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Pendant l’industrialisation, la prévoyance organisée a connu un envol fulgurant. Cette sécurité sociale minimale offerte aux familles membres si elles devaient, par malheur, perdre un patriarche, une épouse ou un enfant a eu une résonance particulière chez les catholiques, souvent plus aptes que les protestants à se méfier des vices du libéralisme économique (Maurice Flamant, Le libéralisme, Paris, Presses universitaires de France, 1979, p. 57-60). Inspiré d’une thèse de maîtrise dirigée par Peter Bischoff, cet ouvrage de Pierrick Labbé aborde la prévoyance au Canada français et relate le parcours particulier d’une société mutuelle constituée en Ontario. L’afflux d’une masse critique de professionnels libéraux vers l’Outaouais, qui deviendrait bientôt la région de la capitale fédérale, explique en partie la naissance de l’Union Saint-Joseph d’Ottawa (USJO) en 1863. Elle a ainsi commencé son oeuvre en cooptant des professionnels en fonction de leur mérite et du « risque » qu’ils posaient à la viabilité de la mutuelle (p. 52-58).

Après trois décennies d’activités plutôt modestes, l’USJO a subi une rénovation de fond qui a fait d’elle une mutuelle à caractère national. En 1892, le gouvernement ontarien a interdit aux mutuelles de pratiquer la coercition ou de refuser l’offre d’indemnités lorsque leurs caisses étaient trop fragiles (p. 76). Ce faisant, Queen’s Park voulait limiter la susceptibilité de ces organismes à faire faillite et endiguer le nombre de citoyens ayant recours à l’assistance sociale. C’est en ce sens que l’ouvrage de Labbé fait contraste avec l’étude de Martin Petitclerc (2007) sur les mutuelles au Québec en décrivant la transformation forcée d’une mutuelle de « première génération » à une société de « deuxième génération », l’USJO ayant progressivement adopté des mesures pour atteindre la solvabilité actuarielle. Au Québec, les sociétés de « première génération », que décrit Petitclerc, ont plutôt fermé boutique avant de renaître sous une autre forme au tournant du XXe siècle. Par conséquent, Labbé avance que le contexte législatif ontarien a eu un impact incontournable sur la survie, le renouvellement et la croissance de l’USJO (p. 73-75).

L’Union aurait pu résister à cette réforme législative, mais la faiblesse démographique des Canadiens français en Ontario l’en a empêché selon Labbé. De plus, sa croissance fulgurante après l’adoption du calcul scientifique a vite enfoui ce sentiment initial d’impuissance. D’une part, la transition l’a habilitée à ouvrir de nombreuses succursales dans les Laurentides, l’Est ontarien, le Moyen-Nord ontarien ainsi qu’en Nouvelle-Angleterre et à se porter acquéreur de sociétés chancelantes au Québec, dont les USJ de Joliette et de Montréal (p. 80, 104-106). D’autre part, cette société de professionnels a fini par recruter un contingent significatif d’ouvriers (24 % des membres en 1906), adopter un nouveau mandat en devenant l’Union Saint-Joseph du Canada (USJC) et se positionner sur les questions religieuse et nationale. Labbé croit pourtant que son positionnement pendant les crises scolaires s’est limité à la rhétorique écrite qui visait tant à rallier les troupes pour le combat scolaire qu’à stimuler le recrutement pour la mutualité (p. 150-151). Quoi qu’on en dise, la stratégie s’est avérée fructueuse en amenant la petite mutuelle au seuil de 28 900 membres en 1918. Avec beaucoup de justesse, Labbé souligne aussi le paradoxe entre la croissance de la rhétorique nationale à l’USJC et le déclin de la sociabilité entre ses sociétaires sous l’effet de la multiplication des succursales. Autrement dit, plus l’Union grandissait, plus elle ressemblait à une société d’assurance ordinaire (p. 144-146).

C’est avec beaucoup de doigté que l’auteur fait du chemin avec ses sources, malgré leur piètre richesse pendant les premières années de l’USJO. On l’apprécie encore plus lorsqu’on apprend que l’Union du Canada et l’Archidiocèse d’Ottawa lui ont refusé l’accès à leurs archives respectives. Sur le plan du fond, ce récit bien agréable comporte toutefois quelques passages sur le libéralisme (p. 2), sur les mutuelles en Europe (note 56, p. 75) et sur la législation ontarienne (p. 82-83) qui sont vagues ou lourds. Sur le plan de la forme, l’emploi de verbes à l’infinitif pour commencer des phrases (p. 80) ou le fait de passer du passé simple au futur simple pour décrire des événements à très brève proximité (p. 49) peuvent capter l’attention d’un lecteur attentif. Sur le plan analytique, la contribution de l’ouvrage à l’historiographie sur la mutualité est indéniable, même si son cadre analytique sur les questions nationale et religieuse est moins solide en faisant appel à des sources secondaires plus âgées (Jean Hamelin au lieu de Martin Meunier ou encore Pierre Savard au lieu de Michel Bock par exemple), ce qui embrouille sa contribution à l’historiographie sur le catholicisme canadien-français et sur le rapport du Québec à sa diaspora. Cependant, ces quelques remarques pâlissent derrière le fait que « L’Union fait la force ! » fait une contribution significative à l’histoire de l’intégration de l’assistance sociale au libéralisme et une contribution pionnière au champ de la prévoyance au Canada français outre-frontières.