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La grande majorité des ouvrages portant sur Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811) mettent l’accent sur son épopée maritime, les excellents travaux d’Étienne Taillemite et de Jean-Étienne Martin-Allanic faisant à cet égard figures de proue[1]. Il est vrai que plusieurs biographes détaillent son passage au Canada[2], mais la plupart racontent la jeunesse d’un personnage plus romantique qu’historique, imaginé à la lumière du « philosophe » que laissent entrevoir les pages de son Voyage autour du monde[3]. À l’exception de Michael Ross, qui souligne le fait que l’épisode tahitien fait beaucoup d’ombre[4], tous semblent privilégier les aventures de Bougainville le navigateur à celles de Bougainville le militaire.

De leur côté, les historiens de la Nouvelle-France apprécient pleinement la valeur historique des Écrits sur le Canada[5]. Tant sur le plan de l’histoire militaire que de l’histoire coloniale, le témoignage de Bougainville ouvre une fenêtre précieuse sur la fin du Régime français en Amérique du Nord. Il n’en demeure pas moins, cependant, que la plupart des historiens ont abordé les mémoires, le journal et les lettres de Bougainville comme autant de filons à exploiter, plutôt que comme le travail d’un écrivain. Nous croyons que cette approche ne rend pas justice aux textes[6]. Même si les Écrits n’ont pas été publiés du temps de Bougainville et qu’ils ne constituent pas une oeuvre à proprement parler, ils sont néanmoins issus d’une tête remplie d’aspirations philosophiques et littéraires. Il semble important, si l’on souhaite évaluer le contenu du témoignage de Bougainville, d’examiner les modes d’expression qui le colorent[7].

Dans cette étude, nous tâchons de dégager les genres littéraires qui structurent trois facettes importantes des Écrits, nommément, la représentation du Sauvage nord-américain, l’image que Bougainville projette de lui-même en tant qu’officier de l’armée française ainsi que la critique de l’administration coloniale. À la lumière de notre examen, il semble que le jeune officier réfracte son expérience de la colonie en faisant consciemment appel à une variété de traditions littéraires – histoire naturelle et morale, critique philosophique, récit épique, harangue, satire, tragédie[8] – dont l’usage rhétorique colore ses observations. Davantage que de simples exercices de style, ces passages sont généralement signalés par des références à l’Antiquité païenne s’apparentant à celles que l’on retrouve dans les écrits critiques des philosophes des Lumières. Nous cherchons à déterminer la place qu’occupent ces références (et la culture littéraire en général) chez Bougainville, étape nécessaire si l’on souhaite mieux comprendre son expérience de la colonie. Sans chercher à cantonner l’auteur dans un courant littéraire ou philosophique particulier (par exemple, à la vogue sentimentaliste de la seconde moitié du XVIIIe siècle, dont on sent l’influence sur le plan stylistique[9]), ce sont les lectures auxquelles il fait lui-même référence qui nous servent de point de départ.

Ethnographie et rhétorique

Un vide reste à combler dans les études sur Bougainville en ce qui a trait aux observations ethnographiques nord-américaines que l’officier disperse au fil des pages de ses Écrits. Éparses et en apparence superficielles, parfois élogieuses, parfois méprisantes, ces observations ont longtemps été délaissées des historiens jugeant le tableau d’ensemble moins révélateur des populations autochtones de l’époque que de l’auteur lui-même. Ironiquement, le traitement de surface qui en a résulté dénature les intentions du jeune officier et, conséquemment, l’image qu’on se fait de lui. Au bout du compte, sait-on au juste ce que ces observations révèlent de Bougainville ?

Bougainville figure bien à l’index de quelques études majeures sur l’histoire de l’ethnographie, notamment l’Anthropologie et Histoire au siècle des lumières de Michèle Duchet, ou encore L’Amérique et le rêve exotique de Gilbert Chinard[10]. Cependant, loin de diriger leur attention vers les péripéties que le jeune officier relate dans les Écrits, ces auteurs s’intéressent plutôt au Voyage, dont l’épisode tahitien sert de tremplin pour aborder le Supplément de Diderot. Les biographes ont eux aussi souvent lu les observations ethnographiques du jeune Bougainville à la lumière de celles qui se trouvent dans son Voyage[11].

Dans le but de rectifier cette interprétation téléologique, certains littéraires, prenant le relais des historiens, se sont penchés sur les Écrits avec l’intention de dégager une vision plus juste de ce que Bougainville a pu penser du Sauvage. Ainsi, en se basant sur les lettres de Bougainville, Benoît Melançon argue que « la curiosité que l’on prête si généreusement à Bougainville paraît être subordonnée à des visées pragmatiques ponctuelles : ne pas abandonner la course aux distinctions académiques, se rappeler au bon souvenir de sa famille adoptive[12] ». Si l’officier établit quelques comparaisons flatteuses entre Amérindiens et héros de l’Antiquité, c’est d’abord pour se « peindre lui-même » plutôt que par curiosité ou souci ethnographique[13]. Dans une note de bas de page, Melançon rappelle aussi que le journal et les mémoires étaient destinés au ministre de la Marine, et donc indirectement au Roi[14]. Bougainville aura sans doute voulu flatter son audience en étalant son érudition, sa « culture livresque ». L’auteur soutient également que les passages qui expriment plus ouvertement le dégoût de l’officier face aux horreurs perpétrées par ses alliés amérindiens sont plus représentatifs de sa perception du Sauvage : « Exil et monstres : ces deux mots, Bougainville les utilise fort souvent pour parler de sa situation. Plutôt que de souligner sa curiosité, ils montrent assez sa façon de réagir aux actions des Amérindiens et son état d’esprit au Canada[15]. »

Emmanuel Bouchard et Réal Ouellet affirment quant à eux, avec raison, que « les textes sur le Canada ne sauraient constituer à proprement parler une ethnographie du Sauvage américain ». Ils considèrent ainsi les « nombreux passages sur les moeurs et le caractère des Sauvages » comme des « remarques peu développées qu’il répète ici et là, au fil de sa narration[16] ». Selon eux, les nombreuses comparaisons avec l’Antiquité que l’on trouve dans les Écrits « révèlent une culture livresque certaine ; mais elles ne constituent pas, en raison de leur imprécision et de leur superficialité, un embryon de réflexion philosophique ou d’anthropologie comparée. Elles paraissent plutôt avoir une simple valeur ornementale[17]. » S’ils admettent « [qu’] on ne saurait négliger le courant philosophique dans lequel se situe Bougainville », ces auteurs concluent néanmoins que « la bonne volonté du “philosophe” », telle qu’il l’exprime à quelques occasions au début de son séjour au Canada, « s’émoussera vite » face aux horreurs de la guerre à l’amérindienne[18].

Ces interprétations ne sont pas à exclure, mais sont-elles suffisantes ? Les observations ethnographiques de Bougainville, en particulier lorsqu’elles se manifestent par des parallèles avec l’Antiquité, sont certes à la fois instrumentales et ornementales. Notre examen des textes dévoile cependant un éventail de remarques plus riches que l’analyse de ces auteurs ne le laisse entendre. Ces remarques vont d’une appréciation prosaïque des forces de ses alliés jusqu’aux représentations les plus dramatiques, en passant par toute une gamme de commentaires ethnographiques qui, s’ils « ne constituent pas un embryon… d’anthropologie comparée », s’insèrent toutefois au sein d’une tradition d’histoire naturelle et morale plus souple que l’ethnographie. En effet, le terme « ethnographie », que nous utilisons parce que commode, est un anachronisme qui ne rend peut-être pas justice à cette tradition. Abordées comme des conventions d’histoire naturelle et morale, les comparaisons littéraires et exagérations rhétoriques des Écrits se révèlent à la fois comme l’expression de ce qu’il conviendrait d’appeler, suivant Jessica Riskin, le « sentimentalisme empirique » des Lumières françaises[19], de même que comme des tentatives de critiques morales, en particulier à l’endroit des superstitions et des croyances religieuses des Autochtones. Notre examen révèle ainsi une attitude typiquement philosophique, non pas celle d’un esprit « curieux de tout », comme certains l’ont supposé[20], ni celle d’un philosophe radical, mais bien celle d’un moderne ancré dans la tradition humaniste, usant de l’ornement et de l’émotion pour habiller un discours critique, et témoignant de ses expériences au travers d’une réappropriation de son héritage classique[21].

La représentation du Sauvage chez Bougainville est complexe. Son appréciation la plus objective se trouve probablement là où il décrit les Amérindiens comme des troupes auxiliaires indispensables. Leur alliance avec l’armée française doit à tout prix être préservée, affirme-t-il, au risque de les voir changer de camp et prendre parti pour les colons anglais : « calculateurs, politiques et avides, peut-on se flatter qu’ils restent constamment attachés au parti excessivement le plus faible et qui n’aura peut-être rien à leur donner[22] ? » Bien que Bougainville n’aime pas les moeurs guerrières des Amérindiens, il en mesure pleinement les avantages et les inconvénients : « [L]es Sauvages, admirables dans les bois, de la plus grande expédition contre une troupe qui s’ébranle et cède, avantageux pour le succès de toute autre espèce de guerre, peu propres à la défensive, s’abattent aisément et profondément ; dans l’infortune n’ont point le courage de constance[23]. » Certes, il se réjouit de la victoire française à Carillon, en 1758, et il se flatte que cette bataille décisive ait été gagnée pratiquement sans l’aide des Sauvages contre un ennemi cinq fois plus nombreux. Cependant, il n’attribue pas naïvement l’heureuse tournure des événements à la seule valeur des soldats ou des officiers[24]. Bougainville y voit un coup de chance et estime que la fortune ne sourira pas aux Français encore longtemps sans le soutien des Autochtones, dont la connaissance du terrain et les talents d’éclaireurs représentent des atouts stratégiques majeurs. Aussi, dans un mémoire qu’il rédige quelques mois après le siège de Carillon, il inclut le ravitaillement en marchandises visant à consolider l’amitié avec les Amérindiens au rang des plus strictes nécessités[25].

L’« indispensabilité » des Amérindiens est un fardeau, d’autant plus que ces derniers sont conscients de peser lourd dans la balance. Bougainville les décrit parfois comme des gens capricieux, indociles et insolents, pourvus d’un sens de l’honneur louable en soi, mais malheureusement entaché d’orgueil et d’amour-propre excessif : « l’amour-propre est de tous les mondes et l’orgueil est la seule richesse de tout Sauvage », à un tel point que « parmi ces peuples, la plus petite altercation devient une querelle de la plus grande conséquence et qui ne finit plus[26] ». Leur amour de la liberté et de l’eau-de-vie les conduit à des excès et des abus de toutes sortes, et Bougainville déplore les vols et les meurtres qu’ils commettent sous l’influence de l’alcool. Leurs victimes principales, après les Anglois, sont le bétail et la volaille, de même que les réserves des officiers français, qu’ils ne se gênent pas pour piller lorsqu’ils jugent mériter davantage que ce que le Roi leur accorde[27]. Comme si les coûts matériels encourus ne suffisaient pas, Bougainville s’inquiète de voir la paresse et l’indiscipline des guerriers autochtones gagner les troupes régulières, tout comme elles ont déjà infecté les Canadiens[28] !

L’irritation et la méfiance de Bougainville, il est vrai, tournent à l’indignation et à la consternation lorsqu’il est témoin du traitement que certains Sauvages réservent à leurs prisonniers : « Le rhum qui était dans les berges et que les Sauvages ont bu sur-le-champ leur a fait faire de grandes cruautés. Ils ont mis à la chaudière et mangé trois prisonniers ; d’autres seront peut-être traités de même. Tous sont esclaves, à moins qu’on ne les rachète ; spectacle horrible aux yeux d’un Européen[29]. » La levée des chevelures, la torture, le cannibalisme[30] : voilà des moeurs « barbares » qui lui font regretter la France : « Puisse la mémoire de ces abominations s’éteindre ! Quelle terre ! Quels peuples ! Mon exil durera-t-il encore longtemps[31] ? » La guerre à l’amérindienne aura été un choc pour le jeune officier entraîné à l’européenne ; tout aussi troublante aura été sa prise de conscience qu’on se désensibilise à ses horreurs : « Les cruautés et l’insolence de ces barbares font horreur et répandent du noir dans l’âme. C’est une abominable façon de faire la guerre, la représaille [sic] est effrayante et l’air qu’on respire ici est contagieux pour l’accoutumance à l’insensibilité[32]. »

Le ton dramatique de ces passages retient notre attention. Est-il logique de reconnaître une valeur rhétorique ou ornementale aux comparaisons avec les héros grecs, et de soutenir du même coup que les descriptions de Sauvages monstrueux sont plus représentatives des états d’âme de Bougainville ? Après tout, nulle part dans les Écrits ne trouve-t-on plus de tournures rhétoriques que lorsque l’auteur s’abandonne à l’écriture :

1800 sauvages, nus, noirs, rouges, rugissant, mugissant, dansant, chantant la guerre, s’enivrant, demandant du bouillon, c’est-à-dire du sang, attirés de 500 lieues par l’odeur de la chair fraîche et l’occasion d’apprendre à leur jeunesse comment on découpe un humain destiné à la chaudière. Voilà nos camarades qui jour et nuit sont notre ombre. Je frémis des spectacles affreux qu’ils nous préparent[33].

Pathos dramatique, figures de style, langage connoté : cet extrait vise à laisser une vive impression sur le lecteur. Lorsque le style de Bougainville verse dans le sentimentalisme, son propos philosophique ne s’en trouve pas pour autant vide de sens. Bien au contraire, l’histoire naturelle et morale du Sauvage se raconte particulièrement bien par le sentiment et les descriptions vives : l’expérience que Bougainville acquiert de ses propres yeux, il tâche de la transmettre dans une narration susceptible de plaire, d’exciter les passions, voire d’arracher quelques larmes. S’il peut sembler que l’idée du Sauvage monstrueux et cruel prévaut dans les Écrits (et donc dans l’esprit de l’auteur), c’est ironiquement parce que les passages qui renforcent cette idée sont plus vifs, plus susceptibles de frapper l’imagination que les observations « ethnographiques » plus flatteuses et plus convenues.

Passons en revue ces dites observations. Outre la comparaison avec les héros de Homère, on trouve toute une variété de notes sur les moeurs des Amérindiens, doublées de parallèles avec l’Antiquité classique[34]. En faisant usage de tels « classicismes », Bougainville s’insère au sein d’une longue tradition d’histoire naturelle et morale qui remonte aux premiers contacts entre les habitants du Nouveau Monde et les Européens. On sait qu’aux XVe et XVIe siècles, explorateurs et autres témoins se sont d’abord rabattus sur des catégories classiques familières pour mettre de l’ordre dans un chaos de nouvelles expériences[35]. Ainsi, on note très tôt dans la littérature de voyage des comparaisons entre le corps idéalisé de la statue grecque et le corps des Sauvages – tous deux grands, imberbes, nus et gracieux – des comparaisons qui cèdent peu à peu leur place à des analogies moins superficielles, basées sur l’observation des moeurs de ces peuples. On trouve de distants échos de ces motifs dans la première description que Bougainville fait des Autochtones[36], et tout comme les premiers « ethnographes », l’officier aiguise ses observations au fur et à mesure qu’il s’habitue aux Amérindiens :

Ils sont nus à l’exception du brayet, se matachent de noir, de rouge, de bleu, etc. ; leur tête est rasée ; des plumes en font l’ornement. Dans leurs oreilles allongées sont des anneaux de fils de laiton. Ils ont pour couvertes des peaux de castor et des loups illinois. Ils portent des lances, des flèches et des carquois faits de peaux de bêtes. Chaque bande va danser à son tour devant les maisons des principaux de la ville : en vérité leurs danses ressemblent à la pyrrhique et à ces autres danses guerrières des Grecs. J’ai trouvé quelques différences dans l’orchestre des Puans et des Outaouais ; à cette espèce de tambourin par lequel ils marquent la cadence se joignent les voix de quelques hommes et de quelques femmes et le tout forme des accords assez harmonieux. Au reste ces Sauvages sont droits, bien faits, et presque tous de la grande taille. Ils ont des cabanes sous les murs de la ville. Ils y passent les nuits à boire et à chanter[37].

Dans un même ordre d’idées, il observe que les Autochtones font le décompte des morts à la fin des batailles d’une façon similaire à celle des Perses[38] ; ou encore que le rôle des femmes dans les conseils de guerre s’apparente à celui des matrones romaines[39]. Le jeune officier utilise en outre bon nombre de locutions latines lorsqu’il décrit les relations entre les Amérindiens et les Français, des locutions qui encapsulent des idées complexes qu’il n’a pas le temps ou le désir de développer dans son journal[40].

Mais Bougainville ne fait pas que réitérer les platitudes d’un discours usé. De la même façon qu’il exprime, par le truchement rhétorique du Sauvage monstrueux, le « choc culturel » qu’il éprouve au contact de ses alliés amérindiens, Bougainville emprunte certaines conventions d’histoire naturelle et morale pour structurer une critique à leur endroit. Une facette importante de cette appropriation est l’établissement de comparaisons entre les moeurs et croyances spirituelles de différents peuples, comparaisons qui renvoient souvent au christianisme et à la « superstition » religieuse[41]. En cela, Bougainville s’insère à la fois dans la tradition humaniste et le courant philosophique des Lumières. En effet, une rhétorique chargée voit le jour dans les écrits des humanistes, missionnaires, utopistes et philosophes du XVIe, XVIIe et XVIIIe siècle[42], allant de la critique implicite du barbarisme européen chez Montaigne, dans son essai sur les « Cannibales », jusqu’à la remise en question radicale des autorités religieuses et politiques par Lahontan, Fontenelle et Rousseau, en passant bien sûr par l’apologétique des jésuites de Le Jeune, Brébeuf, puis Lafitau et Charlevoix.

Dans une longue note où il décrit la religion des Sauvages des Pays d’en haut (région des Grands Lacs), Bougainville qualifie leurs croyances de « paganisme brut et encore dans son enfance », une sorte d’animisme dans le cadre duquel le Sauvage « se fait un dieu de l’objet qui le frappe : le soleil, la lune, les étoiles, un serpent, un orignal, enfin tous les êtres visibles animés ou inanimés[43] ». Loin d’être motivé par un culte du primitivisme[44], Bougainville rationalise le rituel de totémisation des Amérindiens en soulignant, par exemple, que le jeûne préliminaire du rituel est « propre à faire rêver » et à exciter l’imagination. Cette remarque a pour effet de démystifier l’expérience spirituelle en l’apparentant à un état de délire[45]. On peut donc aisément reconnaître une fausse candeur voltairienne lorsque Bougainville décrit la mouche comme le plus heureux des totems : « Heureux quand l’objet de ce rêve important est d’un petit volume, une mouche, par exemple, car alors, mon corps est une mouche, disent-ils, je suis invulnérable ; quel homme assez adroit pour attraper un point ?[46] » Le ton est ironique.

De façon similaire, le paragraphe suivant trahit l’ironie philosophique de l’auteur en rapprochant du christianisme le paganisme des Sauvages tel qu’il a évolué au contact des Européens :

La croyance de deux esprits, l’un bon, l’autre mauvais ; l’un habitant les cieux, l’autre, les entrailles de la terre, établie maintenant parmi eux, ne l’est que depuis qu’ils commercent avec les Européens. Originairement ils ne reconnaissaient que leur Manitou. Au reste ils disent que le maître de la vie qui les a créés était brun et sans barbe tandis que celui qui a créé le Français était blanc et barbu.[47]

Ces observations, suivies d’une citation de Fontenelle (« Si Dieu a fait les hommes à sa ressemblance, les hommes le lui ont bien rendu[48] »), ajoutent à sa critique de la naïveté religieuse de l’Amérindien. Mais en critiquant leurs cultes religieux, il cible par ricochet les chrétiens qui s’accrochent à des croyances similaires. Comme Fontenelle et tant d’autres philosophes éclairés, Bougainville croit que l’être humain a une tendance générale à projeter beaucoup de lui-même dans sa conception du divin. Bougainville fait ainsi son humble part dans la lutte acharnée que les philosophes mènent encore à l’époque contre les superstitions religieuses[49].

Les Écrits sont ponctués de pointes contre la superstition, la plupart signalées par des parallèles avec l’Antiquité. Dès les premières pages de son journal, Bougainville écrit qu’« [u]n jongleur dans la cabane de médecine est exactement la pythonisse sur le trépied ou Canadie [ ?] évoquant les ombres[50] ». Cette comparaison montre que Bougainville, à l’instar des philosophes et des missionnaires, n’est pas impressionné par les supposés pouvoirs de ces devins. Avec une touche d’humour noir, il déplore la futilité de leurs pratiques : « Un d’eux, malade, a jonglé qu’il fallait pour le guérir sacrifier un chien. Le chien a été acheté, mis à la chaudière, le festin s’est fait, un sénateur [un vieil Amérindien, avec connotation romaine] a jonglé et le malade se meurt[51]. »

Par ailleurs, les références aux oracles dans les Écrits ne se limitent pas qu’à exprimer le scepticisme de l’auteur face à l’utilité des pratiques religieuses des Sauvages : « Il en est des Sauvages et des interprètes comme des oracles du paganisme auxquels leurs prêtres faisaient dire ce qu’ils jugeaient à propos, ce qui était favorable à leurs intérests [sic], à leurs vues, ou conforme aux désirs de ceux qui les payaient ou qu’ils voulaient flatter[52]. » Les Amérindiens et leurs interprètes ne sont plus représentés ici comme naïfs et superstitieux, mais plutôt comme des manipulateurs. Tout comme les oracles des Grecs et des Romains étaient des charlatans, de la même façon les jongleurs sont-ils trompeurs, usant de leur influence pour leur propre bénéfice. La citation précédente illustre en outre qu’il y a en jeu davantage que l’intégrité des jongleurs. En incluant les interprètes canadiens parmi les oracles, il exprime son scepticisme quant à l’information relayée aux officiers français lors des conseils de guerre amérindiens, scepticisme nourri par sa méfiance envers l’administration coloniale.

Il paraît indéniable que les représentations du Sauvage chez Bougainville, nombreuses et variées, constituent autant de réfractions de la réalité amérindienne. Le portrait dramatique qu’il peint du Sauvage, bien que fondé sur une expérience réelle, n’est pas plus représentatif de son expérience que celui qu’il trace dans ses comparaisons « ethnographiques » avec les peuples de l’Antiquité. Certains historiens ont mis l’accent sur ces dernières, les interprétant comme des signes de la curiosité intellectuelle de l’auteur, tandis que d’autres, en particulier des littéraires, se sont attardés aux passages qui dépeignent les Autochtones comme des monstres, soulevant ainsi des doutes quant à l’ouverture d’esprit qu’on lui accorde trop facilement. Le fait est que les deux visions se défendent sur la base des textes. Plutôt que d’attribuer ces couleurs aux préjugés, aux penchants larmoyants ou à l’incohérence de Bougainville, nous suggérons qu’il s’agit là de différentes manifestations de l’ambition littéraire de l’auteur, qui s’exerce sciemment à l’histoire naturelle et morale ainsi qu’à la critique philosophique des moeurs.

La Bougainvillade : l’exil cruel et la glorieuse retraite

Un aspect négligé de la réappropriation philosophique des classiques chez Bougainville est son identification avec les héros exemplaires de l’Antiquité. Voyons comment Bougainville se représente dans les Écrits comme un nouvel Énée, et comment il exalte l’armée française en Amérique du Nord en comparant son sort à celui de l’armée grecque de Xénophon. Nous suggérons que Bougainville colore son témoignage en investissant protagonistes et événements de la guerre d’une dimension épique.

D’après Peter Gay, l’identification constitue « the most familiar mode in which the Enlightenment experienced the classical past », comme l’illustre l’impact de l’oeuvre de Plutarque sur le caractère de Rousseau, ou encore les fantasmes de Diderot s’imaginant orateur romain[53]. Gay précise cependant que « [t]his sort of adolescent hero-worship… rarely survived into maturity » autrement qu’en tant que « convenient rhetorical device[54] ». L’identification apparaît comme un mode de réappropriation de l’Antiquité répandu, mais peu significatif[55].

Nous croyons cependant que l’identification est au coeur du témoignage de Bougainville. Comme Rousseau et Diderot, Bougainville s’identifie à ses héros et se représente comme acteur et témoin d’un drame de proportions épiques. Que Bougainville se soit réellement perçu comme un héros épique ou que sa réappropriation des exemples de l’Antiquité n’ait été pour lui qu’un outil rhétorique, les implications demeurent les mêmes : son témoignage est délibérément projeté dans un cadre littéraire.

L’Énéide de Virgile était l’un des livres préférés de Bougainville[56]. Nous savons qu’il en avait un exemplaire avec lui au Canada et qu’il en cite régulièrement des extraits[57]. Ses errances en mer, ses combats menés en terres étrangères, son sens du devoir civique et son désir de retrouver sa terre natale font du jeune officier l’héritier tout désigné d’Énée, dont il compare l’exil à son propre séjour au Canada. Ainsi, en décrivant le « massacre » du Fort Guillaume-Henry en 1757, Bougainville fait appel à Virgile : « C’est assez parlé d’horreurs dont je voudrais que le souvenir pût être effacé dans la mémoire de tous les hommes : Heu fuge crudeles terras fuge littus iniquum[58]. » Commentant, un an plus tard, les fortifications qu’il supervise sur l’île au Mouton à la veille du siège de Carillon, il se targue d’être troyen : « si l’ennemi m’eût laissé 15 jours, j’y soutenais le siège de Troie[59] ». À propos de son périlleux périple le long du Saint-Laurent en novembre 1758, il écrit : « C’est le cas de craindre ce qu’on dit : In edit [sic] in Scyllam cupiens vitare Caribdim », une locution latine commune mais particulièrement apte, dans la mesure où elle évoque le voyage de Virgile aussi bien que le sien[60].

Sans surprise, une tempête sur l’Atlantique lui inspire des élans de sympathie pour son héros : « Ah ! je serais tenté de pardonner à Énée les larmes qu’il verse dans ces tempêtes qu’il essuye. Un héros peut fort bien l’être et avoir peur de se noyer[61]. » Si l’on ajoute à cette liste une liaison avec une Amérindienne (nous notons qu’il parle des Didons du Canada dans une de ses lettres[62]) ; que son père et son meilleur ami meurent tous deux durant son « exil[63] » ; qu’il tâche après la guerre de fonder une colonie avec les restes brisés du peuple acadien[64] ; que le Voyage autour du monde contient également plusieurs références à l’Énéide, notamment sa conclusion « Puppibus et laeti Nautae imposuere coronas [65] » ; il est légitime de croire que Bougainville s’identifie sincèrement à son héros.

L’identification de Bougainville a des implications qui ne sont pas suffisamment reconnues. Dans Bougainville : navigateur et les découvertes de son temps, Martin-Allanic n’hésite pas à lire les accomplissements tardifs de l’officier à la lumière des aspirations déçues de Jean-Pierre, son frère à la santé fragile qui, au lieu de voyager, étudia la géographie antique. Martin-Allanic voit les débats académiques auxquels Jean-Pierre et ses mentors participent comme l’inspiration principale de Bougainville : « Ces études subtiles, ces disputes savantes, ces évocations ardentes dans le passé et dans le présent, tout cela n’était-il point fait pour exciter une vocation chez le jeune Bougainville ? Son frère l’y poussait de toute son âme et toute une partie de son discours académique n’avait été qu’un intime et vibrant appel[66]. » L’hypothèse de Martin-Allanic, bien que plausible, ne trouve cependant pas de renfort textuel, alors que la place importante du poème de Virgile dans l’univers mental de Bougainville, aux côtés des autres classiques qui ont nourri son imagination, est facile à établir. Les deux hypothèses ne sont évidemment pas mutuellement exclusives, mais il est nécessaire de souligner la part trop souvent ignorée que joue la figure du héros dans les Écrits.

Sa réappropriation de l’Anabase de Xénophon fournit un autre bon exemple. L’Anabase raconte comment quelque 10 000 mercenaires grecs se trouvèrent piégés en Perse au détour d’une défaite. Entourés d’ennemis innombrables, forcés d’entreprendre un voyage périlleux en territoire inconnu à la recherche d’un bras de mer qui les porterait à nouveau en Grèce, ils réussirent, contre toute attente et devant mille dangers, à battre en retraite. Ce haut fait d’armes historique, en partie attribuable à la sagesse de Xénophon (ancien élève de Socrate promu général par la force des choses), constitue à la fois une humiliation pour le roi des Perses et une source de fierté pour les Grecs[67]. Si l’identification de Bougainville avec Xénophon est moins explicite qu’avec Énée, les parallèles qu’il dresse entre la situation précaire mais épique de l’armée française et celle de l’Anabase sont néanmoins révélateurs.

Dans son mémoire du 29 décembre 1758 intitulé « Réflexions sur la campagne prochaine », le jeune officier médite sur la stratégie qu’il souhaiterait voir ses supérieurs adopter advenant la chute de Québec[68]. Bougainville juge qu’une colonie à court de munitions et de vivres, et assaillie sur trois fronts à la fois, ne pourrait se défendre sans sa capitale administrative et son port principal. Une fois Québec aux mains des Anglais, le Canada en entier devrait selon lui capituler afin d’éviter un bain de sang et le gaspillage inutile des ressources. « L’humanité l’exige, l’intérêt de l’État et celui des colons qui ont bien servi leur prince[69]. »

Cette analyse lucide est cependant suivie d’un passage surprenant, dans lequel Bougainville ébauche les plans d’une glorieuse retraite de l’armée française jusqu’en Louisiane, comparable à celle de l’Anabase. Bougainville semble en effet avoir envisagé l’évacuation secrète de 2500 soldats d’élite et d’éclaireurs canadiens chargés de provisions et de pièces d’artillerie. En passant par la porte arrière de la colonie avant la signature des traités, ces troupes échapperaient à des termes humiliants. En suivant le cours des rivières pendant 60 à 70 jours, elles finiraient par atteindre la Louisiane, qu’il faudrait ensuite fortifier et défendre. Sur le chemin, l’armée tâcherait d’établir des liens avec les Amérindiens et sèmerait le chaos en Caroline et en Virginie. Si le roi devait approuver ce projet, le commandement de l’armée et celui de la Louisiane devraient incomber à un général compétent. Il pense probablement à Montcalm, peut-être un peu à lui-même, soldat-philosophe à l’image de Xénophon[70].

« Le projet n’est pas une chimère », insiste Bougainville, trahissant la crainte de ne pas être pris au sérieux. « Le projet exécuté serait glorieux à la nation et conserverait au Roi un bon corps de troupe. Les Français sont dignes de faire ce que les Grecs ont fait et la retraite des 10 000 est un des traits qui a le plus immortalisé la Grèce[71]. » À nos yeux, un tel voyage paraît irréaliste, voire irréalisable ; il parut sans doute de même à ceux du secrétaire d’État à la Marine et de Louis xv, qui ne donnèrent apparemment jamais suite au mémoire. Certains biographes ont vu là la marque de la naïveté du jeune officier inexpérimenté et impatient, armé d’une connaissance théorique de la géographie nord-américaine plutôt que d’une véritable intuition de ses dimensions[72].

Bien qu’il soit vrai que Bougainville manquait d’expérience, nous croyons que sa réappropriation de l’Anabase n’est pas une marque de naïveté. Montcalm décrit Bougainville comme un jeune homme hardi, un peu trop peut-être : « Vous ne pourriez croire les ressources que je trouve en lui… Il se présente de bonne grâce au coup de fusil, article sur lequel il a plus besoin d’être contenu que d’être excité[73]. » Cette hardiesse qu’on lui prête nous donne matière à croire que Bougainville était pleinement conscient de l’audace de son plan, et qu’il l’envisageait sérieusement[74]. Évoquant Virgile, Bougainville note dans son journal que la situation requiert « activité et audace » et que « audaces fortuna juvat ! » (la fortune sourit aux audacieux)[75]. S’il sous-estime la distance séparant le Canada de la Louisiane, il envisage tout de même un périple héroïque sur une très longue distance[76], les circonstances désespérées requérant des actions extraordinaires. Sa réappropriation de l’Anabase afin d’exalter l’armée française en Amérique du Nord, une comparaison objectivement insoutenable mais poétiquement efficace, ne trahit pas la naïveté de Bougainville ; elle montre plutôt qu’il est inspiré par les événements.

La « gloire » de la France, une gloire semblable à celle dont les hommes de Xénophon furent couverts à leur retour en Grèce, voilà de quoi motiver Bougainville. Si le Canada capitule, l’armée française peut tout de même espérer se couvrir d’honneur en tentant une retraite glorieuse. Avec de la chance, elle pourra même faire face à l’ennemi en terrain avantageux et sauver, sinon le Canada, du moins la Louisiane. L’importance que Bougainville accorde à son projet a d’autant plus de sens si l’on tient compte du fait qu’il perçoit le contentieux entre Canadiens et Français, de même que la corruption des autorités coloniales, comme une grande source de honte pour la nation. Il semble qu’il ait envisagé cette retraite glorieuse comme une façon de redorer une réputation ternie.

Bougainville investit en outre plusieurs événements clés de la guerre d’une dimension épique. Sa description de l’arrivée in extremis des renforts du chevalier de Lévis à la veille du siège de Carillon, en est un bon exemple :

Entre 6 et 8 h. du soir des piquets de nos troupes, détachés avec le Ch[evali]er de Lévis, arrivèrent au camp. Ils avaient fait la plus grande diligence, marchant jour et nuit malgré les vents contraires pour joindre leurs camarades qu’ils avaient su à la veille d’être attaqués, aussi furent-ils reçus de notre petite armée avec la même joye que les légions de César le furent par ces cohortes romaines bloquées avec Cicéron par un essaim de Gaulois. Le Ch[evali]er de Lévis arriva dans la nuit[77].

L’arrivée de Lévis est décrite comme un exploit, une marche héroïque contre la montre et les éléments, motivée par le sens du devoir. À cet instant critique, tout aurait pu chavirer : « Dans cette occasion nous avons dû nous rappeler ce mot de César : “jusqu’à présent j’ai combattu pour la gloire mais aujourd’hui pour la vie”… Notre défaite entraînait la perte de la colonie[78] ». Le « mode » de représentation épique s’étend ici à un événement et à des personnages réels.

Bougainville orateur, satiriste et tragédien

La critique que Bougainville adresse à l’administration canadienne mérite qu’on s’y attache, car si la corruption coloniale a été bien étudiée, on a peu cherché à l’examiner sous l’angle des dénonciateurs[79]. Guy Frégault décrit les mécanismes douteux par lesquels l’intendant Bigot et plusieurs de ses complices ont fait fortune au Canada, de même que les tenants et aboutissants de leur procès[80]. J. F. Bosher a soutenu quant à lui que la « corruption » au sens où nous l’entendons aujourd’hui était endémique à l’époque, parce que le système administratif de l’Ancien Régime, contrairement au nôtre, ne traçait pas de ligne précise entre l’intérêt privé et la fonction d’État ; bien que les autorités aient été en mesure de juger de l’honnêteté d’individus, elles ne l’auraient pas fait en raison des organisations mal balisées[81]. Plus récemment, Louise Dechêne a rouvert le dossier dans son étude sur le pouvoir des institutions de la colonie dans la gestion des subsistances, où l’historienne distingue nettement entre les dernières années du Régime français, riches en occasions d’enrichissement, et les décennies précédentes. Nuançant l’analyse de Bosher, elle démontre qu’entre la notion de service public et celle du péché véniel ou mortel, l’Ancien Régime possédait bien les moyens de faire hésiter ses serviteurs trop enclins à confondre les deniers du roi et les leurs[82].

Il n’est donc pas surprenant que la corruption aiguë qui sévit au Canada dans les années 1750 frappe l’esprit de Bougainville. On est cependant en droit de se demander si l’omniprésence du phénomène, particulièrement dans le domaine du ravitaillement qui s’effectue, pour ainsi dire, sous les yeux de l’officier, suffit à expliquer l’indignation et la colère dont est empreint son témoignage. S’il est vrai que sa condescendance envers les « colonistes » qui gouvernent ou commandent (condescendance assez commune chez les Français métropolitains de l’époque) fournit une partie de la réponse, son appréciation négative des administrateurs de la colonie mérite d’être réexaminée. Sa représentation de la colonie, de façon analogue à celle du Sauvage ou de sa propre personne, n’est pas imputable qu’à ses préjugés ou qu’à sa naïveté. Notre examen montre que l’indignation de Bougainville est motivée non pas seulement par les irritants du rationnement et les rumeurs de complot[83], mais aussi par les modèles littéraires de l’Antiquité classique – harangue, satires et tragédies – qu’il emploie dans sa critique de l’administration coloniale.

Bougainville dirige ses attaques sur deux fronts, soit la corruption et l’incompétence des deux « méchants » du drame qu’il documente. En premier lieu vient l’accusation de corruption contre l’intendant François Bigot (1755-1760), sa clique d’officiers civils et ses commandants de fort déployés tout au long des postes de traite de la Nouvelle-France. Vols, monopoles abusifs, faux noms, traitements préférentiels, dépenses injustifiées, distribution inadéquate de la nourriture et des marchandises, inflation artificielle des prix pour les commodités de base, autant d’irrégularités qui scandalisent Bougainville : « C’est à la justice criminelle à jouer ici son rôle[84]. » Le jeune officier anticipe ainsi l’Affaire du Canada de 1763, où Bigot et 53 de ses acolytes furent convoqués au Châtelet de Paris et trouvés coupables, à divers degrés, de vols, de fraudes fiscales et d’autres irrégularités financières[85].

Lorsqu’ils n’en étaient pas directement « victimes », les officiers français étaient témoins de la corruption qui sévissait dans la colonie. Dans les Écrits, on compte un grand nombre de reproches adressés aux administrateurs coloniaux canadiens et français, de même qu’aux soldats, marchands et autres professionnels et artisans suivant leur exemple. Dans le climat de tension politique qui se développe autour des quartiers généraux de Montcalm au fil des ans, Bougainville imagine peu à peu une conspiration que la moindre irrégularité, la moindre erreur stratégique tend à confirmer.

Dans l’intimité relative de son journal, Bougainville assume ainsi le rôle d’un Cicéron, républicain vertueux dénonçant la corruption et tentant de sauver la nation du désastre. L’ouverture catilinienne « O tempora, o mores » devient « Quel pays ! Quelle guerre ![86] » Le mal est si profond que presque tous y trouvent leur part de responsabilité : « Si les gens en place tolèrent de pareils abus, décisifs pour la perte de la colonie, il faut qu’ils leur soient profitables : s’ils les ignorent, pourquoi sont-ils en place[87] ? » Ainsi, Bougainville considère comme ennemis de la France les Canadiens qui bénéficient de traitements préférentiels de la part de l’administration coloniale et qui, comme leurs leaders, font preuve d’ingratitude et d’avarice : « Remarquez comme ici tout est dirigé ad majus lucrum ![88] » Le mépris que Bougainville ressent face à l’argent, bien qu’il fasse écho à l’opinion populaire sur les marchands[89], rappelle celui qu’affichent tant d’auteurs classiques associant la vertu morale à la simplicité, et la dépravation au luxe. Par le ton et par la forme, Bougainville s’insère, à l’instar de Montaigne et Montesquieu, dans la tradition d’humanisme civique qui éclôt durant la Renaissance[90].

Tout compte fait, on ne saurait imputer la perte de la colonie aux abus de Bigot. Le dénouement de la guerre de Sept Ans releva des décisions politiques et économiques de la Cour avant et pendant le règlement des termes de 1763, dans un contexte de crise financière[91]. Cependant, aux yeux de Bougainville, la corruption endémique annonce une défaite imminente : « Il est donc bien vrai de dire que ce pays périra après avoir ruiné la France par le monstrueux abus des privilèges exclusifs[92]. » Non seulement des fraudeurs ruinent la colonie ; ils ruinent du même coup la métropole chargée de la défendre. L’ampleur du cancer est telle que l’officier a peine à y croire : « On serait souvent obligé de s’interrompre pour avertir que ce qui n’est pas vraisemblable est souvent vrai, et l’est presque toujours dans ce pays[93]. » Souvent dépassé par des circonstances invraisemblables, Bougainville l’orateur républicain se fait satiriste, ventilant alors son cynique et son sarcasme.

En effet, Bougainville ne peut s’empêcher d’échapper çà et là des remarques teintées d’humour noir, qui traduisent bien son incrédulité et son indignation. Il réfère directement à la satire à au moins deux reprises, la première dans une citation qu’il attribue à Bayle : « Il est malheureux que les hommes soient tels qu’en écrivant l’histoire on ait l’air de faire une satyre[94] » ; et plus loin, à Juvénal : « Difficile est satyram non scribere[95]. » [Il est difficile de ne pas écrire une satire]. Ici comme ailleurs, ce n’est pas un accident si les portraits satiriques qu’il peint des officiers de la colonie et de leurs protégés sont généralement accompagnés par des références classiques : « Quand je réfléchis sur la façon dont est gouverné ce pays pour lequel le Roi fait des dépenses énormes, je me rappelle celle dont Jupiter gouverne le monde, décrite dans le banquet de Lucien[96]. » Ou encore : « Titus disait qu’il avait perdu sa journée, quand il l’avait passé sans accorder un bienfait. Un Européen ici a bien employé la sienne quand il l’a passé sans apprendre une concussion ou friponnerie nouvelle[97]. » L’adaptation de ces « classicismes » aux circonstances spécifiques qu’il commente témoigne de la culture philosophique de l’auteur.

C’est principalement la satire qui porte sa critique de l’incompétence du marquis de Vaudreuil, le gouverneur général de la colonie (1755-1760). Supérieur immédiat de Montcalm, premier gouverneur général né au Canada, Vaudreuil sert le roi en tant que son représentant officiel. Il est le chef des armées en Nouvelle-France et le principal négociateur sur le plan de la politique extérieure et des « affaires indiennes ». Il fait en outre l’objet de sévères critiques de la part du jeune officier irrité par son irrésolution et ses priorités mal placées. Le portrait de Vaudreuil dans les Écrits de Bougainville est souvent ironique, grotesque, parodique. Tantôt montré comme un leader faible et hésitant, tantôt comme un Don Quichotte amoureux de ses chimères, il paraît borné au point de nuire à ceux qui risquent leur vie pour la colonie[98]. Par une allusion mythologique efficace, Bougainville en fait la caricature : « V[audreuil] quand il a conçu une idée en devient amoureux comme Pygmalion le devint de sa statue. Je le pardonne à ce dernier, car elle était un chef-d’oeuvre[99]. » Il lance aussi ses dards à l’endroit des Canadiens embauchés par le gouverneur pour compléter des travaux visant à faciliter le ravitaillement des troupes : « Mr. de Vaudreuil avait envoyé pour diriger les travaux du chemin un sculpteur de Montréal. Je doute que Phidias eût bien fait un chemin mais comme le sculpteur est retourné à son premier métier, ces travaux ont cessé[100]. » L’incompétence est un art que maîtrisent autant l’employeur que ses employés !

L’exaspération de Bougainville naît de l’intrusion d’amateurs là où seuls les professionnels devraient avoir leur mot à dire. À son grand déplaisir, il constate que « maintenant que la guerre s’établit sur le pied européen… bourgeois, financiers, marchands, officiers, évêques, curés, jésuites, tout cela projette, disserte, parle, reparle, prononce[101] ». Il discerne dans cette fâcheuse tendance les germes de futurs désastres : « Grand malheur pour ce pays ; il périra victime de ses préjugés, de sa confiance aveugle, de la stupidité ou de la friponnerie de ses chefs. Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas[102]. » Frustré par ces Canadiens qui dévalorisent les victoires de l’armée française pour exalter leur propre contribution (« Quelques gens disaient que les Anglais avaient laissé prendre ce fort exprès ; subtilité aussi ridicule que celle des Athéniens qui doutèrent si le roi Philippe ne s’était pas laissé mourir exprès pour les tromper[103]. »), Bougainville riposte avec sarcasme : « Facilité de cette expédition suivant le peuple, le M[arqu]is de V[audreuil] et l’évêque qui l’eût pris, disait-il, avec son clergé ; sans doute comme Josué prit Jéricho en faisant trois fois le tour des murs[104]. »

Si ce n’était des répercussions « néfastes » sur l’armée française, ce cirque frôlerait le comique[105]. Aussi, Bougainville rapporte une admonestation que M. de Rigaud, frère du marquis de Vaudreuil, aurait adressée à Montcalm après que ce dernier eut suggéré que des Français fussent dépêchés au lieu des Canadiens pour négocier avec les Amérindiens : « [C]’est un attentat contre les droits de la colonie ; envoyer un off[ici]ier français avec des Sauvages, c’est Catilina qui se déguise en femme pour pouvoir entrer dans les mystères de la bonne déesse[106]. » Ces mots, que Bougainville met dans la bouche de Rigaud, marquent un renversement des rôles ironiques, par lequel il illustre l’entêtement ridicule, mais tragique, des administrateurs coloniaux. En effet, on peut supposer qu’à ses yeux, le rôle du Catiline efféminé que Rigaud assigne à Montcalm conviendrait mieux à Bigot ou à Vaudreuil.

Bougainville impute la chute de la colonie à la corruption de Bigot et Vaudreuil au moins autant qu’aux assauts de l’armée britannique : « Aussi écrit-on de Québec qu’un grand nombre de familles se sauvent en France : je dis “se sauvent”, parce qu’il s’agit ici de fuir un ennemi plus dangereux mille fois que les Anglais[107]. » Dans ses notes du 1er au 10 octobre 1758, Bougainville ne rit plus[108]. La satire cède la place à la tragédie, voire à l’élégie, par laquelle il exprime son profond découragement face à un mal trop grand pour être arrêté. La chute de la colonie, Bougainville se la représente dans un cadre plus large, celui de la dépravation morale et de l’affaiblissement d’un peuple. Gardons en tête qu’en 1758, tandis qu’en Amérique le vent tourne peu à peu en faveur des Britanniques et qu’on sait la famine imminente, des nouvelles tout aussi sombres arrivent d’Europe, annonçant les défaites de la France sur le continent. Ce contexte ajoute au désespoir de Bougainville :

Notre marine est donc écrasée, la discipline militaire bannie de nos armées ; le découragement a flétri nos courages, nous n’avons plus de généraux, car ce n’est pas en les changeant tous les jours qu’ils deviendront meilleurs ; l’intrigue de cour et de cabinet a donc pris seule le timon des affaires. Talens, vues, résolutions, vertus, projets sages et décisifs, c’en est fait, la France ne vous connaît plus ; elle ne devra plus son salut qu’à quelques hasard heureux ; mais sa gloire, sa gloire qui la lui rendra ?… Mais hélas ! je le dis dans l’amertume de mon coeur, désir de gloire, délicatesse de sentimens, émulation, honneur, qu’êtes vous devenus ? / Notre âme est avilie ; un vil intérêt est seul le moteur et l’objet de notre conduite. On rougirait presque de faire une belle action, uniquement pour la gloire de l’avoir faite[109].

Bougainville cherche à convaincre son lecteur que c’est la gloire de la Nation qui est en jeu, que la cupidité de certains individus, parce que contagieuse, menace de déshonorer la France. Bien qu’on ne puisse pas retracer une source d’inspiration spécifique au ton et au propos de ce passage, l’anticipation de la défaite qu’il met en scène est sans l’ombre d’un doute investie d’une charge tragique qui colore les « faits » rapportés dans le journal de campagne.

Bougainville n’interprète pas les événements dont il est le témoin d’une façon naïve, au travers du filtre de ses préjugés, mais utilise différents « modes » d’expression pour soutenir sa critique de l’administration coloniale. Par des appels à diverses sources classiques, il assume tour à tour le rôle et la droiture d’un Cicéron, tire profit de l’ironie et du sarcasme comme un satiriste et renforce son témoignage en faisant appel au registre tragique ; cela faisant, il formule une critique des institutions et des officiers de la colonie analogue à celle de ses contemporains philosophes. La contribution principale de cette discussion est donc d’ancrer la partialité que l’on reproche parfois à Bougainville dans son humanisme civique inspiré des valeurs de l’Antiquité classique, de même que dans son désir conscient de dramatiser son propos. Bougainville n’écrit pas en chroniqueur ou en journaliste, mais en philosophe et en dramaturge.

Conclusion

Au travers des Écrits, Bougainville fait appel à différents genres littéraires. L’histoire naturelle et morale, la critique ethnographique, le récit épique, la harangue, la satire et la tragédie font surface dans son témoignage sous la forme de « classicismes » qui colorent sa représentation des Amérindiens, exaltent sa représentation de lui-même et celle de l’armée française, et donnent du mordant à son plaidoyer contre la corruption coloniale. En tant qu’officier, Bougainville est le témoin direct des événements de la guerre de Sept Ans, mais en tant qu’auteur humaniste, il participe à sa façon au projet critique des philosophes. Il s’agit donc d’expliciter la rhétorique de l’auteur, sans quoi l’on risque d’accorder trop ou trop peu d’importance à ce que les uns appelleront des ornements, et les autres, des indicateurs fiables de son expérience de la colonie. Une évaluation du témoignage de cet officier cultivé requiert que l’on identifie les modes d’expression qui en colorent le contenu, et qu’on s’intéresse de plus près aux lectures qui ont nourri son imagination.

Il convient de se demander en quoi cette étude, au-delà du correctif qu’elle apporte au portrait de Bougainville, peut être utile à l’historien. Louise Dechêne a critiqué l’historiographie nationaliste et militaire de la Nouvelle-France pour s’être trop peu méfiée des représentations du peuple canadien produites par les élites de passage dans la colonie[110]. C’est à l’histoire sociale, d’après elle, de s’aventurer sur le champ de bataille, afin de contourner la rhétorique des discours officiels et d’aborder la réalité coloniale[111]. Notre approche est complémentaire. Plutôt que de contourner la rhétorique de Bougainville, nous avons tâché de la confronter pour la tirer au clair. À d’autres d’adopter ou non cet outil au moment d’évaluer le témoignage de l’auteur. Certes, Bougainville est un cas d’espèce ; mais dans la mesure où sa culture littéraire est représentative de celle des autres privilégiés – métropolitains et coloniaux – dont la plume collective a façonné l’image du Canada sous le Régime français, une étude plus systématique de ce bagage intellectuel s’impose[112].