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Ce livre numérique nous propose un aperçu détaillé du territoire seigneurial de la Nouvelle-France d’après une belle série de sources : les aveux et dénombrements produits entre 1723 et 1745. Selon plusieurs historiens, ces années, qui sont largement des années de paix pour les habitants de la vallée du Saint-Laurent, représentent une période de développement pendant le Régime français. L’occupation agricole du territoire avance de façon soutenue. La population s’accroît et la structure sociale s’ancre mais la population agraire demeure relativement petite, et la vallée du Saint-Laurent consiste toujours en un « vaste front pionnier » (p. 67).

Soumis en acte de foi et hommage du seigneur envers son souverain, les aveux et dénombrements produisent un inventaire des terres. Convoqué par l’intendant de la colonie, le seigneur doit rendre compte de sa propre utilisation du terrain, des noms et des localisations des habitants sur sa seigneurie, de l’espace en culture, des bâtiments, etc. Les seigneurs se prêtent à la tâche volontairement afin de mieux faire valoir leur propre statut social. En tout, il faut plus de deux décennies pour que tous les documents soient soumis à l’intendant. Selon les auteurs de cette étude, les aveux et dénombrements sont fiables et représentent une source historique très utile. En offrant une analyse statistique et cartographique des données provenant des documents, ce livre propose aussi une critique de la source qui donne plusieurs détails, mais qui est moins valable par exemple quant à la question des droits et des redevances que doivent rendre les paysans au seigneur.

Les auteurs font des comparaisons entre les régions et les seigneuries selon tous les critères possibles. Ainsi, le livre fournit plusieurs informations pour tout chercheur qui s’intéresse à contextualiser une seigneurie ou une région en particulier. L’étude montre clairement que la société de la vallée laurentienne n’est point homogène à cette époque : « Rien ne serait plus éloigné de la réalité que d’affirmer que la vallée du Saint-Laurent constitue un paysage uniforme sous le Régime français » (p. 73). Le mot « mosaïque » revient huit fois dans le texte.

La présentation des données se fait à des échelles différentes : une vue d’ensemble de la vallée du Saint-Laurent, une comparaison des 177 seigneuries surtout organisées selon les trois gouvernements régionaux de la colonie (Montréal, Trois-Rivières, Québec), et une étude statistique des 6748 censives mentionnées dans les documents.

Les seigneuries sont de tailles très différentes et les terres des roturiers aussi. Les seigneurs ecclésiastiques contrôlent beaucoup de territoire, surtout les seigneuries les plus peuplées. La mise en culture des terres varie d’une seigneurie à l’autre. Certains seigneurs font état de la présence de vergers, jardins et potagers et des moulins de farine ou de scie. Le livre détaille l’occupation agricole du sol, et il s’intéresse moins au fait urbain, même s’il considère le péri-urbain. Les auteurs ont tendance à priser l’activité agricole, même si d’un point de vue d’historien de l’environnement, le fait de laisser un terrain en forêt peut aussi représenter un choix valable, surtout si les sols ne sont pas propres à l’agriculture.

Comme l’admettent les auteurs, il s’agit d’une source par définition officielle et de nature cadastrale. Les aveux et dénombrements ne révèlent pas le rôle de l’occupation du sol non officielle (« squatting »), qui représente pourtant une dynamique très importante dans la colonisation européenne d’autres parties de l’Amérique du Nord. De ce fait, la source peut sous-estimer les décisions des habitants et surestimer les politiques des seigneurs. Les sources mettent en évidence la propriété de nature européenne, et les auteurs reconnaissent la présence des seigneuries habitées par des Autochtones ainsi que certaines qui ont des populations mixtes. Cependant, dans un passage un peu malheureux, les auteurs insistent sur le fait que les seigneurs et les paysans « contribuent chacun à leur façon à humaniser le territoire rural » (p. 137 ; une tournure de phrase similaire se trouve à la p. 139). Malgré cette formulation qui laisse entendre que seuls les paysages agricoles de type européen reflètent la présence humaine, les auteurs ne souhaitent assurément pas, à mon avis, nier que les Autochtones aient pu occuper et modifier le paysage.

La mise en pages impressionne. Le livre est très bien illustré par des cartes anciennes et nouvelles, des documents d’archives, des peintures et des dessins (dont certains datent de plusieurs décennies après la période étudiée). Il y aurait peut-être eu lieu de commenter plusieurs de ces illustrations, car elles ne reflètent pas nécessairement les conditions des années 1720-1740. Dans leur texte, les auteurs font beaucoup d’efforts pour bien traduire le contexte historique de la période représentée dans les aveux et dénombrements, car ils veulent mettre l’accent sur « les lourdeurs et les retards, mais aussi les progrès et les dynamismes qui animent le processus » (p. 139). Une carte de 1791 de la seigneurie de Monceaux décrit un paysage qui diffère passablement de celui qui existait en 1725. À cet égard, il aurait été utile d’indiquer les éléments que le lecteur doit reconnaître dans la carte. Pour donner un autre exemple, le manoir de Lanaudière a été reconstruit au XIXe siècle, et les auteurs auraient pu expliquer quels éléments de la photo du XXe siècle évoquent la période sous étude. Similairement, la présence d’un dessin de l’arbre de mai de l’artiste torontois Charles William Jefferys peut être utile, mais devrait être accompagnée d’une brève analyse afin d’indiquer comment le lecteur devrait interpréter une telle source visuelle. Considérant la sensibilité que les auteurs manifestent à l’égard des variations géographiques tout au long du livre, ils auraient pu accorder la même attention aux différences chronologiques.

En somme, il s’agit d’un ouvrage de référence fort utile. Tout chercheur qui s’intéresse au monde rural laurentien y trouvera des éléments intéressants. Étant donné l’effort pour bien présenter ces recherches, il est à regretter que ce livre soit seulement disponible sous forme numérique. Il n’est pas facile de consulter les notes à la fin du volume (une version numérique devrait permettre de cliquer entre le renvoi et la note), et la pagination n’est pas toujours claire. La facilité de la lecture dépend beaucoup de l’écran utilisé. Selon moi, il serait préférable pour un beau livre comme celui-là, d’avoir et la version numérique et la version papier.