constitue une immersion riche d’enseignements dans le paysage institutionnel de protection de la jeunesse au xixe siècle québécois. On y mesure à la fois que la rupture est consommée avec l’ordre pénitentiaire, étape décisive dans l’édification d’un système adapté aux besoins de la jeunesse « irrégulière », mais aussi à quel point le stigmate reste fort à l’égard des jeunes fautifs, comme en témoigne l’hermétisme de l’institution qui ne pratique aucun patronage ou placement en semi-liberté. Mais à cet égard, la thèse de Véronique Strimelle consacrée au Bon Pasteur – dont la publication serait précieuse –, montre bien que la réclusion fut encore plus violente pour les filles, dont la préparation à la vie libre fut encore plus inexistante que pour les garçons.