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C’est un lieu commun. La mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective, tend à faire le tri dans ce qu’elle retient à long terme. Voilà la source du fameux dicton « la mémoire est une faculté qui oublie ». Donner une place dans l’histoire et dans la mémoire à des personnages et à des groupes oubliés, que l’on pense aux ouvriers, aux Afro-Américains ou aux femmes par exemple, c’est un peu le pain et le beurre du travail des historiens et des historiennes, professionnels ou non[2]. Il y a des personnages qui ont laissé si peu de traces qu’il faut parfois suppléer à l’absence de sources pour tracer leur portrait[3]. Que penser alors d’une discrétion historique qui serait, du moins en partie, auto-infligée ? Le Régime français montréalais offre un tel cas de figure : la vie ici-bas et posthume de Marie Catherine Demers Dessermon. Cet article se propose de questionner sa quasi-absence de la mémoire collective et institutionnelle et de mettre en lumière le rôle de fondatrice de cette femme qui a consacré près d’un demi-siècle à la communauté des Soeurs de la Charité de l’Hôpital général de Montréal (dites Soeurs Grises[4]).

Les biographies édifiantes de mère d’Youville, fondatrice attitrée, lui attribuent la responsabilité et le mérite de la fondation de la communauté et de la prise en charge de l’hôpital des Frères Charon. Pourtant, trois autres femmes collaborent à la mise sur pied de cette oeuvre charitable. Catherine Demers est l’une d’elles. Les deux autres sont Louise Thaumur de Lasource et Catherine Cusson[5]. Soeur Demers n’aurait jamais occupé de charge officielle, du moins il n’en reste aucune trace dans les archives que nous avons pu consulter à la communauté[6]. Elle a sans aucun doute joué un rôle indispensable. Elle fut une compagne des premières heures de l’aventure de Marguerite d’Youville, une couturière dont le travail a fait vivre la communauté naissante composée de quatre soeurs. Effacée de son vivant elle l’a aussi été, dans les deux sens du terme, depuis son décès. D’une part, elle n’a pas fait l’objet d’une nécrologie ni d’une biographie et son maigre dossier aux archives de la communauté lui attribuait des parents qui n’étaient pas les siens. D’autre part, l’historiographie en parle à peine.

Albina Fauteux, mémorialiste de la communauté, nous fournit une piste pour expliquer cette absence : « On ne voit en aucun endroit de nos mémoires, que cette vénérée doyenne [Catherine Demers] ait été appliquée à quelque charge importante de la maison. Les soins du ménage et l’économie domestique ont peut-être absorbé la plus grande partie de son temps. Mais à voir “l’esprit de foi qui animait toute sa conduite”, on peut se faire une idée de la perfection de ses moindres travaux. Dans les humbles fonctions, soeur Demers avait, tout à la fois, exercé et conservé l’activité de sa jeunesse[7]. » Ignorant qui étaient ses véritables parents, Albina Fauteux ne pouvait connaître le métier qu’avait exercé Catherine Demers. Elle croyait donc, comme on le suppose de toute fille célibataire, que s’étant occupée des tâches ménagères dans la maison de son père, elle faisait de même à l’Hôpital.

Notre projet de recherche à la maîtrise concernait les couturières à Montréal au xviiie siècle. C’est le hasard qui nous a conduite à nous intéresser à Marie Catherine Demers Dessermon, couturière présente dans les livres de comptes du marchand Lemoine dit Monière. Sa participation à la fondation des Soeurs Grises était inconnue des religieuses. Les difficultés rencontrées pour retracer sa contribution à la communauté nous ont amenée à nous questionner sur son absence. Puisqu’il y a plusieurs Catherine Demers à Montréal à cette époque, nous avons même douté un moment de l’identification de la couturière que nous retrouvions entre 1732 et 1746 dans les livres de comptes de Monière. Nous n’arrivions pas à comprendre comment une religieuse pouvait se retrouver dans la comptabilité du marchand sans être identifiée comme telle, puisque c’était le cas des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu et des Filles de la Congrégation de Notre-Dame de Montréal dans les mêmes cahiers. Il y a toutefois une seule Catherine Demers dite Dessermon à Montréal et les Soeurs Grises ne changent pas de nom en devenant religieuses. De plus, au cours de ces années, la communauté est contestée localement et elle n’est pas reconnue par l’administration coloniale. La couturière Demers disparaît des livres du marchand Monière au moment où les Soeurs Grises prennent charge de l’Hôpital général en 1747. Tous ces détails ont permis de confirmer l’identification de la soeur Demers[8].

Nous nous proposons de voir ici qui a eu le pouvoir d’effacer la contribution de Catherine Demers et quels pourraient être leurs motifs. Bien sûr, le curé Dufrost, fils de Marguerite d’Youville, admire sa mère, mais il y aurait une autre raison. Nous soupçonnons que cette tradition ignore soeur Demers en particulier parce qu’une de ses contributions importantes serait d’avoir mis sur pied et d’avoir supervisé la production de vêtements à l’extérieur de la communauté. Cette image va à l’encontre de celle de toutes les soeurs se consacrant à la couture, si centrale au récit des débuts héroïques de la communauté. Il y aurait deux effacements allant de pair : le souvenir de Catherine Demers et celui de son « entreprise » à l’intérieur de la communauté. Mais ces effacements sont peut-être l’oeuvre de Catherine Demers elle-même. Discrète, celle des quatre fondatrices qui a oeuvré le plus longtemps au sein de la communauté a eu le pouvoir d’influencer la rédaction de la première histoire manuscrite des Soeurs Grises par Charles Dufrost qu’elle a connu enfant. Elle a pu mettre de l’avant, en plus de mère d’Youville, la soeur Cusson et la soeur Lasource, ses compagnes des premières années et s’effacer de la mémoire collective. Ironie donc : ceux et celles qui façonnent la mémoire institutionnelle et collective ont peut-être leurs propres raisons de l’effacer, mais ce faisant, ils respectent sans doute les volontés de la principale concernée. Effacement donc qui étonne pour une cofondatrice de communauté.

C’est peut-être la biographie de Catherine Demers, religieuse mais aussi couturière, qui finalement livrera une clé importante de l’énigme de son effacement[9]. Ce qui revient à dire que, dans cet article, il nous faudra tenter de déjouer les mécanismes de l’oubli tout en les observant à l’oeuvre. Mais avant d’étoffer le récit de cette vie obscure, à partir de sources éparpillées, parfois familières mais souvent ignorées[10], il importe de saisir les quelques miettes qu’histoire et mémoire ont retenues du parcours de Catherine Demers. Miettes qui malgré tout la situent par rapport à la fondation des Soeurs Grises, objet d’un récit mythifié.

Les premiers récits et les mythes fondateurs

Les textes fondateurs pour l’histoire de la communauté sont des manuscrits du curé Charles Dufrost. Le premier récit devait servir à l’édification des soeurs et à la conservation de la mémoire de Marguerite d’Youville après sa mort en décembre 1771 et couvrait les années 1701 à 1753[11]. L’auteur s’attarde sur les qualités de la fondatrice[12] et sur les défis de gestion[13]. Claudette Lacelle admet que « le ton de la biographie est admiratif[14] », mais l’auteur pragmatique ne penche pas vers l’hagiographie. Les Mémoires pour servir à la vie de Mme d’Youville, tirés pour la plupart des dépositions des soeurs Despins, La Source, Rinville, de Mme Gamelin et d’une autre soeur couvrent les douze dernières années de mère d’Youville (soit 1759-1771). Ce texte, rédigé après l’installation de Charles Dufrost à Boucherville en 1774, a été retrouvé au début du xixe siècle dans les papiers d’un autre curé[15]. Nous croyons que la soeur anonyme est soeur Catherine Demers auprès de laquelle Charles Dufrost a vécu tout enfant en compagnie des autres qu’il nomme[16]. À la suite de l’utilisation de ces documents par les mémorialistes, l’histoire traditionnelle a retenu avec admiration, de l’époque héroïque des Soeurs de la Charité de Montréal, le travail de la fondatrice[17].

L’Hôpital général de Montréal, fondé par les Frères Hospitaliers de la Croix et de Saint Joseph sous la gouverne de François Charon de la Barre en 1692, se retrouve en difficulté à la mort du fondateur. Une tentative de passer l’oeuvre aux Frère des Écoles chrétiennes a échoué en 1737, l’année même où se forme à Montréal une petite congrégation de femmes qui souhaitent se dévouer aux soins des pauvres. Des gens importants, dont les beaux-frères de Marguerite d’Youville, s’opposent à l’intention qu’on prête aux Sulpiciens de remplacer les Frères Hospitaliers par les nouvelles associées à la direction de l’Hôpital général. On a parlé de toutes sortes de motifs pouvant justifier cette pétition de 1738. L’un des beaux-frères, Ignace Gamelin II, est l’époux de Louise Dufrost et le neveu du marchand Monière qui n’a pas signé cette pétition. Pierre Gamelin Maugras, époux de Clémence Dufrost, est un cousin d’Ignace II. Il faudrait vérifier si l’un des beaux-frères a été nommé subrogé tuteur des enfants mineurs au décès de Pierre You, la mère étant la tutrice. Cela pourrait expliquer leur geste, car ils auraient peut-être alors voulu protéger le patrimoine maternel des enfants, par exemple les concessions accordées à Marguerite d’Youville par sa mère en 1735[18].

Il faudrait aussi s’interroger sur d’autres rumeurs concernant les associées qui pouvaient courir. Catherine Demers vient d’avoir part à un procès intenté à son père pour faillite frauduleuse en 1737 dont nous reparlerons plus loin. La mère de Marguerite d’Youville vient d’obtenir une séparation de son deuxième époux, le violent Timothée Sullivan dit Sylvain[19]. Vise-t-on vraiment la nouvelle société ou s’oppose-t-on aux seigneurs de l’Île ? De toute manière, ce sont les soeurs qui sont victimes de quolibets et de calomnies, à qui les Récollets refusent la confession et qui ont des difficultés à trouver à se loger[20].

Après des années d’épreuves et un incendie, les associées se voient confier provisoirement la gestion de l’Hôpital en faillite en 1747[21]. L’autorité royale ne veut cependant pas accepter la création de nouvelles communautés dans la colonie et les autorités coloniales craignent que la mort de la fondatrice, sur qui tout semble reposer, n’entraîne la dissolution de la société et un second échec pour l’Hôpital général. L’intendant Bigot, le gouverneur La Jonquière et l’évêque ordonnent en 1750 la réunion de celui-ci avec l’Hôpital de Québec[22]. La population de Montréal s’émeut, des protestations s’élèvent, « les personnes les plus qualifiées de la ville[23] » envoient une pétition. L’intervention de M. Couturier, supérieur de la compagnie de Saint-Sulpice à Paris, auprès de la Cour semble avoir été déterminante pour que le roi accorde enfin des lettres patentes à la communauté. Les administratrices s’engagent en contrepartie à liquider les dettes évaluées à plusieurs milliers de livres et à faire bien gérer l’hôpital qui leur est confié à nouveau en 1753.

Dans l’ombre de cette « femme forte[24] » qu’est Marguerite d’Youville, les religieuses ordinaires sont campées dans le rôle de soignantes[25] et de couturières[26]. D’une certaine façon, l’historiographie plus récente sur les religieuses des autres communautés féminines a conservé cette vision dichotomique en s’intéressant, par exemple, aux réseaux et au pouvoir des supérieures tout en reléguant à des portraits globaux les besogneuses, les soeurs ordinaires[27]. Dans un article consacré à la féminisation des ouvrages de main, Nicole Pellegrin décrit comment la « spiritualité de l’aiguille » a vu le jour. D’une part, l’hagiographie laïque et dévote des temps modernes a donné un sens à la prolifération aux xvie et xviie siècles d’images qui montrent de nobles femmes tenant un ouvrage. « Ces récits décrivent des usages très particuliers du quotidien […]. On oublie trop souvent que la finalité de ces “peintures” est d’exalter des conduites encore rares et d’en inculquer le modèle au plus grand nombre[28]. » D’autre part, le travail manuel a été pour tous les fondateurs d’ordre religieux, un exercice de pénitence et d’humilité.

La littérature hagiographique de la Contre-Réforme et la correspondance des fondatrices avec leurs confesseurs semblent montrer le caractère d’exception de la pratique des travaux d’aiguille parmi l’ensemble des femmes. Parfois considérée comme une activité « noble » pour les jeunes filles de milieux privilégiés, elle est encore si peu commune au xviie siècle qu’elle devient un critère distinctif de sainteté[29].

Les travaux à l’aiguille auxquels on fait allusion dans ces textes sont la broderie et le petit point plutôt que la confection du linge. Il semble que les mémorialistes canadiennes du xixe siècle voient toujours dans les ouvrages de couture une activité sanctifiante pour les dames de qualité, comme le montrent les remarques sur le raccommodage pour les pauvres de l’Hôpital par madame d’Youville et par les pensionnaires payantes. Cette lecture de l’histoire a façonné la mémoire officielle de la communauté en insistant sur le travail de couturières des premières soeurs.

Marguerite d’Youville revêt les traits convenus de la femme noble mais pauvre, convaincue de sa mission, celle qui est prédestinée[30], forte devant l’adversité, devant l’autorité. Lorsqu’elles ont droit à leur tour à quelques coups de pinceau, deux de ses compagnes de la première heure semblent elles aussi s’insérer dans un tableau édifiant. Catherine Cusson est son antithèse, la fille fragile et pieuse, d’humble origine, emportée trop tôt. Même Louise Thaumur de Lasource qui a hésité avant de se laisser convaincre a son auréole[31]. Elle est l’amie de Marguerite d’Youville, sa dame de compagnie, son infirmière, son bras droit. Soeur Lasource est nommée assistante en 1755 « de l’assentiment de toutes [elles sont alors dix soeurs professes], et au grand consentement de Mme d’Youville qui appréciait plus que personne sa vertu, et en avait fait jusque là son intime conseillère[32] ». Quant à Catherine Demers, elle aussi a droit à quelques mentions, mais fragmentaires, non sans erreurs. Comme on ignore à peu près tout d’elle, elle ne peut pas s’enrober facilement de traits mythiques.

Soeur Demers dans l’historiographie

Les biographies de mère d’Youville et les histoires de l’Hôpital général parlent peu de soeur Catherine Demers. Il fut une époque où l’on reconnaissait toutefois que Catherine Demers avait participé à la fondation de la communauté. Charles Dufrost, fils et premier biographe de madame d’Youville qui a côtoyé Catherine Demers durant sa petite enfance, la mentionne comme étant associée de la congrégation de filles séculières lors de sa fondation[33]. Les supérieures des Soeurs Grises et les Sulpiciens qui, au xixe siècle, ont lentement préparé le dossier de béatification de Marguerite d’Youville[34] mentionnent que Catherine Demers a signé à partir de 1737 divers documents qui participent de la fondation de la communauté[35]. Dans sa biographie de mère d’Youville, Albertine Ferland-Angers écrit que lorsque Mgr Montgolfier présenta les nouvelles règles à la communauté en 1781, les soeurs « les acceptèrent formellement en apposant chacune sa signature avec la date de sa profession religieuse, à la suite du texte. Or, ceci se passait du vivant de l’une des fondatrices, la Soeur Demers-Dessermont et elle donna comme date de sa profession le 31 décembre 1737[36] ». Albina Fauteux précise que mère d’Youville ayant demandé à Mgr de Pontbriand de rédiger de nouveaux règlements en 1755, « il conseill[a] à la fondatrice d’initier au détail de l’administration ses trois plus anciennes coopératrices et d’en former son conseil[37] ». L’une d’elles est Catherine Demers. Soeur Estelle Tardif la mentionne une seule fois dans une synthèse biographique parue en 2001 qui regroupe des textes qui ont pu inspirer et guider mère d’Youville[38]. Pour sa part, soeur Estelle Mitchell, dans une biographie parsemée de dialogues inventés, avait donné un rôle plus actif à Catherine Demers en 1959[39]. Celui-ci ne correspond nullement à ce que nous avons pu découvrir dans les archives, incluant celles de la communauté. Soeur Mitchell a donné pour père à Catherine Demers son frère Charles Dessermon, tailleur d’habits. Il aurait employé dans son atelier une autre des fondatrices, Catherine Cusson, ce qui n’est pas prouvé. Elle imagine soeur Demers attrapant les crapauds nécessaires pour soulager les plaies de mère d’Youville. Elle la voit chargée du déménagement à l’Hôpital général ou demandant aux plus jeunes religieuses de se souvenir des petits faits concernant la fondatrice pour les transmettre à leur tour. L’auteure va jusqu’à décrire la stature physique de soeur Demers dont on ne sait rien.

Où se cache donc Catherine Demers ?

Faire la biographie de Catherine Demers n’est pas une mince affaire, tant les sources sont éparpillées, comme si la religieuse elle-même avait fait exprès. Il faut donc passer par les rapports financiers de la communauté, les archives civiles, notariales et judiciaires. Et même au terme de ces recherches, le raisonnement doit suppléer aux silences des documents. Le silence le plus flagrant est l’absence de nécrologie, peut-être attribuable à l’absence de poste officiel. Alors, qui est-elle ?

Les parents de Catherine Demers se sont mariés le 17 février 1689. La jeune mariée de 18 ans, Élisabeth/Isabelle Papin, est orpheline de mère depuis trois ans. Charles Demers Dessermon est un jeune boulanger de 22 ans[40]. Son père, André Demers, est le tuteur des enfants Papin, ce qui a peut-être facilité les rencontres. Les deux jeunes époux savent signer. La cinquième enfant du couple, Marie Catherine, est baptisée à Montréal le 10 avril 1698[41]. Elle a pour marraine la demoiselle Jeanne Mance. La famille Demers semble spirituellement liée aux pieux fondateurs de Montréal. Cela jouera-t-il dans le choix de Catherine Demers de devenir religieuse comme on dit que ce fut le cas pour le vénéré Pierre Boucher et sa petite-fille Marguerite d’Youville ? Le parrain Paul Le Moyne de Maricourt est le frère du célèbre d’Iberville et le fils de Charles Le Moyne, sieur de Longueuil (ce dernier étant le parrain de Charles Demers). Les parents de la petite Catherine n’évoluent cependant pas dans ce milieu d’hommes en passe de faire oublier leur anoblissement récent. Après dix-sept années de vie commune, Élisabeth meurt des suites de son dernier accouchement[42], laissant neuf orphelins âgés entre un mois et demi et quinze ans. Catherine, âgée de huit ans au décès de sa mère, grandit dans ce qu’on appelle aujourd’hui une famille recomposée, phénomène fréquent à l’époque mais résultant uniquement de la mort d’un des deux époux[43].

Son père se remarie deux fois. Il convole en 1707 avec Catherine Jetté, veuve de Guillaume Gournay, qui a déjà des enfants. Cette femme qui devient sa belle-mère est une tante par alliance de Catherine Demers[44], les familles Jetté et Demers étant liées par de nombreux mariages. De nouveau veuf, Charles Demers se remarie en 1719 avec la veuve d’Antoine Véron dit Montendre, Marie Madeleine Cauchon dont il aura trois enfants. Ce mariage est source de tensions. Madeleine demande une séparation de biens en 1720 alors qu’elle est enceinte[45]. Elle est poursuivie par une ancienne cliente qui s’en prend aussi au nouveau mari[46]. Enfin, en qualité de marchande publique, elle entraînera toute la famille Demers en 1737 dans un procès sur lequel nous reviendrons.

Nous n’avons retrouvé aucun contrat d’apprentissage pour Catherine Demers. Elle est cependant une couturière accomplie et reconnue pour telle. Ayant vécu toute sa vie à Montréal, il est possible que Catherine ait étudié chez les Filles de la Congrégation Notre-Dame, mais à cause des incendies, les religieuses n’ont plus de registre des élèves de cette période. Un autre indice pointe vers cette possibilité : la jeune femme songera un moment à joindre cette communauté enseignante. Quoiqu’il en soit, Catherine Demers sait signer, écrire et compter. Le marchand Monière la règle sur présentation d’un état de compte. On retrouve sa signature au bas de chacun des documents notariés et à la fin des états financiers annuels de la communauté des Soeurs Grises. Pour mieux saisir le niveau d’expertise de couturière de Catherine Demers, il faut savoir qu’il existe toute une hiérarchie de compétences dans les productions textile et vestimentaire. Nicole Pellegrin fait remarquer que, dans les usages de la Congrégation Notre-Dame de Châlons, l’énumération des ouvrages « honnêtes et utiles » que les soeurs devront enseigner aux fillettes est précise. L’hétérogénéité des possibilités surprend puisque ces ouvrages – coudre en linge, en tapisserie, tricoter, faire diverses sortes d’ouvrages à l’aiguille et au fuseau – ont des statuts très différents et qu’ils requièrent des talents fort divers[47]. Le filage, le tissage et le tricot relèvent des arts textiles, mais ils sont distincts de la confection des vêtements. La broderie et la dentelle, objets de luxe, sont des arts textiles décoratifs et d’agrément[48]. Les ouvrages de couture, réalisés entièrement à la main, se partagent au xviiie siècle en linge, de corps et de tête, et en habits dont la composition et les formes varient selon l’âge et le sexe de l’individu à vêtir.

Comme l’a démontré Marla Miller pour la Nouvelle-Angleterre, « the ability to cut and construct the many garments required by early Americans was by no means universal[49] ». Il en est de même dans la colonie canadienne. C’est l’assemblage du linge que la plupart des fillettes apprennent auprès des femmes de leur famille ou des religieuses. Ces vêtements sont construits en deux dimensions. Leur structure résulte d’un assemblage de rectangles qui sont ajustés l’un sur l’autre par une variété de techniques de fronces et de plissés. Il faut une certaine perception de la géométrie et du drapé des matières pour tailler des habits sans gaspiller de tissu. Pour apprendre la coupe de ces vêtements ajustés près du corps, il faut donc poursuivre sa formation avec une couturière, une tailleuse ou un tailleur d’expérience. Le frère Charles Demers Dessermon est tailleur d’habits pour hommes et son épouse, Thérèse Pouget, est fille et soeur de tailleurs. Ils ont pu jouer un rôle dans la formation de Catherine soit directement, soit en la mettant en contact avec un maître ou une maîtresse. L’absence de contrat d’apprentissage confirme que la formation des filles est souvent conclue verbalement et ne laisse aucune trace[50]. Selon les comptes du marchand montréalais Monière, la tailleuse Demers produit des vêtements pour femmes et pour enfants des deux sexes[51] (corps à baleines, habits de femmes, robes, compères, mantelets, casaquins, camisoles et capes[52]) qui sont complexes à réaliser. La future religieuse confectionne à l’occasion des vestes et des bougrines pour des hommes. Son habileté et son expertise de couturière et de tailleuse sont reconnues à Montréal[53]. À au moins une occasion, elle est appelée pour déterminer la valeur de la garde-robe d’une dame de qualité alors qu’un tailleur et des marchands sont réunis lors de la prise de l’inventaire[54].

Marguerite d’Youville fait-elle partie de la clientèle de Catherine Demers, soit personnellement, soit pour son petit commerce ? Cela n’est pas à exclure, mais aucun cahier de comptes de Catherine Demers, dont on peut toutefois supposer l’existence, n’a survécu. Nous ne connaissons ses transactions commerciales avec le marchand ou les clients de celui-ci que par le biais des comptes de Monière.

Si ses clients et ses clientes peuvent ainsi se situer plus haut dans l’échelle sociale, cette couturière évolue chaque jour au milieu des artisans qualifiés. Son frère est tailleur, ces beaux-frères sont cordonniers[55], son père est boulanger. Dans la chaîne de production alimentaire, les gens de ce métier se situent au niveau de la transformation d’un produit semi-fini (les farines produites par le meunier) en produits de consommation courante (des pains de toutes sortes et du biscuit). Dans une ville en plein développement comme Montréal, les boulangers sont aussi nécessaires que les tonneliers et peuvent réussir à se tailler une belle place[56]. Ils ont comme clients des individus, mais aussi l’administration coloniale (pour nourrir les troupes) et les marchands de fourrures (pour les équipements de traite).

Canadiens de la première génération nés d’immigrants français, les parents de Catherine Demers sont d’origine modeste, mais ils ne sont pas pauvres. En plus de la maison située à l’angle des rues Chagouamigon et Outaouaise[57], l’inventaire de 1707 indique qu’ils possèdent une terre de 320 arpents, dont 40 à la charrue, à la côte Sainte Marie. C’est une exploitation de taille enviable, à l’époque. Ils possèdent aussi une autre petite terre dont l’exploitation est affermée[58]. L’année de son remariage en 1707, Charles Demers achète du Séminaire de Saint Sulpice une autre maison rue Saint-Paul[59]. En 1714, Catherine, alors âgée de 16 ans, et Ursule Demers louent pour trois ans avec leur soeur Madeleine et son époux Joseph Robert dit Watson une partie de cette maison pour 90 livres par an[60]. Cinq ans plus tard, assistés de leurs tuteur et subrogé tuteur, les enfants Demers vendent leurs parts d’héritage à leur beau-frère Robert dit Watson devenu veuf[61]. Catherine Demers désire recevoir tout de suite un acompte de 500 livres en monnaie du pays pour « parfaire la dot dont elle a besoin pour entrer à la Congrégation de Notre dame en cette ville suivant son désir[62] ». En 1725, devant notaire et témoins, elle reconnaît avoir reçu sa part de la vente, soit 936 livres 10 sols[63]. Par héritage et quelques transactions foncières, elle dispose donc alors de quelque bien.

A-t-elle renoncé à devenir religieuse ? A-t-elle été refusée ? On ne sait pas. Catherine Demers ne s’est cependant pas mariée. En 1726, cette couturière et fille majeure échange un emplacement qui lui appartient depuis déjà trois ans avec celui d’un couple de gens âgés arrivés lors de la Grande Recrue en 1653, Pierre Jousset et Catherine Goguet. Elle leur cède « un emplacement […] de la rüe St Vincent consistant en trente et un pied[s] de front sur quatre vingt seize pieds ou environ de profondeur avec une maison construitte sur iceluy de vingt pieds de front sur la rüe sur vingt cinq pieds de profondeur avec toutes ses circonstances et deppendances[64] » adossé aux jardins des héritiers Vaudreuil. Elle avait acquis cet emplacement voisin de celui de la veuve de Hertel de Rouville et de celui des héritiers Bizard lors d’une vente par adjudication pour la somme de 850 livres[65]. À compter de la Toussaint suivante, elle occupera un emplacement situé face au terrain de la Congrégation Notre-Dame sur la « rüe St Jean-Baptiste contenant trente-cinq pied de large sur soixante-huit pied de profondeur ensemble une maison construitte sur iceleluy en pieces sur pieces avec toutes ses circonstances et deppendances ». Selon une étude des lieux de résidence des artisans à Montréal en 1741, il existe « un regroupement géographique […] en partie tributaire du groupe socioprofessionnel auquel appartient le chef de ménage [mais] les nombreux liens familiaux à l’intérieur du groupe d’artisans interviennent aussi dans le choix [du lieu de résidence][66] ». Selon le contrat, dans cette petite rue située entre les rues Saint-Paul et Notre-Dame, elle aura pour voisins le sieur Jean Arnaud, marchand de fourrures, Charles Cabazier, qui a été voyageur et dont l’épouse Marguerite Renaud est couturière [ou leur locataire], et le chaudronnier Bertrand Tru[d]eau.

Le terrain est plus petit que celui qu’elle quitte, mais la maison est-elle mieux située ? C’est possible, mais Catherine Demers semble aussi se rapprocher de sa famille. Ses deux soeurs, Élisabeth et Ursule, habitent la même rue avec leur famille. Son frère Charles et sa femme Thérèse Pouget occupent deux lots situés à l’angle des rues Saint-Paul et Saint-Jean-Baptiste. Il habite en face de son beau-frère, Jean Baptiste Pouget, lui aussi tailleur. La maison que partagent Charles Demers père et le beau-frère remarié Robert dit Watson est à quelques minutes de marche à l’ouest de la Place du marché[67]. Catherine vit-elle seule ? On ne lui connaît aucune apprentie ni domestique, mais les arrangements peuvent avoir été conclus verbalement ou sous seing privé et n’avoir laissé aucune trace[68]. En 1730, son beau-frère Louis Ménard lui achètera un passage de quatre pieds sur quarante qui devra éventuellement être fermé par une porte sur la rue. Alors que Louis Ménard, Charles Demers et Jean Baptiste Pouget perdront leur maison dans l’incendie de 1734, celle de Catherine Demers sera préservée, peut-être par l’espace vide du passage entre les deux maisons de bois[69]. Pour le moment (en 1726) afin d’acquérir la propriété, la couturière doit verser 600 livres, en plus de céder son terrain. Elle donne sur-le-champ un louis d’or, deux écus blancs et « autre monnoye » valant 50 livres. Elle s’engage à donner 50 livres l’année suivante et à régler le solde en cinq versements annuels de 100 livres. Elle reçoit une quittance générale pour le solde trois ans plus tôt que prévu. Une partie de la somme a été acquittée en « fournitures et autres choses faites […] aux besoins et nécessités[70] » des deux vieillards.

Il ressort de toutes ces transactions que Catherine Demers ne semble pas manquer d’argent. Alors que le métier de couturière est aujourd’hui généralement considéré comme peu rentable, cette couturière montréalaise du xviiie siècle semble plutôt prospère. On peut donc supposer que le travail ne lui manque pas. On ne peut exclure non plus qu’elle fasse un peu de commerce puisque les cahiers de comptes de Monière révèlent que lui et des clients comme le sieur Lamadeleine de Musseaux la paient en marchandises. Elle semble de plus bien savoir gérer ses avoirs ayant acquis deux propriétés à son compte, la deuxième étant de valeur supérieure à la première. C’est une qualité essentielle pour une administratrice, ce qu’elle sera chez les Soeurs Grises.

Le 16 juillet 1731, âgée de trente-trois ans et peut-être malade, la demoiselle Demers fait rédiger son testament par le notaire Adhémar « voulant prévenir l’heure certaine de la mort et craignant D’en estre preveneu par lyncertitude dycelle sans avoir disposé du peu de biens qu’il a plû a Dieu luy donner et se voyant en un etat de le pouvoir faire[71] ». Le chirurgien Puibareau avec lequel elle a déjà parrainé un enfant est son témoin. Suit-elle les conseils de son confesseur qui est peut-être Antoine Déat[72] ? L’exécuteur testamentaire désigné est en effet le nouveau curé de la paroisse Notre-Dame de Montréal à la suite de la démission de M. de Lescoät[73]. Les dispositions du testament montrent que Catherine Demers est préoccupée par la mort comme beaucoup de gens de cette période. Peut-être l’est-elle encore plus puisqu’elle est célibataire et ne pourra pas compter sur ses enfants pour faire prier pour elle[74]. Elle souhaite être inhumée et enterrée dans le cimetière près de l’église avec un service solennel, huit cierges autour du corps, six à l’autel et deux aux Récollets. Elle désire qu’après son décès, 100 livres soient remises au curé de la paroisse pour faire prier pour le repos de son âme. Elle donne aussi 50 livres à la chapelle Notre-Dame-de-Bonsecours. La valeur du reste de ses biens qui seront vendus « à la criée » (hardes, linges et autres meubles) devra être partagée en trois. Un tiers sera employé à faire prier pour le repos des âmes du purgatoire, un tiers pour faire prier pour la conversion des pécheurs, l’autre tiers sera distribué aux pauvres de la ville. Le lendemain de la signature, elle devient la marraine d’une petite orpheline prénommée Marie Gabrielle[75]. L’année suivante, elle se joint, en même temps que Louise Thaumur de Lasource et d’autres Montréalais, à la Confrérie de l’Adoration perpétuelle du Saint Sacrement et de la Bonne Mort lors de l’assemblée de fondation qui se tient le 1er novembre[76]. Fondée par le sulpicien Antoine Déat, cette confrérie est ouverte à tous, hommes et femmes, célibataires ou mariés. Dès sa fondation toutefois, la confrérie est majoritairement féminine[77]. Contrairement à une idée véhiculée depuis la mort de mère d’Youville, ce n’est peut-être pas uniquement celle-ci qui aurait incité ses compagnes à se joindre à la confrérie puisque Catherine Demers et Louise Lasource[78] sont présentes lors de l’assemblée de fondation en 1732. Marguerite d’Youville ne se joindra à la Bonne Mort et à la Sainte Famille que le 16 mars 1733[79]. Dans les registres 2 et 3 de la Confrérie, il est indiqué que Catherine Demers était soeur de la Charité.

L’année 1737 marque un tournant dans la vie de Catherine Demers. À l’occasion d’un procès où son père, sa belle-mère et toute la famille sont accusés de « banqueroute frauduleuse[80] », elle est interrogée à deux reprises en plus d’avoir à déposer un mémoire devant le Conseil supérieur. On la soupçonne d’avoir détourné des marchandises saisies par décret. Par un jugement du 5 juillet, Charles Demers est finalement déchargé de l’accusation et la réputation de toute la famille Demers est sauve[81]. Deux événements qui tout d’abord ne semblent pas liés ont lieu en septembre 1737. La demoiselle Demers vend sa maison de la rue Saint-Jean-Baptiste au négociant Louis Descomptes Labadie pour la somme de 2500 livres[82]. De son côté, Marguerite d’Youville signe un bail de trois ans pour la maison de la veuve LeVerrier trois jours plus tard[83]. Ces deux contrats notariés, et peut-être d’autres que nous n’avons pas repérés, sont les premières actions concrètes qui aboutiront à la fondation d’une oeuvre charitable qui perdure jusqu’à aujourd’hui : les Soeurs Grises.

Le 31 décembre de la même année, Catherine Demers, Catherine Cusson et Louise Thaumur, toutes trois filles majeures désirant se consacrer au service des pauvres, se réunissent en société avec Marguerite Dufrost, veuve d’Youville. Ces femmes prononcent en privé des voeux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance[84]. Rien ne permet de savoir ce qui a motivé la décision de Catherine Demers de se consacrer désormais aux pauvres. Souci de sauver son âme et générosité envers les plus démunis s’entremêlent probablement dans ce don de soi[85].

Catherine Demers, les Soeurs Grises et la couture

Le 30 octobre 1738, un an après l’avoir louée et y avoir probablement fait faire des aménagements, les Soeurs Grises s’installent avec leurs pauvres dans la maison de la veuve LeVerrier[86]. Elles subissent l’opprobre et des tracasseries. Le logement de tout ce beau monde cause bien des soucis et le groupe déménagera à plusieurs reprises au cours des années suivantes. Selon Étienne Faillon, celle que leur a offerte le négociant Fonblanche n’était pas assez spacieuse[87]. Celle que la société a louée ensuite pour trois ans est reprise pour son propre compte par le gouverneur de Montréal, Dubois Berthelot de Beaucours, qui juge qu’elle est trop belle pour les soeurs[88]. En février 1745, au surlendemain d’un incendie qui les jette à la rue avec leurs pauvres et leurs pensionnaires, les trois fondatrices (Catherine Cusson étant décédée) signent des engagements primitifs rédigés par le sulpicien Normant. On y retrouve en premier lieu le souci de s’assurer une bonne mort par une bonne vie. Le préambule se lit comme suit : « Nous, soussignées, à la plus grande gloire de Dieu, pour le salut de nos âmes et le soulagement des pauvres, désirant sincèrement quitter le monde et renoncer à tout ce que nous possédons, pour nous consacrer au service des pauvres ; nous nous sommes unies par le seul lien de la pure charité – sans vouloir de nous mêmes former une nouvelle communauté – pour vivre et mourir ensemble[89]… » Elles mettent en commun tout ce qu’elles possèdent et tout ce qu’elles posséderont par la suite à l’exception des biens-fonds dont elles pourront disposer à leur guise.

Les auteurs consultés affirment que celles-ci mettent tout en commun. Le premier règlement semblable à celui qui régit les biens propres des Sulpiciens a peut-être changé plus tard, mais nous ignorons à quel moment. Elles s’engagent à recevoir, nourrir et entretenir autant de pauvres qu’elles le pourront avec les revenus tirés de leur travail et des aumônes. Chacune devra apporter tout ce qu’elle a de « linge, habits, meubles et argent » et devra verser à la communauté les revenus annuels tirés de ses biens-fonds. Catherine Demers le fera aussi régulièrement que le marchand Labadie paiera la rente de sa propriété. On ignore ce que chacune a apporté bien que Charles Dufrost évalue le « fond du trésor [à] cent pistoles », soit 1000 livres. Marguerite d’Youville, Louise Lasource et Catherine Dessermon ont signé ce document privé. C’est au trio et pas seulement à madame d’Youville que Marguerite Damien, veuve de Guillaume Lefebvre, avait cédé en 1741 la moitié d’un emplacement situé dans la ville de Québec[90]. Les trois femmes ne l’ont jamais occupé. L’ont-elles loué pour en tirer des revenus ? On ne peut l’affirmer, mais au moment de la vente de l’emplacement en 1747, elles reçoivent 1100 livres en ordonnances[91]. La même année, la gestion de l’Hôpital général est confiée à la nouvelle communauté[92].

Nous arrivons enfin au financement de l’institution qui reposerait en grande partie, selon la tradition de la communauté, sur les ouvrages de couture. Albina Fauteux écrit : « C’était au bout de leur aiguille, dont les produits se mettaient en commun, qu’elles gagnaient leur subsistance et celle de leurs protégés[93]… » Mentionnons que les travaux à l’aiguille comprennent le raccommodage qui semble être du ressort de Marguerite d’Youville elle-même dans les débuts. C’est en effet pour du raccommodage de bas [et jamais pour des ouvrages de couture plus complexes] que Monière paie la veuve d’Youville. C’est aussi ce que les histoires racontent : elle faisait du raccommodage pour les pauvres de l’Hôpital général. Est-ce par humilité, ce travail est moins valorisant que la confection, manque-t-elle de temps, compte tenu de ses responsabilités ou de son état de santé, ou est-ce simplement parce qu’elle ne sait pas faire autre chose ?

Retournant à la période fondatrice, Albina Fauteux précise qu’« issue de cette classe d’ouvriers honnêtes et laborieux qui savent suffire à leur existence, Catherine Cusson avait vécu dans le monde du produit de ses travaux d’aiguille[94] », ce qui n’est pas impossible, son beau-frère Huppé dit Picard étant tailleur d’habits. Cusson est décédée après seulement quatre années dans la société, soit six ans avant que la gestion de l’Hôpital des frères Charron ne soit confiée à la veuve d’Youville et à ses deux compagnes. La tradition orale l’a-t-elle confondue avec Catherine Demers, couturière de métier, qui n’a pas été fauchée dans la fleur de l’âge et qui n’a occupé aucun poste important au cours des quarante-huit années qu’elle a consacrées à la communauté ? La deuxième supérieure, Thérèse Lemoine Despins, a connu Catherine Demers comme couturière de la famille de son oncle et tuteur, Alexis Lemoine dit Monière. Elle a aussi vécu avec les trois fondatrices à compter de 1739[95], mais elle est décédée avant l’enquête de M. Sattin. Est-ce pour respecter les volontés de la vieille religieuse que personne ne parle d’elle en 1828 ? Ou la transmission orale a-t-elle eu des ratés ?

Le produit du travail de Catherine Demers a été utilisé au moins jusqu’en 1746, année où elle disparaît des cahiers de Monière, pour faire vivre les soeurs et leurs pauvres. On ignore la contribution de Catherine Cusson et de Louise Thaumur. Nous soupçonnons que Catherine Demers a pu agir à titre de dépositaire sans être désignée ainsi, la société composée de trois soeurs n’étant pas encore structurée. C’est à elle que sont facturés les tissus livrés pour Thérèse Lemoine Despins lors de son entrée comme première pensionnaire payante chez les Soeurs Grises en juillet 1739. La société accueille en 1741, année de la mort de Catherine Cusson, deux jeunes filles qui ne paient aucune pension : Antoinette Harel de Longueuil et Marie Josèphe Bourjoly de Boucherville. Sont-elles connues de Thérèse Lemoine ? Ont-elles été à l’école des Filles de la Congrégation de Boucherville avec elle[96] ? Albina Fauteux, constatant qu’elles deviennent religieuses en 1749 et prennent l’habit en 1755, les considère après coup comme des « recrues[97] ». Marie Josèphe est orpheline depuis le décès de son père en 1736 et de sa mère en 1739. Sa cousine est la belle-soeur de Catherine Demers. Quant à Antoinette Harel, un frère et une soeur ont épousé des enfants d’André Demers II et de Marie Anne Jetté. Comme personne à cette époque n’est logé et nourri gratuitement même à l’intérieur des familles élargies, pouvons-nous supposer que ces jeunes filles aident Catherine Demers à la couture en remplacement de Catherine Cusson ou qu’elles la déchargent d’autres tâches lui permettant de se consacrer entièrement à son métier ? Les cahiers de comptes de Monière sont muets à ce sujet et rien ne survit de cette période que quelques lettres de mère d’Youville. Catherine Demers pourrait avoir agi à titre officieux avant que la communauté ne se structure, ce qui ne laisse aucune trace aujourd’hui. Cela pourrait expliquer en partie son absence de la mémoire de la communauté.

À compter de la prise en charge de l’Hôpital en 1747, les trois fondatrices et associées doivent trouver comment financer l’institution après avoir déboursé plusieurs milliers de livres pour éponger les dettes des frères Charon et retaper les lieux. L’Hôpital accueille désormais, en plus des pauvres hommes, une clientèle féminine : jeunes orphelines, incurables, insensées et, à la demande du curé Déat, les filles de mauvaise vie[98]. Selon la tradition, en plus de la charité de quelques particuliers et du revenu des quêtes,

les travaux à l’aiguille étaient la ressource par excellence de nos mères. Délicats ou grossiers, tous étaient acceptés, dès qu’ils étaient licites et promettaient d’améliorer la condition de leurs protégés. Cette indifférence était reconnue, et, voyait-on quelque personne embarrassée par un travail pénible ou répugnant, on ne manquait pas de lui dire : allez chez les soeurs Grises, elles ne refusent jamais rien[99].

Cet extrait laisse entendre que les religieuses font acte d’humilité en exécutant elles-mêmes ces travaux.

Bien que des auteurs aient affirmé que les religieuses cousent des tentes et des uniformes, les états de compte annuels ne précisent pas le type d’ouvrages que fournit la communauté[100]. De plus, nous avons vu que tous les types de vêtements ne peuvent être exécutés par n’importe qui. En France, les marchands drapiers qui prennent les contrats de fourniture de l’armée partagent la confection entre les tailleurs de leur entourage. Ceux-ci coupent les culottes, vestes et justaucorps commandés dans les tissus fournis par le marchand et les font coudre par de nombreux ouvriers et couturières[101]. Si on accepte l’idée non prouvée que les soeurs produisent des uniformes, on peut supposer qu’elles ont procédé de la même façon, sous-traitant la coupe ou la couture, à moins que quelqu’un à l’intérieur de la communauté ne possède l’expertise nécessaire pour la coupe d’uniformes et la supervision d’une équipe de couturières[102]. L’infirmier tailleur anglais est décédé en 1751 et Catherine Demers sait couper des vestes d’hommes, mais rien n’indique qu’elle puisse tailler des justaucorps. On ne trouve aucune trace de fournitures de pièces d’uniformes prêtes à assembler.

Les états de compte révèlent toutefois autre chose : que les religieuses agissent à titre de contracteurs dans de nombreux domaines, y compris la couture. Un exemple parmi des dizaines : en juin 1755, les ouvrages effectués pour le compte du roi se chiffrent à 6815 livres 3 sols. Les chemises et les draps, qui ont été fournis aux « anglois et aux vénériens » que l’Hôpital a accueillis, se montent à 525 livres. En novembre 1756, le montant de la dépense pour « payer les personnes qui ont travaillé aux ouvrages pour le roy » se monte à 1446 livres 1 sol 2 deniers. Les religieuses paient donc des ouvrières pour exécuter une partie du travail de couture. Ce sont vraisemblablement des filles et des femmes pauvres qui sont hébergées à l’Hôpital ou des servantes et des engagées qui doivent être occupées en tout temps. En plus de les loger et de les nourrir, on les paie pour ce travail et cet argent leur sera utile lorsqu’elles quitteront l’institution. Peut-être (aussi ?) des femmes anonymes qui vivent en ville, des soeurs moins habiles à d’autres tâches et des pensionnaires voulant se sanctifier peuvent contribuer dans la mesure de leurs talents. Si aucune source ne le dit de façon explicite, il est logique de voir cette production supervisée par Catherine Demers, compte tenu de son expertise, unique parmi les soeurs à cette époque.

Dans quelle proportion les religieuses font-elles exécuter la couture par d’autres ? Les chiffres n’existent pas. Mais la quantité et la nature des travaux réalisés indiquent que cette proportion a pu être assez importante. Loin de nous l’idée de diminuer le travail des soeurs mais il faut être réaliste, et c’est une couturière professionnelle qui parle[103]. Les Soeurs Grises sont pendant longtemps seulement cinq ou six. Selon le règlement de vie du 1er janvier 1738, les religieuses doivent consacrer sept heures et demie par jour aux travaux et un certain temps aux prières collectives et individuelles[104]. Comment chacune pourrait-elle consacrer de nombreuses heures à la couture alors qu’il y a des pauvres malades ou infirmes qui réclament des soins en dehors de l’heure des repas ? Il est possible de coudre en priant, mais les soins demandent de la concentration. De plus, à la recommandation de mère d’Youville, plusieurs religieuses sont membres de confréries et elles ont chacune des heures d’adoration hebdomadaires. Même si les religieuses sont assistées par des domestiques et des engagés qui demeurent généralement anonymes, elles ont de nombreuses responsabilités et font des visites à domicile. Où trouver le temps de coudre autant et de rencontrer les échéances du gouvernement ou des marchands pour la traite ?

D’autres indices semblent confirmer notre impression. Toutes les Soeurs Grises ne sont même pas de bonnes couturières. Durant de nombreuses années, dans les états financiers annuels de l’Hôpital, des paiements apparaissent pour des commandes personnelles de la soeur Lasource qui ne coud pas elle-même. Bref, de la même façon qu’elles font travailler des hommes sur leurs terres, à la brasserie de bière d’épinette, aux moulins ou aux métiers, les religieuses fournissent un débouché au travail féminin. De plus, en date du 14 septembre 1748, on trouve un paiement de 225 livres (somme non négligeable) « pour les ouvrages de l’infirmier tailleur d’habits », un ancien prisonnier anglais[105]. Les deux premières supérieures de la communauté sont des gestionnaires issues du monde du commerce où elles ont des relations : Marguerite d’Youville et Thérèse Lemoine Despins, la nièce de Monière. La troisième, soeur Coutlée, a été formée comme économe par mère d’Youville elle-même, probablement de la même manière qu’un marchand forme ses commis. Catherine Demers a elle aussi été « femme d’affaires ». Tiennent-elles un Petit livre, un Brouillard et un Journal qui sert à rédiger l’état des comptes annuel qui est signé par les administratrices et doit être présenté au supérieur du séminaire pour approbation ? S’ils ont existé ces cahiers ont disparu, mais Catherine Demers avait les connaissances pour les tenir à jour puisqu’elle devait le faire auparavant pour pouvoir présenter ses propres comptes à ses clients.

Bien qu’on ignore toujours les tâches dont elle était chargée, une partie de la contribution financière de soeur Demers a été retracée dans les comptes. Elle donne 100 livres en juillet 1754 et encore 50 livres en 1755. Le marchand Labadie n’a pas dû payer régulièrement car en 1756, Catherine transfère la rente au sieur Héry, ancien associé de son frère Charles. Le marchand paiera 2500 livres et 300 livres pour les rentes qui sont dues. Déposé chez un notaire, tout le document est de la main de Catherine Demers[106]. On retrouve dans les comptes de l’hôpital, en 1757, un versement de 2690 livres 16 sols par le marchand Héry pour l’achat de la maison de la demoiselle Dessermon[107]. Selon les Engagements primitifs, Catherine n’était pas obligée de verser le produit de la vente d’un bien foncier à la communauté. Mais en 1757, on est en pleine guerre, mère d’Youville est malade au point de rédiger son testament, l’argent se fait rare et l’inflation commence.

Nous imaginons une autre contribution de la couturière. Pendant plusieurs années, les soeurs n’ont pas de costume. Leur habit est semblable à celui des veuves de qualité, une robe très simple, sans aucun ornement à l’exception d’une ceinture distinctive. En 1755, Mgr Pontbriand approuve l’habit qui lui a été présenté lors de sa visite. C’est selon sa description ecclésiastique et toute masculine « une robe grise avec deux ou trois plis[108], un tablier de coton rayé, un mouchoir noir, une espèce de frison de baptiste ou de mousseline et par-dessus, une espèce de bagnoles de gaze noire. Nous consentons que suivant l’usage de plusieurs Dames, vous portiez un petit crucifix d’argent[109]. »

Qui a réalisé ce premier prototype d’habit ? Nous aimons croire que c’est la tailleuse Catherine Demers qui avait l’expertise nécessaire pour créer de nouveaux styles de robe et de couverture de tête ayant adapté sa pratique pour suivre les modes au cours de sa carrière[110]. Elle a aussi pu se charger durant des années de confectionner, ou du moins de tailler, les habits des autres religieuses comme ceux de Louise Thaumur qui ne coud pas ou si peu. Au chapitre des dépenses, on retrouve quelques frais pour des souliers ou des bas achetés pour soeur Catherine vers la toute fin de sa vie[111]. Comme aux autres religieuses, on a dû lui fournir les toiles et les tissus pour son linge et ses habits. Finalement, à son décès en 1785, la communauté paie 12 livres pour faire chanter dix messes à son intention. Rien de bien extraordinaire si on se souvient que Catherine Demers avait réservé 100 livres pour des messes dans son testament.

En conclusion

Il existe une longue et étroite association entre couture et oeuvres de charité. Catherine Demers est une couturière de métier hautement qualifiée, au contraire de Catherine Cusson qui, selon la tradition, aurait touché à l’aiguille pour joindre les deux bouts. Elle gère vraisemblablement la production de vêtements que la communauté des Soeurs Grises donne en sous-traitance. Cela la placerait en quelque sorte en porte-à-faux par rapport au mythe fondateur voulant que toutes les Soeurs Grises cousent, mais aussi face à la notion plus générale de la noblesse des travaux d’aiguille lorsqu’ils sont effectués par de pieuses dames de qualité.

Pour d’autres femmes moins fortunées de toutes les époques, les ouvrages de couture représentent plutôt un gagne-pain. Alors où place-t-on une fondatrice qui est déjà couturière d’expérience comme Catherine Demers et qui, selon toute vraisemblance, gère une entreprise de sous-traitance[112] ? Ces activités l’empêchent de devenir plus humble à travers le travail manuel, tout en suggérant que la communauté ne vivait pas uniquement du travail de ses consoeurs, occupées à d’autres activités. On peut supposer que quelques-unes des couturières ayant appris à tirer l’aiguille auprès de soeur Demers ont pu réussir à survivre économiquement à leur sortie de l’hôpital. Si elle a pu marquer un certain temps la vie des personnes qui l’ont côtoyée – parents, amis, consoeurs, pauvres – quelles sont les raisons de l’effacement de Catherine Demers de la mémoire collective ? Elles sont peut-être liées à ses origines sociales, à son activité économique, peut-être aussi (surtout ?) à sa propre volonté de s’effacer.

La tradition insiste parfois sur la « noblesse » réelle ou supposée des premières religieuses[113]. Catherine Demers vient d’une famille d’anciens habitants[114], d’artisans et de commerçants. Elle ne peut prétendre à aucune noblesse. Sa contribution principale semble se situer au niveau temporel et, bien que l’argent soit nécessaire à l’oeuvre, le rapport des religieux aux biens terrestres est parfois ambigu. On fait grand cas de la contribution financière des laïques qui contribuent à l’oeuvre en prêtant ou en louant une maison, en donnant des contrats ou en versant des aumônes. Leurs noms parsèment les différentes histoires. Puisqu’elle a volontairement tout abandonné pour les pauvres, la contribution de Catherine Demers n’est pas (re)connue. Même le versement du produit de la vente de sa maison est mis au compte du sieur Héry, qui se retrouve sur la liste des donateurs.

Les humbles origines de soeur Demers, qui n’est pas décédée dans la fleur de l’âge, n’ont pas aidé son souvenir, ni la possible association qu’on a fait entre elle et le travail sous-contracté allant à l’encontre de l’image de toutes les soeurs l’aiguille à la main. Mais a-t-on vraiment fait cette association ? Il est certain que le prêtre Dufrost a exploité au maximum son pouvoir de premier biographe pour faire de sa mère la fondatrice, même si celle-ci n’aurait rien demandé. Mais Catherine Demers ne serait-elle pas aussi l’architecte de son propre effacement ? Charles Dufrost n’avait que huit ans au moment de la formation de la société en 1737. Lorsqu’il rédige une vie de sa mère à l’intention des religieuses, il se tourne vers les plus anciennes soeurs pour compléter ses souvenirs[115]. Il connaît bien soeur Demers et soeur Lasource, les compagnes des tout premiers jours. Lors de sa formation au Séminaire, il les a revues chaque année au moment des vacances et lorsqu’il est malade[116]. Il connaît peut-être un peu moins soeur Despins, première pensionnaire payante en 1739, et soeur Rainville, pensionnaire gratuite en 1741.

Bien sûr, certains événements ont frappé le jeune garçon : l’installation avec les pauvres en 1738, l’arrivée de Thérèse Lemoine Despins en 1739, la mort de la jeune Catherine Cusson en 1741. Il est ensuite envoyé au séminaire de Québec en 1742 où il rejoint son frère François, futur curé de Saint-Ours[117]. À compter de son ordination en 1752 et de la prise en charge de la cure de la Pointe Lévy en 1754, Charles Dufrost ne peut être aussi régulièrement en contact avec ses soeurs, comme il les appelle. À compter de 1774, trois ans après le décès de mère d’Youville, il revient à Boucherville[118]. C’est alors qu’il décide de compléter La Vie de sa mère par des Mémoires recueillis auprès des survivantes qu’il connaît le mieux. La soeur anonyme est probablement Catherine Demers, la doyenne d’entre elles. C’est donc probablement elle qui raconte les menus faits et gestes de ses compagnes et qui fournit des détails sur les qualités morales de celles-ci. Elle ne parle pas d’elle. Si nous ne pouvons connaître le détail des conseils des confesseurs de Catherine Demers, avant et après son entrée en religion, nous savons que les prêtres de Saint-Sulpice avaient pour mot d’ordre « servir Dieu sans faire de bruit[119] ». Cette idée correspond à la mentalité catholique post-tridentine qui est encore présente chez plusieurs à Montréal au xviiie siècle. Les valeurs apprises auprès d’Antoine Déat, des autres Sulpiciens et de Marguerite d’Youville – vie chrétienne, oubli de soi et humilité – ont probablement amené Catherine Demers à s’effacer devant le souvenir de sa Mère et de ses amies.

Lors de l’enquête d’Antoine Sattin, 43 ans après son décès, presque toutes les religieuses qui ont côtoyé soeur Demers sont décédées. La réputation des Soeurs Grises comme couturières pourrait s’appuyer dans les faits sur l’expertise de l’une des fondatrices qui, avec une discrétion qu’on pourrait qualifier de sulpicienne, a eu le pouvoir de s’effacer de la mémoire de sa communauté.

Nous espérons avoir réussi à répondre dans cet article, du moins en partie, à Albina Fauteux qui n’avait qu’un regret après avoir terminé son ouvrage sur l’Hôpital général.

Que l’on n’ait pas songé à recueillir les traits qui ont constitué la physionomie morale de nos aînées. Les fragments de notes que nous venons de reproduire nous ont sans doute permis d’admirer la générosité de leurs débuts et la constance de leur dévouement. Mais ce ne sont là que des traits généraux. Que de traits personnels, que de pensées, que d’actes, restés enfouis, eussent répandu une douce lumière sur leurs vertus[120].

Comme l’a fait Donna Merwick auprès du très discret notaire du xviie siècle Adriaen Janse, devrions-nous maintenant nous excuser auprès de Marie Catherine Demers Dessermon pour avoir raconté notre version de son histoire, alors qu’elle-même semble avoir choisi de s’effacer[121] ?